Les savates deux-doigts pilonnent le carrelage au rythme de la musique. La voilà loin en arrière,…
James Baldwin : «Je ne suis pas votre nègre»
«Hannibal, 24 ans, bon caractère — Lavenda, 20 ans — Prince, chauffeur, 27 ans — Betsy, nourrice, 40 ans — nourrisson, 9 mois»… Liste extraite d’une annonce de vente d’esclaves [19ème siècle] aux Etats-Unis d’Amérique. «Marie Nathalie, 4 ans, noire — Marie Barbe, 41 ans, mulâtresse — Ursulette, 51 ans, noire, sourde — Parfait, 45 ans, malgache rouge»… Extrait du recensement [1843] des esclaves de Mme Desbassayns à La Réunion. «Je ne suis pas votre nègre», film de Raoul Peck, réalisé à partir des écrits de James Arthur Baldwin, explore la condition des Noirs aux USA. Hier et aujourd’hui.
Les sinistres listes…
«Tamir Rice, 2002-2014 — Trayvon Martin, 1995-2012 — Aiyana Stanley-Jones, 2002-2010 — Christopher McCray, 1996-2014 — Cameron Tillman, 2000-2014 — Amir Brooks, 1997-2014 — George Floyd, 1973-2020»…
La liste est encore longue de ces Noirs américains victimes de violences policières. Elle ramène à la surface de notre mémoire l’exemple de ces deux listes — non moins sinistres — qui ouvrent notre article : celle extraite d’une annonce de vente d’esclaves [19ème siècle] aux États-Unis d’Amérique et celle extraite du recensement des esclaves de Mme Desbassayns à La Réunion [1843].
«Nous ne dansions pas sur le bateau»…
«L’homme noir n’a jamais été aussi docile que les blancs voulaient le croire. C’est un mythe. Nous ne dansions pas sur le bateau. Nous tentions de survivre à ce système brutal».
Celui qui parle ainsi est un écrivain et poète américain, né le 2 août 1924 à New York, et mort le 1er décembre 1987, à Saint-Paul-de-Vence, en France : James Arthur Baldwin, considéré par le FBI [1966] comme un «individu dangereux» susceptible de menacer la sécurité des États-Unis.
«En Amérique, je n’avais de liberté que de me battre, jamais de me reposer», raconte James Baldwin dans le film de Raoul Peck : «Je ne suis pas votre nègre».
7 Lames la Mer
«Soyez patients…»
Réalisateur haïtien, Raoul Peck signe un film documentaire intitulé «Je ne suis pas votre nègre» [«I’m not your negro»] qui évoque la ségrégation raciale aux USA, en s’appuyant sur les écrits de l’écrivain engagé, James Baldwin, une des figures emblématiques qui ont œuvré pour dénoncer cette plaie de la société américaine.
À partir de nombreuses archives — films, photos, émissions de télévision, etc. — Raoul Peck retrace l’histoire contemporaine de la lutte incessante des noirs américains pour simplement être considérés comme des êtres humains à part entière. Il démontre comment des manifestations de la communauté noire, pour le moins légitimes, ont été présentées comme des actes terroristes alors même qu’elles étaient le plus souvent pacifiques.
«Je ne suis pas votre nègre» explore la lutte de James Baldwin, à travers ses conférences, ses interventions à la télévision ou sa participation aux manifestations. Il nous fait partager ses réflexions, ses prises de conscience et ses relations amicales et idéologiques avec les leaders noirs engagés pour la reconnaissance des droits civiques.
Ces grands noms de la cause noire… Medgar Evers abattu en 1963 dans son garage, Malcom X abattu en 1965 lors d’un meeting, Martin Luther King abattu en 1968 sur le balcon du «Lorraine Motel» à Memphis. Assassinés comme l’ont été et le sont encore nombre d’anonymes du seul fait de la couleur de leur peau.
Raoul Peck signe un film implacable, précis et sans concession, nourri des écrits et de la parole de James Baldwin. Il met dix ans pour finaliser ce projet qui lui tient à cœur. Pour pouvoir exploiter à sa juste mesure la masse de documents sur le sujet. Le montage, le rythme, les raccords, l’image et la musique en font une œuvre cinématographique à part entière.
Il est effarant de voir, bien après le Ku Klux Klan et la Seconde Guerre mondiale, ces images d’une foule de blancs brandissant des croix gammées face à des citoyens noirs qui défilent pacifiquement. La vision de ce qui constitue encore les fondements d’une partie de la société blanche traditionnelle américaine est-elle grossie, exagérée ? Raoul Peck — ou plus exactement James Baldwin — nous démontre qu’il n’en est rien et que «Je ne suis pas votre nègre» n’est en rien un «film de propagande».
Le problème remonte aux origines de la naissance de cette nation constituée sur un génocide, celui des Indiens, puis sur l’exploitation des esclaves noirs. Combien de westerns ont entretenu, pendant des dizaines d’années, le mythe de l’homme blanc civilisateur face aux «sauvages» qu’étaient les indiens ? Westerns que James Baldwin regardait aussi enfant avant de réaliser que l’Indien, c’était lui…
À 24 ans, James Baldwin s’était expatrié à Paris pour fuir la ségrégation et la difficile condition des homosexuels aux USA. C’est l’affaire Dorothy Counts qui le convainc de revenir aux États-Unis en 1957 pour reprendre le combat sur place. Cette jeune fille de quinze ans est la première Noire à avoir accès à un lycée ségrégationniste.
Elle bravera la foule haineuse de blancs — qui l’injurient, lui crachent dessus et la menacent — pour pouvoir, sous escorte des autorités, faire sa rentrée au Lycée Harry Harding. Elle n’y restera que quatre jours. Elle poursuit encore actuellement la lutte pour les droits civiques en matière d’éducation.
Sollicité, Bob Kennedy n’avait pas souhaité s’impliquer dans cet évènement, recommandant la patience à James Baldwin et déclarant que dans quarante ans, il y aura un président noir américain. Baldwin a alors répondu non sans humour : «C’est quand même bizarre, nous on est là depuis 400 ans. Vous, vous venez à peine de débarquer et vous nous faites la leçon en nous disant “soyez patients, si vous êtes gentils, dans 40 ans, vous aurez un président noir”…» L’apparition rapide de Barack et Michelle Obama dans ce documentaire est alors d’autant plus poignante si l’on considère le nouveau président que la société américaine a choisi ensuite.
Pour autant «Je ne suis pas votre nègre» et surtout les propos de James Baldwin ne s’adressent pas aux noirs ou aux blancs mais avant tout aux êtres humains que nous sommes. Ils nous renvoient à nos responsabilités. À la notion qu’avant tout, tout dépend de nous. James Baldwin, et c’est sa force sans doute, ne se veut pas pessimiste : «je ne peux pas être pessimiste car je suis vivant», déclarait-il.
Guy Martin
Juin 2017
Les photos qui illustrent cet article sont majoritairement extraites du film de Raoul Peck.
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