La Belle Étoile, sa terrasse, ses bains et sa légende créole

Allons boire une limonade à «La Belle Étoile» ! Un vieux rêve… même si l’enseigne et la mythique terrasse perchée sur les toits sont toujours là, oubliées dans le décor urbain. Ce fut l’un des premiers «cafés modernes» de la ville de Saint-Denis, un endroit «branché», ouvert en 1933, où l’on venait danser et scruter au loin vers l’océan pour tenter d’apercevoir… l’île Maurice. On y prenait aussi des bains ! Rendez-vous à La Belle Étoile.

'La Belle Etoile'... et sa célèbre terrasse. A gauche sur la photo, on distingue le mur en 'galets ronds' de M. Eugène Rapady.
‘La Belle Etoile’ et sa célèbre terrasse. A gauche sur la photo, on distingue le mur en ‘galets ronds’ de M. Eugène Rapady.

Chronique nécrologique des lieux disparus


Construit en 1932, le bâtiment de «La Belle Étoile» a miraculeusement échappé aux coups de boutoir de la spéculation, des bulldozers, cyclones, incendies, «promoteurs-nettoyeurs» sortis tout droit d’un film de Tarentino et autres calamités qui réduisent petit à petit l’âme de Saint-Denis à une chronique nécrologique des lieux disparus : l’hôtel de l’Europe, le vieux théâtre, la chapelle de Notre Dame des Victoires, la chapelle de Saint-Thomas des Indiens (en ruines), le bar nocturne «Chez Marcel»1, etc…

Et n’oublions pas les nombreuses cases créoles et boutiques chinois définitivement rayées de la carte2 !

«La Belle Étoile», elle, est toujours debout ! Elle résiste dans l’oubli. Le bâtiment et ses balcons en dentelle de fer forgé marquent l’angle des rues Jules-Olivier et Félix-Guyon. Sur le fronton, l’inscription «Terrasse de la Belle Étoile – 1932-33» a toujours fière allure malgré la patine du temps et l’indifférence des passants.

Cela fait bien longtemps que le «tout-Saint-Denis» a déserté ces lieux autrefois si courus qui connurent leur heure de gloire à partir de 1933. Ici, on se donnait rendez-vous pour faire la fête, courtiser les demoiselles, danser au son d’un orchestre de bal, rire, boire la limonade fabriquée au rez-de-chaussée par Eugène Rapady. Cela se passait sur les toits… ou plutôt sur la fameuse terrasse située sur les toits.

La Terrasse de la Belle Etoile par le photographe Nicolas Valmont.

Douches écossaises à la Belle Étoile


Cela se passe le jeudi 13 juillet 1933 : on inaugure la Terrasse de la Belle Étoile. La presse s’en fait l’écho quelques jours plus tard : « Nombreuse et sélecte affluence jeudi soir à l’inauguration de la Terrasse de la Belle Étoile. On y respire bien et on consomme de même. Elle connaîtra bientôt la grande vogue. Bravo Rapady ! »

La grande vogue de la Terrasse de la Belle Etoile n’est pas qu’une tournure journalistique ; elle se traduit dès l’ouverture au public par des initiatives audacieuses et innovantes de la part du couple Rapady qui dirige l’établissement.

Ainsi, un mois à peine après son inauguration, la Terrasse de la Belle Etoile propose des bains ! Voilà qui est original. Pour 2,50 Fr, des installations prévues spécialement pour les bains accueillent les clients : « Vous avez dans une même salle une bonne douche et baignoire avec eau chaude et froide», avec des lances pour les amateurs de douches écossaises. Et à l’approche des grosses chaleurs, Eugène Rapady publie des réclames dans la presse : « La saison d’été est arrivée. Pour prendre des bains, pour consommer à l’air pur, pour vous rafraîchir, pour vous approvisionner en bière, limonade, soda et glace ainsi qu’en toutes boissons les plus fines, vous ne devez vous adresser qu’à la Belle Étoile».


Londres, New York, Mada, en direct de la Terrasse


Ce qui fait l’originalité du lieu, c’est sa « vue panoramique splendide» et les slogans imaginés par le patron : « Un bain, un apéritif», « La station d’été», « Prix à la portée de tous», « Le bon air frais des hauteurs», « Jeunesse, préparez-vous», etc.

Eugène Rapady et sa femme sont des entrepreneurs dynamiques. Ils ne se contentent pas de tenir un établissement, ils organisent des évènements : réveillons de Noël et du 1er de l’an, mariages, tombolas, apéritifs dancing, bals, bals travestis, matchs de boxe, tirs à la carabine, numéros d’acrobatie, fêtes familiales, séances récréatives pour les enfants, etc. De nombreuses réunions, réceptions et rencontres prennent place sur leur célèbre Terrasse : l’association réunionnaise des auditeurs de TSF tient là une réunion mensuelle ; le vélo-club dionysien, la société de boxe et de culture physique de La Réunion, des organisations politiques ou syndicales, les chauffeurs de taxis, les agents du Trésor… Tout ce monde se retrouve sur la Terrasse de la Belle Etoile. Et le couple Rapady crée le « Cercle de la Belle Etoile» dont l’objet est d’offrir à la jeunesse « toutes sortes de distractions».

En 1935, ils font l’acquisition d’un nouveau poste de TSF et invitent les clients à venir « se divertir tous les soirs à partir de huit heures en écoutant les nouvelles du monde ou les grands concerts européens tout en humant l’air frais des hauteurs», promettant des séances de « communication avec Paris, Londres, New York, Madagascar»…

En plus du bar situé sur la Terrasse, le couple Rapady se spécialise dans l’épicerie et propose des produits très variés : fromages pays, sorbets, vins et liqueurs (Cusenier), rhums (Chalet), chocolats, dragées, biscuits (Huntley et Palmers), gâteaux, conserves, saucissons, jambons (Olida), achards (Orrico) et la spécialité de la maison : les sodas et limonades Rapady, « les seules fabriquées avec de l’eau filtrée qui vous empêcheront de contracter certaines maladies microbiennes !»

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Un «pain de manioc» très apprécié des clients


Ce haut-lieu de la vie dionysienne a pourtant laissé peu de traces dans les souvenirs et encore moins dans les récits et la littérature. C’est dans un ouvrage de Victor Petit de la Rhodière, «Les affamés de Saint-Denis» publié en 1977, que l’on trouve cependant une évocation de la Terrasse de la Belle Étoile, pendant la seconde Guerre mondiale.

«Faute de farine de blé, toutes les boulangeries de l’île sont en chômage, écrit Victor Petite de la Rhodière sur cette époque de famine. Toutes, à l’exception d’une seule ; la plus importante de Saint-Denis, “Au blé de France”, située rue Félix-Guyon, tout près de la rue du Grand-Chemin et à quelques pas de la «Terrasse de la Belle Étoile» qui fait encore la fierté de Saint-Denis de 1942».

On apprend plus loin que le propriétaire de cette fameuse boulangerie, un jeune «zarabe» de 38 ans, Ibrahim Ismaël Dindar, confronté à la pénurie, va alors expérimenter un «pain de manioc» qui sera très apprécié des clients… mais l’on n’en sait pas plus sur «La Belle Étoile».

Nous avons donc sollicité les souvenirs d’un homme qui a connu la belle époque de «La Belle Étoile». Souvenirs d’un écolier… «On allait tous les midis au rez-de-chaussée de la “Terrasse de La Belle Étoile” parce que, là, il y avait un fabricant de pains de glace. Il s’appelait Monsieur Rapady et il avait des machines pour fabriquer de la glace ! Cela intéressait les écoliers que nous étions et en plus, c’était sur le chemin pour rejoindre l’école des frères. Une véritable aubaine !»

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Méfiez-vous du glaçon coloré…


Les machines à fabriquer de la glace d’Eugène Rapady — qui fut auparavant chauffeur du Gouverneur — font un boucan d’enfer mais le commerce marche bien. «On allait chez M. Rapady chercher un morceau de glace pour avoir de l’eau fraiche au repas de midi, se souvient notre interlocuteur. La glace se vendait aussi par pains qui mesuraient environ un mètre mais M. Rapady cassait des petits morceaux que l’on achetait pour quelques centimes (5, 10 ou 20) selon la taille du morceau. Il fabriquait aussi de la limonade et vendait du sirop au litre».

En 1936, grâce à l’acquisition d’un nouvel appareil, la fabrication de glace par Rapady s’élève à 2,5 tonnes par jour. Equipée de « filtres alcalins», la machine permet de produire une glace pure et la publicité dans la presse prévient les consommateurs : « Méfiez-vous du glaçon coloré. Chez Rapady, vous aurez toujours de la glace transparente !»

Eugène Rapady va plus loin encore : il informe les « ménagères, commerçants, hôpitaux et cliniques» qu’il est à même de leur fournir « une eau filtrée d’une limpidité parfaite, même par temps de pluie» et dans un « but humanitaire», il offre à titre gracieux au public « une eau filtrée très claire», à récupérer matin et soir à la Terrasse de la Belle Etoile « qui leur réservera toujours son meilleur accueil. Il est toutefois recommandé de se munir de récipients en verre, ceci afin d’éviter l’altération de l’eau qui perdrait de sa limpidité dans tout autre vase». A une époque où l’eau pouvait propager toutes sortes de maladies (dengue, fièvres typhoïdes, poliomyélite, etc.), c’était une aubaine d’avoir accès à une eau « purifiée».


«La limonade Rapady, pardi !»


La célèbre limonade Rapady ! Elle est évoquée dans un article signé Christian Fontaine et publié sur le site «Défense patrimoine Réunion». Intitulé «La vie d’une famille dans le Saint-Denis des années 1950», cet article témoigne du succès de la fameuse limonade : «On achetait les oranges chez Timol et chez Rapady, qu’allait-elle chercher, maman ? La limonade Rapady, bien sûr !!» On croirait presque le texte d’une réclame : «La limonade Rapady, pardi !»

En avance sur les pratiques de son époque, Eugène Rapady imagine un stratagème pour attirer l’attention du public sur sa fameuse limonade… Il lance dans la presse une campagne de publicité énigmatique autour d’un sigle qui restera d’ailleurs énigmatique : « M.V.I.»… Puis il fait paraître un encart qui explique : « Pour répondre aux nombreuses demandes qui nous furent adressées, nous nous empressons de faire savoir que M.V.I. n’est pas une énigme ni une devinette pour distraire les gosses. M.V.I. est une excellente boisson, dont seul Monsieur Eugène Rapady, par son ingéniosité, a su trouver la composition qui doit donner à la limonade un goût, un arôme exquis. La M.V.I. Rapady plaît au palais le plus délicat…»

L’entrée pour accéder à la Terrasse de «La Belle Étoile» était située rue Charles-Gounod (actuelle rue Jules-Olivier). Il fallait ensuite emprunter un petit escalier en colimaçon et l’on arrivait au grand air, sur la Terrasse, sur les toits de Saint-Denis !

On pouvait alors écarter les bras comme bien des années plus tard Leonardo à l’avant du Titanic : on était les maîtres du monde ! Du moins avait-on une vue plongeante sur le petit monde créole… depuis cette terrasse réputée pour être à l’époque une des constructions les plus élevées de Saint-Denis.

La Terrasse de la Belle Etoile, croquée dans « Chroniques du Léopard », par Appollo et Tehem. Dargaud 2018, Paris.

«La nuit, on voyait à peine quelques petites lueurs»


«C’était certainement l’un des premiers bâtiments relativement hauts de Saint-Denis, poursuit notre interlocuteur. Il était aussi remarquable parce que c’était le premier bâtiment construit en partie avec des roches du bord de mer sur la façade… Vous savez, les galets ronds. C’est M. Rapady qui avait eu cette idée et la technique a depuis été souvent reproduite. D’ailleurs, cette façade en galets ronds est toujours visible je pense, sur l’aile située rue Félix-Guyon».

Lorsque les premiers pick-up arrivent dans l’île, la «Terrasse de la Belle Etoile» s’équipe de cet appareil dernier cri. Et les clients se pressent autour du pick-up pour écouter de la musique, raconter des games aux demoiselles, et boire la limonade Rapady.

«C’était impressionnant pour l’époque de découvrir Saint-Denis de la «Terrasse de la Belle Étoile», se souvient notre écolier bien des années plus tard. La nuit, on voyait à peine quelques petites lueurs parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’électricité en ce temps-là».

L’ambiance sur la Terrasse de la Belle Etoile, reconstituée dans « Chroniques du Léopard », par Appollo et Tehem. Dargaud 2018, Paris.

La légende de la Terrasse de la Belle Étoile


Et comme presque tous les édifices réunionnais, celui-ci a aussi «sa» légende… Et elle a vite fait le tour de la ville, agissant mieux que n’importe quelle réclame : d’aucuns prétendent que du haut de la «Terrasse de la Belle Étoile», par beau temps, si l’on a de bons yeux, un peu de chance et beaucoup de patience, on peut apercevoir au loin, dans l’océan Indien, les côtes de l’île Maurice !

Ils sont donc nombreux à se précipiter sur le toit de l’immeuble pour tenter de voir l’île soeur… mais ils ont beau écarquiller les yeux, fouiller l’horizon, se munir de jumelles, il faut tout de même faire preuve d’une grande imagination et avoir une bonne dose de conviction pour espérer discerner le spectre de Maurice.

«C’était une légende bien-sûr, cette histoire de l’île Maurice visible depuis la terrasse. Moi, je n’ai jamais réussi à la voir», conclut notre ami avec une pointe de nostalgie avant de replonger dans le ciel de ses souvenirs, les yeux emplis d’étoiles.

Nathalie Valentine Legros


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Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.

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