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Rue de Paris : 180 ans d’histoire abattus par une pelleteuse
Construite en 1838, détruite en 2018. La vieille maison de pierre, rue de Paris, n’est plus. Disparues aussi les petites cases créoles des rues La Bourdonnais et Pasteur. Le patrimoine réunionnais se meurt «par manque d’émerveillement», victime d’une course effrénée : gagner du temps, de l’espace. Gagner, gagner… jusqu’à en perdre son âme.
La vieille case de 180 ans n’est plus
Une vieille maison de 180 ans a été démolie [juillet 2018], angle des rues de Paris et de la Compagnie. Cette bâtisse [maison Bénard du nom de ses derniers propriétaires], blanche dans sa dernière période, présentait la particularité d’avoir été construite en pierre.
Construite par le négociant Auguste Langloit, elle était sortie de terre en 1838, bien avant l’ancien hôtel de ville inauguré en 1860, juste en face. Dans son prolongement rue de Paris, se trouvait un magasin de pierre avec six arcades en devanture dont il ne reste plus aujourd’hui que la façade [suite à un incendie en 2015] et qui accueillait dans ses derniers temps une boulangerie. L’emplacement suivant était autrefois occupé par une magnifique case créole en bois [maison Macé] arborant elle aussi des arcades au rez-de-chaussée [voir photo ci-dessous, source : CCIR].
Construite en 1855/1856, et photographiée vers 1905, cette maison en bois a appartenu à des négociants puis a été rachetée en 1972 par la Chambre de Commerce et [malheureusement…] détruite pour «permettre» l’agrandissement de l’aile Nord du bâtiment actuel de la CCIR.
180 ans d’histoire abattus par une pelleteuse en 2 jours
Le 12 juillet 2018, les engins de démolition sont entrés en action face à l’ancien hôtel de ville : la maison de pierre qui se dressait là depuis 180 ans est tombée sous les coups de boutoir des engins. Pourtant, elle avait été repérée sur le plan de l’aire de valorisation du patrimoine comme bâtiment d’intérêt architectural «traditionnel» depuis 2013.
Cela se passe dans la plus grande ville d’outremer, labellisée «Ville d’art et d’histoire».
«Cette maison était l’une des deux maisons en pierre de la rue de Paris et, à ce titre, compte tenu de sa rareté, elle méritait que l’on se batte pour la conserver, déclare Bernard Leveneur, auteur notamment d’un ouvrage consacré à cette artère emblématique de Saint-Denis1. Je suis ému jusqu’aux larmes. Cette rue de Paris que je connais si bien et que je croyais sanctuarisée depuis les années 1990… Rien n’est gagné dans la défense du patrimoine réunionnais. Depuis 1838, cette maison marquait l’angle des rues de Paris et de la Compagnie. En deux jours, 180 ans d’histoire urbaine ont été abattus par une pelleteuse».
Le syndrome de la dent creuse
Pour légitimer la destruction de la «vieille maison de pierre» — qui avait «récemment» subi un incendie mais était cependant jugée «restaurable» —, le traditionnel jargon sera [peut-être] distillé comme pour d’autres cases sacrifiées2 : «bâtiment menaçant ruine», «arrêté de péril imminent», «reconstruction à l’identique», etc. Le syndrome de la dent creuse, sorte de trophée du vide présenté sur un plateau aux promoteurs, est le symptôme d’une société créole qui se délite .
Faute de mesures volontaires et efficaces pour sauvegarder l’originale, une pâle copie «à l’identique» sera [peut-être] érigée en façade. Piètre consolation mais stratégie aux apparences imparables qui offre de multiples «avantages» : libérer ce cher foncier au cœur historique de la ville, rationaliser/rentabiliser l’espace, revitaliser/valoriser le quartier, re-densifier le centre en reconstruisant la ville sur la ville, ramener de l’activité sur cette artère principale… tout en donnant l’illusion que le patrimoine est sublimé en façade, histoire de neutraliser les arguments des «nostalgiques du lambrequin et de la vieille pierre» caricaturés en passéistes fanatiques.
La «vieille maison de pierre» ne renaitra pas de ses cendres
Trop facile. Dans la chaîne complexe des responsabilités, les plus-values réalisées permettront-elles de rénover un autre patrimoine en péril ?
Nous ne voulons pas de copies : laissez-nous les originaux lorsque la rénovation est possible. La «vieille maison de pierre» n’existe plus et quoi que l’on fasse, elle ne renaitra pas de ses cendres, n’en déplaise aux adeptes de la façade à l’identique.
La «reconstruction certifiée copie conforme» n’est qu’un alibi qui permet de «reformater» le paysage urbain en une succession de trompe-l’oeil, «à la manière de Cinecitta mais sans l’art».
Une alchimie complexe qui fait que l’on se sait ici
Et s’il n’y a pas de reconstruction à l’identique, l’emplacement sera [peut-être] transformé en parking [voir dernier exemple en date rue Félix Guyon], le temps qu’un «machin» style néo-créole sans âme ou standardisé fasse son apparition dans le paysage.
Un urbanisme qui n’oppose pas patrimoine et modernité est pourtant possible dans cette île dont la mémoire se dilue peu à peu. «Faire cohabiter gestes et volumes futuristes, demeures coloniales et expression populaire et généreuse de l’architecture créole», c’est possible.
Le patrimoine architectural réunionnais se décline sous divers styles, tous dignes d’être « réhabilités » autant sur le terrain que dans les esprits et les représentations : boutiques chinois, usines délabrées, petites cases, bâtisses industrielles, entrepôts désaffectés, maisons coloniales, édifices religieux…
Tous participent de notre identité et s’inscrivent dans l’équilibre et la composition minutieuse de notre paysage urbain et non urbain. Une alchimie complexe qui fait que l’on se sait ici, à La Réunion.
Et un jour, les engins débarquent
Si certaines cases de la rue de Paris ont bénéficié de moyens pour leur préservation [et c’est tant mieux], on ne peut pour autant s’en contenter. Quelques rues plus loin, la décrépitude gagne du terrain et la bataille de l’immobilier. Urbanisme amnésique au béton tapageur… Les petites cases créole sont peu à peu écrasées.
Ne blâmons pas les propriétaires : nombre d’entre eux n’ont pas les moyens d’entretenir ou de rénover leur bien et même quand ces constructions ont été officiellement recensées comme patrimoine remarquable et «interdites de démolition» [voir photo à la fin de cet article], elles s’étiolent lentement mais sûrement jusqu’au stade où la restauration n’est plus possible. Et un jour, les engins débarquent. Fin de l’histoire.
Au 51 de la rue La Bourdonnais [voir photos ci-dessous], blottie contre un haut mur, elle émergeait à peine d’un fouillis de verdure. Avec sa façade recouverte de bardeaux, ses lambrequins accrochés au auvent, sa varangue carrée, elle déclinait en miniature les principales caractéristiques des grandes demeures créoles. Mais en toute discrétion. Le temps avait altéré peu à peu sa pimpante allure d’autrefois. Et un jour, les engins débarquent. Fin de l’histoire.
Un barreau tout en dentelle
Rue Pasteur, même destin. La petite maison était blottie contre un mur… Elle arborait un barreau tout en dentelle. Dans le quartier, le béton avait peu à peu modifié le paysage. Elle résistait, recroquevillée autour de sa petite varangue carrée.
Un passant anonyme était venu une nuit. Quand il était parti, le mur d’enceinte portait une inscription, peinte de mémoire, en majuscules et en noir.
«Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles mais uniquement par manque d’émerveillement» est une citation de Gilbert Keith Chesterton [1874/1936], écrivain anglais, poète, journaliste.
Et un jour, les engins débarquent. Fin de l’histoire. La citation orne toujours le mur.
«Un monde créole au bord de l’effondrement»
Amateur d’urbex3, le photographe Osman Badat traque les vieilles demeures, les cases oubliées, les ruines, les vestiges. Il les photographie pour témoigner de leur existence. Et ne les perd pas de vue.
Lorsque l’une d’elles est écrasée par les engins, Osman Badat revient sur place et photographie la dent creuse, le vide laissé au milieu des gravas et de la poussière. Il choisit le même angle de prise de vue pour que l’évidence imprègne notre rétine.
En 2017, Osman Badat avait présenté son travail au théâtre de Champ-Fleuri. Le titre de son exposition, «Albasama» — qui signifie «empreinte» en arabe — symbolisait parfaitement l’esprit de sa démarche artistique : témoigner de l’empreinte laissée par «un monde créole au bord de l’effondrement».
«Equilibre durable entre croissance urbaine et qualité de vie»
La «vieille maison de pierre» du rond-point de la Victoire et les petites cases des rues La Bourdonnais et Pasteur ont donc rejoint ce monde créole effondré, perdu, désincarné.
Dans une «Recommandation concernant le paysage urbain historique»4, l’Unesco souligne qu’il constitue tant dans ses éléments matériels qu’immatériels, «une ressource essentielle pour renforcer l’habitabilité des zones urbaines, et favorise le développement économique ainsi que la cohésion sociale dans un environnement mondial en pleine mutation. L’avenir de l’humanité dépendant de la planification et de la gestion efficaces des ressources, la conservation est devenue une stratégie pour parvenir à un équilibre durable entre croissance urbaine et qualité de vie».
Un sentier qui deviendra rue de Paris
La rue de Paris est certainement l’une des expressions urbaines parmi les plus anciennes de La Réunion. Elle date de l’époque où Saint-Denis n’était qu’un hameau de quelques paillotes et cocotiers fondé en 1669 par le premier Gouverneur, Étienne Regnault.
«En effet, tandis que le gouverneur habitait au bord de la mer, entouré de quelques familles et du curé, d’autres colons s’étaient installés au Camp de Lorraine, c’est-à-dire à l’emplacement actuel du Jardin de l’Etat : il y avait donc des allers et venues entre ces deux groupes d’habitation, le long de l’ancien lit du Ruisseau des Noirs»5. C’est donc déjà le tracé de la future rue de Paris.
Le village s’organisera au fil du temps autour de ce «sentier» qui fait office de colonne vertébrale. En 1725, ce cheminement prend le nom de «grande rue», puis «rue Royale» [1733/1789], «rue Impériale» [1802/1811], «rue Royale» à nouveau en 1815, «rue de Paris» [1848], «rue de la Victoire» [partie basse, 1923, année de l’inauguration du monument de la Victoire].
Fin de l’histoire…
En 1733, M. Paradis dresse le plan du village qui compte 350 habitants. De part et d’autre de la grande rue, des emplacements ont été attribués à une quinzaine de familles et des rues perpendiculaires ont été ouvertes.
En 1738, Saint-Denis devient le chef-lieu de l’île. En 1827, le plan Schneider fait apparaître un petit rond-point au croisement avec la rue de la Compagnie. La même année, un arrêté municipal interdit l’emploi du bardeau pour des raisons de prévention contre les incendies. Les constructions en pierre sont favorisées.
C’est en 1838 qu’est édifiée la «maison de pierre», en bordure du rond-point, face à la maison Azéma laquelle sera achetée et détruite pour l’édification de l’hôtel de ville.
Et un jour, en 2018, les engins débarquent. Fin de l’histoire.
7 Lames la Mer
Merci à Bernard Leveneur et à Osman Badat.
Lire aussi :
- Paris : le pavillon oublié de La Réunion
- Le secret de la maison qui n’existe plus (1)
- 7 Lames la Mer persiste et signe : cette maison n’existe plus ! (2)
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- Allons bat’ carré à Saint-Denis en 1937
- Les derniers jours d’une «boutique chinois»
Orientations bibliographiques : « La rue de Paris, Saint-Denis de La Réunion« , Bernard Leveneur, Epsilon Editions • «Les gouverneurs de La Réunion», Raoul Lucas, Mario Serviable, Éditions du CRI, 1987 • «Saint-Denis de La Réunion, la clef du beau pays», Mario Serviable, 1988 • «Les cahiers de notre histoire», n°12, Éditions Lacaze, 1988 • «Le patrimoine des communes de La Réunion», Flohic Éditions, 2000 • unesco.org • «Saint-Denis en cartes», Eric Boulogne, Jean-François Hibon de Frohen, Daniel Vaxelaire, Orphie, 2013. Etc.
Réalités émergentes Réunion, Océan Indien, Monde.
Presse, Edition, Création, Revue-Mouvement.
- « La rue de Paris, Saint-Denis de La Réunion« , Bernard Leveneur, Epsilon Editions.
- Lire à ce sujet :
• Le secret de la maison qui n’existe plus (1)
• 7 Lames la Mer persiste et signe : cette maison n’existe plus ! (2)
• Angélique plus chanceuse que Valentin (3)
• Fragments de l’intimité d’une case créole disparue (4)
• Ci-gît «l’imposte remarquable» sur le trottoir (5). - Urbex : exploration urbaine (de l’anglais «urban exploration») de lieux abandonnés, interdits ou difficiles d’accès.
- http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=48857&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html.
- Source : «Les cahiers de notre histoire», 1988.