D’origine réunionnaise, la danseuse Ranoumé a brillé quelques années au firmament des nuits parisiennes, dans le…
«Chez Marcel», derrière la porte en fer…
Avril 1991, minuit. Ma petite Fiat jaune s’engouffre dans la ruelle Chinois déserte, se faufile entre les nids-de-poule et trouve sa place devant le plus célèbre « cabaret » de Saint-Denis et de La Réunion : « Chez Marcel ». L’entrée est cadenassée par une chaîne bien serrée. Il suffira de frapper fort à la porte en fer pour que les yeux bleus de Marcel surgissent dans le noir. Ce soir-là, la porte s’entrebâille une dernière fois.
Lorsque les yeux bleus de Marcel virent au gris…
En cette nuit d’avril 1991, dans le fénoir1 de son restaurant-bar, Marcel Coupama m’invite à prendre place sur le banc, derrière la grande table un peu bancale et sa nappe en plastique aux fleurs fanées, tandis que le chien cale son derrière près de l’entrée, oreilles dressées.
Pour la première fois depuis 1962, son cabaret, comme il l’appelle, est fermé. Traits tirés, voix lente, il lâche : « je ferme définitivement ».
Le jeu de miroirs qui lui servait à surveiller les clients répartis dans les trois salles en enfilade me renvoie le reflet d’un homme usé. « Chez Marcel », c’est fini. Ses yeux bleus ont viré au gris. Il ravale quelques larmes. Moi aussi. Et souffle sur la boîte à souvenirs ; le couvercle se soulève.
L’effervescence du quartier populaire du petit marché
Originaire du Sud de l’île, Marcel Coupama débarque à Saint-Denis en 1946 après avoir été « porteur de plis » pour la distillerie du Gol, à Saint-Louis.
A 25 ans, il pose ses valises dans l’effervescence du quartier populaire du petit marché. D’abord dans le bas de la rue Félix-Guyon, où il décroche un emploi à la boulangerie de monsieur Ibrahim Ismaël Dindar, « Au blé de France ». Puis à l’angle des rues de l’Est et du Grand-Chemin, où il travaille quelques années pour la pâtisserie « Le Dragon d’Or ».
Enfin, il s’installe rue du Grand-Chemin, dans la portion comprise entre la rue de l’Est et la rue des Limites, où il ouvre son premier restaurant-bar en 1953 : « Chez Marcel, de 3 heures du matin à 22 heures ».
Radio Brazzaville, volume à fond
Alors qu’il fait encore nuit, Marcel règle son gros poste à lampes sur radio Brazzaville, volume à fond. C’est le signal qui annonce que l’établissement est ouvert.
Arrivent les premiers clients — chauffeurs de car, bazardiers, prostituées, colporteurs, etc. — qui prennent place sur les bancs de la cantine aux murs ornés de carreaux bleus. Suivis de près par les ouvriers qui viennent se rincer le gosier avant de rejoindre leurs chantiers. A chaque heure correspond un type de clientèle.
Après le repas du midi, des habitués s’incrustent pour jouer au quine et taper les dominos tandis que, dans les grésillements, la station africaine braille en continu. Toute la journée, les clients défilent pour se ravitailler, équipés du traditionnel garde-manger en fer que Marcel remplit pour quelques pièces.
Quant à ceux qui, écrasés par la misère, n’ont même pas de quoi se payer un garde-manger, ils repartent avec de généreuses portions de caris enveloppées en vrac dans du papier.
La cloche qui sonnait à 4h30 du matin…
« La détresse, je connais. J’étais encore enfant quand j’ai pris conscience de ce qu’était la misère. Je me souviens du camp où vivait ma grand-mère qui travaillait dans les champs de cannes à sucre pour l’établissement du Gol. Je voyais les grandes maisons et à côté, le petit cabanon de ma grand-mère — un mètre cinquante de long sur un mètre de large — et la petite chapelle indienne un peu plus loin. Elle cuisait sa nourriture dehors sous quelques feuilles de tôle. On appelait ça la « cuisine courant d’air ». J’étais encore petit et je me souviens de la cloche qui sonnait à 4 heures 30 le matin pour envoyer les employés dans les carreaux de cannes où ils travaillaient jusqu’à la nuit tombée. Je n’ai rien oublié ».
Son enfance2 se passe dans le Sud de l’île, entre bord de mer et école buissonnière. Et très tôt, le travail…
« Parfois, on allait se baigner à la plage de Saint-Pierre. C’était un bord de mer qui n’était ni apprivoisé ni arrangé comme après. Je ne suis pas allé longtemps à l’école mais je me souviens que je me débrouillais en calcul et que j’étais nul en français… À l’époque, on commençait à travailler très jeune. »
Une odeur de pistaches grillées monte de l’arrière-cour
Dans un local au dessus de son restaurant-bar, Marcel installe sa petite famille. Hissés à la fenêtre de l’étage donnant vers la mer, les marmailles guettent le ballet des trains qui larguent derrière eux des écharpes de vapeur noire et longent au loin le petit cimetière.
Une odeur de pistaches grillées monte de l’arrière-cour noyée dans la fumée ; à l’aide d’un van, madame Fernand attise les braises sous le grand bac en fer blanc où crépitent ses pistaches. Elle les emballe ensuite dans de petits cornets en papier journal qu’elle dispose au fond d’un large panier.
Après l’arrêt rituel à la cantine de Marcel, elle descend le Grand-Chemin, panier en équilibre sur la tête, en direction du cinéma Rio où elle marchande ses pistaches pour quelques sous le cornet ou la pinte.
Galé, la grand Cafre du Mozambique…
C’est maintenant l’heure des livraisons à domicile ; Gérald, le fils de Marcel, distribue dans le quartier les garde-manger fumants.
L’odeur des caris remonte la rue Saint-Jacques, tourne dans la rue Sainte-Marie, plonge sur la ruelle des Trois-Couteaux puis bifurque vers la ruelle Pavée.
Sa tournée achevée, le petit Gérald se précipite pour retrouver Galé, le grand Cafre du Mozambique qui donne un coup de main à Marcel derrière le comptoir. D’une voix nostalgique, Galé chante « Anita », un vieux séga mauricien.
« Anita, resté dormi don mon baba »3…
Le rideau de fer condamné suite à des ralé-poussé
En 1962, Prisunic, le premier supermarché de l’île, ouvre ses portes en face de « Chez Marcel » et pousse le patron à déménager. Il s’installe non loin, dans la ruelle Chinois, ex ruelle Casquette. A l’arrière du Prisunic. A proximité du Grand-Chemin et du petit marché. Le cortège d’habitués emboîte le pas à Marcel et se transforme en oiseaux de nuit.
« J’ai décidé de tout changer. Au lieu de fonctionner la journée, « Chez Marcel » serait désormais ouvert toute la nuit dans ses nouveaux murs. De 20 heures à 4 heures du matin. Depuis 1962 jusqu’à la fermeture en 1991, rien ne changera dans le bar. Sauf l’entrée ».
Le large rideau de fer ouvrant le restaurant sur la ruelle Chinois a été condamné par Marcel en 1981 suite à des ralé-poussé4. Définitivement baissé. « Plus question de laisser entrer des bagarreurs ! J’ai pratiqué la boxe dans ma jeunesse. Si une demoiselle était importunée, je lui disais : « Pardon mamzelle, pousse aou in peu tention i cogne aou, mi sa fé in lacrobate »5. Et je jetais le dézordèr6 dehors ».
Suivi comme votre ombre par le molosse
Dès lors, pour entrer chez Marcel, il fallait emprunter un passage étroit sur le côté gauche, entrée dérobée et barrée d’une porte grillagée et cadenassée par une lourde chaîne que le tenancier ne déverrouillait que si votre tête lui convenait. Les clients toquaient sur la porte en fer afin de décrocher le laissez-passer.
Les yeux bleus de Marcel vérifiaient à travers une petite ouverture comme au confessionnal : « Le mauvais client reste dehors, le bon entre. Je les distingue facilement ». Des yeux bleus « qui viraient au vert quand il était en colère », se souvient son fils Gérald.
Bruit de chaînes ; la porte en fer s’ouvrait et claquait aussitôt derrière vous. Mais une seconde épreuve attendait le client, celle du molosse tapi dans le couloir, tenu court par son maître, crocs dehors. Il guettait un signe du taulier pour vous refouler. Et plus tard, s’il vous prenait l’envie d’aller aux toilettes, vous deviez vous « aventurer en équilibre instable sur deux planches faisant office de passerelle, pour atteindre les fameuses toilettes » en fond de cour, raconte le journaliste Mathieu, « suivi comme votre ombre par le molosse ».
Dormir en cachette sous la table, entre deux paniers
Soudain, du mouvement dans la rue. Le chien bondit, aboie. Marcel se dirige vers la porte en fer et jette un œil par la petite ouverture. Je l’entends parlementer avec des clients qui resteront sur le trottoir car « Chez Marcel, c’est fini ». Puis il revient s’asseoir sur le banc, face à moi, la tête baissée, fatigué. Une fatigue accumulée depuis si longtemps…
« J’ai peu dormi dans ma vie. A 14 ans, j’étais apprenti boulanger la journée et apprenti pâtissier la nuit. Quand le patron me disait de rentrer chez moi, je faisais semblant de partir et je revenais en cachette dormir sous la table entre deux paniers. Le bruit des machines qui préparaient la pâte me réveillait. J’ai travaillé dans cette boulangerie à Saint-Pierre jusqu’au début de la guerre en 1939… Et lorsque j’ai décidé en 1962 d’ouvrir mon restaurant la nuit, je n’ai pas beaucoup dormi non plus : de 5 heures du matin à 9 heures 30. Ensuite, direction le petit bazar pour le ravitaillement : volailles, saucisses, tomates, épices… Le dimanche était mon jour de fermeture et de repos. Là je dormais une journée et une nuit pour récupérer les kilos de sommeil perdus. Mais parfois aussi le dimanche, j’allais aux cérémonies indiennes à Saint-Louis. »
Les nuits dionysiennes ne seront plus les mêmes
Bientôt quarante ans se sont écoulés depuis 1953 et l’ouverture du premier restaurant-bar. Plus de neuf mille nuits blanches depuis 1962 lorsque Marcel invente la formule nocturne du second établissement. A l’heure de ce bilan impromptu, il sait que, sans lui, les nuits dionysiennes ne seront plus les mêmes.
Son cabaret était le seul lieu de la ville — et de l’île — où l’on pouvait se sustenter à une heure avancée de la nuit : jusqu’à 4 heures du matin. Inutile d’afficher le menu : les clients savaient qu’ils trouveraient là du rougail saucisses bien pimenté — « cuit au feu de bois », précise le tenancier —, du rougail pistache bien pimenté, du poulet grillé, etc. Le tout servi avec un morceau de pain ou un macatia7.
« Chez Marcel » était le refuge des insomniaques, des affamés d’après minuit et des « paumés du petit matin »8, quand les autres lieux avaient baissé le rideau et poussé dehors les silhouettes embrumées.
La musique… jusqu’aux lueurs du jour
Au sortir du bal ou de la dernière séance de cinéma, les oiseaux de nuit — les « frangins de la night« 9 — musiciens et ségatiers en tête, convergeaient vers la ruelle Chinois. Et la musique ne s’arrêtait qu’aux lueurs du jour.
Loulou Pitou, Maxime Laope10, Claude Vinh San, Julien Vauzelle, Narmine Ducap, Henri Madoré11, Arnaud Dormeuil… Tout ce petit monde était abonné au comptoir de Marcel.
Dorénavant, les noctambules seront tous un peu orphelins et s’il leur prend une envie de rougail saucisses à 3 heures du matin, ils dormiront ventre vide. Oté, les bols avalés chez Marcel à quelques pas du petit jour… Cela tenait du divin.
A droite du comptoir, trois portraits sont punaisés
Tandis que Marcel égrène son chapelet de souvenirs, mon regard s’attarde sur le décor qui m’entoure. L’antre de Marcel. Aux murs, la peinture est écaillée depuis longtemps et a oublié sa couleur d’origine. Les trois salles en enfilade sont encombrées. Partout, des tables recouvertes de toiles cirée dépareillées, des bancs, des frigos hors d’usage de la marque « General Motors » qui servent à remiser les stocks et masquent les trous de la cloison de bagapan gondolée. Partout, de vieilles photos, des publicités, des calendriers périmés aux visages bridés, des affiches jaunies de la compagnie des Messageries Maritimes, des miroirs ébréchés.
A droite du comptoir, sont punaisés trois portraits — François Mitterrand, Georges Pompidou, le général de Gaulle — qui voisinent avec une affiche électorale de Gilbert Annette promettant « Le vrai changement ». Brandissant sa carte d’adhérent, Marcel revendique son inscription au Parti socialiste depuis 1953, « mais dans mon cabaret, je reçois tout le monde sans distinction politique ».
Il confie avoir autrefois accueilli des réunions secrètes, prélude à des intrigues de la fédération et à des marchandages électoraux. Nombre d’entre eux furent menés sur les bancs de son établissement.
Une grappe de letchis secs pend du plafond
Une image du Pape Jean-Paul II trône au milieu de posters défraîchis de pin-up et de « Salut Les Copains » : Michel Sardou, Plastic Bertrand, Thierry Le Luron, Claude François… Dans un angle surplombant la salle principale, une grappe de letchis secs pend du plafond tandis qu’un petit autel est dédié à une divinité hindoue.
« Je respecte tous les Bondieux mais le mien, c’est un Dieu indien. Je tremble quand j’entends un tambour qui bat ; c’est l’émotion. Je suis né avec ce Bondieu et cela durera jusqu’à la fin. Si mon père était un marin breton vite reparti, les ancêtres du côté de ma grand-mère sont arrivés comme engagés en 1862 à La Réunion. Ils venaient de Pondichéry. Deux ou trois fois par an, je vais aux cérémonies, au Gol, à Saint-Louis. On y fait des sacrifices : coqs, cabris… J’ai déjà marché sur le feu : il faut suivre un bon carême et si on a la foi, on ne se brûle pas. Et pour soulager mes muscles fatigués, je mélange du camphre avec un peu de cendres recueillies aux marches sur le feu et je frotte ».
Derrière le comptoir vitré, identique à ceux des vieilles boutiques-chinois, un téléviseur siège, muet, au milieu des bouteilles d’alcool, des assiettes empilées, des casseroles, d’un petit réchaud à gaz, des tasses et des verres alignés, des caissettes vides.
Bras croisés, debout derrière le bar, Marcel veillait sur son monde sans un sourire. Assis près de lui, l’accordéoniste Juste Dormeuil louvoyait entre séga et musette, déversant son trop plein de mélancolie tandis que le jour se levait sur l’assemblée clairsemée des yeux rougis par la nuit blanche. C’était l’heure où les couche-tard croisaient les lève-tôt. Les macatias chauds empilés sur le bar annonçaient que c’était déjà demain.
« Chez Marcel », un melting-pot nocturne
« Chez Marcel » était devenu au fil du temps un lieu prisé des intellectuels bourgeois, des politiciens, des vedettes de passage — Bernard Lavilliers [« Je l’ai reconnu à ses tatouages » se souvient Marcel], François Deguelt, Jean-Jacques Goldman, Philippe Bouvard, Pierre Perret, etc. — qui aimaient se frotter au populaire. Ils y côtoyaient bazardiers, taximans, étudiants, marins, artistes, ouvriers, prostituées, cadres moyens, pilotes d’avion, etc.
Marcel avait inventé une synthèse créole, sorte de melting-pot nocturne, quand d’autres s’employaient à sélectionner la clientèle à l’entrée. Ici pas de tri sinon le seul imposé par le patron : les bagarreurs et ceux dont la tête ne lui revenait pas restaient dehors.
Des mains qui ont trop levé le coude tambourinent soudain à la porte. Le molosse s’excite à nouveau. Cette fois, Marcel ne se lève pas. Il frappe du poing sur la table pour faire taire la bête, hausse la voix et lance en direction de la rue : « c’est fermé ». Bruit des pas incertains s’éloignant dans la nuit. Le silence revenu, Marcel poursuit : « un soir, un gars arrivant de France a débarqué. Il avait entendu parler de moi et de mon établissement en Allemagne. J’étais étonné ».
Une scène mémorable de maloya « Chez Marcel »
La notoriété n’était pas le souci de Marcel, ni la postérité. « Chez Marcel » avait pourtant servi de décor en 1986 pour une séquence du premier feuilleton télévisé de La Réunion, « Les Flamboyants »12, tourné par le Théâtre Vollard avec peu de moyens mais beaucoup d’enthousiasme.
Quelque temps avant sa fermeture définitive, le cabaret avait aussi été immortalisé par le cinéaste Jacques Baratier13 revenu à La Réunion à l’invitation d’Alain Gili14 pour tourner un film-documentaire consacré à son ami de jeunesse à Saint-Germain-des-Prés, le peintre/poète Jean Albany : « L’ami abusif » sorti en 1992. Qui, après quatre versions [dont « Adieu Zangoune« ], devint « Mon île était le monde ».
Baratier fixa sur la pellicule une scène mémorable de maloya dans l’établissement [voir vidéos à la fin de l’article], séquence émouvante qui restitue l’atmosphère du lieu et où l’on voit le fils de Marcel, Gérald, visage statique en gros plan, réciter d’une voix hypnotique « Plime la misère »15, un texte de Jean Albany, mis en musique par le poète/maloyeur Alain Peters16 : « La misère moin l’a boire l’a rest’ dand’ mon gosier »17.
Une jubilation créole hors de toute convention
Le fils de Marcel participait à la vie du cabaret, déclamant, parodiant, crasant maloya18, piquant séga19, passant à l’occasion derrière le comptoir pour servir les clients — Gérald par-ci, Gérald par-là. Il papillonnait entre les tables, irradiant une joyeuseté féroce et contagieuse, portant haut une jubilation créole instaurée hors de toute convention.
« Ici, cela vaut toutes les salles d’attente des psychiatres, lance-t-il d’un ton facétieux. Quand on fréquente le bar de Marcel, pas besoin de psychanalyse ». Son franc-parler, sa dalonerie20 généreuse et débridée, son accent gouailleur et chantant, sa façon de tourner la langue et de mettre la pose, poings sur les hanches, et de déclencher les rires faisaient de lui une des figures de « Chez Marcel ».
Comédien, danseur, artiste touche à tout, il est l’héritier d’un monde aujourd’hui disparu et dont il témoigne inlassablement, escorté par les fantômes de cette mythique saga.
Ti-Quatorze et son barda
Un voile obscurcit soudain les yeux bleus de Marcel : les âmes du passé virevoltent autour de nous. Elles ont laissé entre les murs rapiécés des éclats de vies heurtées. Leurs brumeuses silhouettes déambulent au milieu des tables vides dans un cortège baroque qui rallume le regard d’acier du patron.
En tête, Ti-Quatorze21 et son barda, sa carcasse menue et noueuse — bouzinguée22, dirait Tiloun23 —, les cheveux ramassés sous un foulard amarré serré au menton. Elle entrait sans un mot, tête haute, lèvres pincées, guerrière à la démarche chaloupée, toisant les clients, et « faisait comme chez elle », se servant derrière le bar sans rien demander à personne, explorant le ventre des antiques frigos sous l’œil protecteur du patron.
Si vous croisiez son regard, elle vous apostrophait crûment puis tournait les talons, effrontée, vociférante, et disparaissait en gesticulant à travers les rues du quartier, condamnée à amuser la galerie avec toutes les nuances du comique et de la tragédie.
Les ombres entrelacées de Garrios et Poupette
Derrière Ti-Quatorze, deux ombres entrelacées entrent dans la danse : Garrios et Poupette. Ils survivaient dans un cabanon non loin de la plage de galets. Entre bord de mer et chemin de fer. Régulièrement, le couple remontait la rue des Limites jusqu’à la rue du Grand-Chemin pour des virées rituelles chez Marcel où il glanait sa dose d’insouciance, de gloire et d’ivresse.
Garrios, sa moustache et sa belle Poupette arrivaient au cabaret comme des stars, bras dessus bras dessous, décorés de bijoux et breloques à la manière d’un sapin de Noël, et repartaient vers leur boucan de misère auréolés par la lune, zigzaguant au milieu du Grand-Chemin.
Une forme longail24 surgit de la pénombre et se matérialise par touches : casque sur la tête, corps tout en os, habits blancs trop amples. La voix est haut perchée, le sourire discret. « C’était un habitué, confie Marcel. Et quand il saisissait sa guitare, un rond se formait autour de lui pour battre la mesure et reprendre en chœur les paroles de ses ségas. Il mettait tout le monde d’accord ».
A l’aise au milieu du peuple agglutiné au comptoir, c’était Georges Fourcade et sa guitare. « Dis bonjour à ce grand monsieur », avait un jour ordonné Marcel à son fils Gérald, alors sept ans à peine au compteur. « Bonjour monsieur », avait bafouillé le marmaille en levant la tête du haut de son mètre vingt, trouvant effectivement que le monsieur était très grand, mais pressé de retourner à ses jeux d’enfant.
Mireille, au corps androgyne tout de blanc vêtu
De la spectrale sarabande, émerge ensuite, nimbé d’un nuage d’essence Pompéïa, un corps androgyne tout de blanc vêtu. Saharienne immaculée, ongles vernis rouges, pomponnée et maniérée comme une dame de la haute, Mireille fréquentait l’établissement de Marcel deux à trois fois par semaine, où elle côtoyait le chanteur de rue, Madoré.
« Elle avait une belle voix et interprétait de vieilles romances, murmure Marcel. Elle parlait en roulant les R et annonçait la couleur : 5 frrrancs la rrromance, 10 frrrancs la chanson ». Couvreur de son métier le jour, Mireille attendait la nuit pour maquiller l’image trompeuse que lui renvoyait le miroir, tentant ainsi de corriger cette erreur de la nature et de l’état civil qui l’avait affublée du prénom Edmond alors que l’âme était féminine.
Elle chantait aussi sur les trottoirs, s’inspirant du répertoire de Gloria Lasso, de Tohama et de Dalida. « Papa, achète-moi un mari, un beau jeune homme, qu’il soit riche et qu’il soit gentil »25. A ceux qui lui manquaient de respect, Mireille rétorquait : « nous ne sommes pas du même monde ». Elle est morte victime d’un accident de la circulation.
Baba et Babé, « comme deux diables »
Dougoudoug dougoudoug. Les tambours frappent à la porte. Dougoudoug dougoudoug. Ils montent en procession du fin fond de la mémoire et apparaissent au bout du Grand-Chemin, trépidants, levant la poussière au rythme des baguettes. En tête du cortège, voici Baba et Babé, les deux jacquots du premier jour de la nouvelle année.
« Je nettoyais bien le trottoir devant le cabaret et je mettais des pièces par terre pour que les jacquots les ramassent », raconte Marcel. Peinturlurés et transpirants, Baba et Babé se livraient alors à leur pantomime désarticulée, à leurs casse-cou grimaçants, à leurs contorsions scabreuses, « comme deux diables » qui fascinaient les marmailles autant qu’ils les faisaient fuir. « Dès que j’entendais les coups de baguette, je me cachais sous le lit », avoue Gérald.
Chapeau de cow-boy, cheveux mi-longs et lunettes noires, Madoré ferme la marche de cette étrange parade. Il grattait sa guitare, jubilait, crachait par terre, fanait ses épileptiques ségas-trottoir et trouvait chez Marcel des compagnons d’errance et un auditoire complice.
Sous une arche de vieux frigos
Le cortège s’éloigne et s’évanouit, emportant dans son sillage d’autres visages un peu flous qui défilent devant les yeux bleus comme un générique de fin trop rapide. Parle-Pas et son chapeau, une femme maquillée comme une geisha, un dénommé Foi-Manie et son mètre quatre-vingt-quinze, monsieur Latour, Café et ses longues jambes, Georget l’acrobate des deux-roues et son corps couvert de cicatrices, Alain Peters et son spleen, etc.
Et le mot FIN barre l’écran noir de cette nuit blanche. Marcel me raccompagne jusqu’à la petite Fiat jaune. Le chien ne s’est même pas réveillé. Le jour est là.
Quelques semaines plus tard, la ruelle Chinois est envahie par la foule. Le samedi 20 juillet 1991, Emmanuel Genvrin et le théâtre Vollard organisent la dernière fête, soirée de soutien et d’hommage intitulée « Alé Marcel ». À midi, Marcel est l’invité du journal télévisé et le soir on pénètre dans la ruelle sous une arche de vieux frigos éclairés par des feux de chantier.
Un « style Marcel »…
Les comédiens distribuent les caris préparés par la famille Dafreville, l’animation est assurée par Tropicadéro, les Pat Jaunes, la danseuse Yun Chane, Maxime Laope28, Danyel Waro, Daniel Vabois29, Serge Dafreville, Dominique Carrère, Térésa Small, Jean-Luc Trulès, les Dormeuil, Wilhiam Zitte30, Antoine du Vignaux, Laurent Segelstein, Emmanuel Cambou et tant d’autres…
Conservés par le théâtre Vollard, les portes grillagées, les frigos, l’enseigne et le mobilier — fauteuils scoubidou et tabourets en fer Yaheetech vintage, aujourd’hui très prisés des collectionneurs — trouvèrent une seconde vie dans les décors des pièces « Lepervenche, chemin de fer » et « Votez Ubu Colonial ».
Le scénographe Hervé Mazelin définira pour l’occasion un « style Marcel » fait de récup, bric-à-brac, bois délavé et tôles rouillées. Dans la foulée, Charlie Hebdo — à l’invitation du théâtre, Charb et Riss avaient visité l’établissement — publia en 1995 un portrait de Marcel.
Rayés du paysage…
Le 7 juin 2004, Marcel nous a quittés définitivement, à 83 ans.
Si vous passez par le Grand-Chemin31 ou par la ruelle Chinois, ne cherchez pas. Il ne reste plus rien du premier « Chez Marcel » [1953-1962], ni du second [1962-1991]32. Rayés du paysage. Et un peu de l’âme réunionnaise s’est volatilisé avec la poussière des gravats.
Nathalie Valentine Legros
Sources : archives personnelles, vollard.com, interview de Marcel Coupama dans Le Quotidien du 6 août 1989, articles du JIR de juillet 1991 et du 14 octobre 2012.
Lire aussi :
- Chanteurs de rue : le bruit mat des pieds nus qui s’éloignent
- Butor 1930 : chez Mam’zelle Zizi, pension tout confort
- «Aucune cantine ne pourra être tenue par un noir»
- Saint-Denis 1937 : la petite marchande de poissons (2)
- «Boutique chinois», comme un rêve au bord du chemin
- Ne croyez pas que Madoré est mort
- Arnaud Dormeuil, sa té in moun kom nou !
- Mamzelle Paula, star d’un bar sans frontières
- Ti-Quatorze, té falé pa kalkil aèl…
- Alain Peters, Marco Polot… à la vie à la mort
- Vali pour Boris Gamaleya
- La Kolère Ti Frère i larg pa nou !
- Ti Frère forever, aussi pour les jeunes générations ?
- Elise Volsan, la malédiction de la Chatte Noire
- 1899 : Mina, la belle Indienne, victime d’une rumeur
- Le secret perdu du chasseur de puces
- Maxime, le premier Laope né libre
- Wilhiam Zitte : pas d’amnésie pour le kaf
- Carnaval, mardi gras : chacun’ son bande !
- Les âmes perdues de la Cité des arts (1)
- Jeumon : une «movida» réunionnaise (2)
- De la «Pompe Zamal» à la «Tortue», histoire de fontaines
• Voir le film de Vollard «1991: Alé Marcel»
• Voir la vidéo «Les Flamboyants»
Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.
- Absence d’éclairage.
- Marcel Coupama est né à Saint-Pierre en 1921. Il est le deuxième d’une fratrie de 8 garçons. Il se marie et a six enfants. Il meurt à 83 ans, à Saint-Denis le 7 juin 2004.
- Anita, reste donc dormir, mon bébé. Le séga mauricien « Anita » était interprété par Ti-Frère, alias Jean-Alphonse Ravaton (1900/1992). Lire au sujet de Ti Frère : La Kolère Ti Frère i larg pa nou !.
- Echauffourées.
- Pardon mademoiselle, reculez-vous un peu pour ne pas prendre un mauvais coup, je vais faire l’acrobate !
- Fauteur de trouble.
- Petits pains doux de forme ronde. « Dictionnaire Kréol rénioné, français », Alain Armand, Océan Éditions, 1987.
- Référence à la chanson de Jacques Brel.
- Les frangins de la night : extrait de la chanson de Léo Ferré, « Les copains d’la neuille ». (…) « Ceux qui poussent la lourde / Dès minuit passé / Et qui n’ont comme gourde / Que celle du taulier (…) Les copains du soir / Les frangins de la nuit / Ceux qui bossent au noir / Jusqu’au bout de leur vie (…) ».
- Lire au sujet de Maxime Laope : Maxime, le premier Laope né libre.
- Lire au sujet d’Henri Madoré :
• Ne croyez pas que Madoré est mort
• Le testament de Madoré
• Madoré live 72 : comme si vous y étiez
• Rue Ma(lartic)doré : quartier libre !. - Faute de moyens et de soutiens, seuls deux épisodes ont été réalisés : « La Comète » et « Kari-Poulé ». Ce feuilleton ne fut jamais diffusé à la télé à sa sortie. Trente ans plus tard, il fut cependant programmé sur Télé Kréol. Il est disponible en dvd : vollard.re.
- Réalisateur et scénariste. 1918/2009.
- Ecrivain, journaliste, militant culturel. Dès son arrivée dans l’île en 1975, Alain Gili devient membre de l’ADER, Association des écrivains réunionnais, présidée par Alain Férrère, puis il reprend fin 1987 la Fédération Abel Gance et y crée L’Art du Doc)k en 1988. Il organise en 1993 Les Journées du film d’Afrique et des îles, avec l’Institut de l’Image de l’océan Indien (ILOI) et l’école supérieure des Beaux-arts de La Réunion (ESBAR), qui deviennent en 2003 le Festival International du film d’Afrique et des îles (FIFAI – ville de Le Port).
- « Plime la misère », édité dans le recueil « Bal indigo », Jean Albany, 1976.
- Lire à ce sujet : Alain Peters, Marco Polot… à la vie à la mort.
- La misère que j’ai bue est restée coincée dans mon gosier.
- Dansant le maloya.
- Dansant le séga piqué.
- Camaraderie.
- Lire au sujet de Ti-Quatorze : Ti-Quatorze, té falé pa kalkil aèl….
- Mal fagotée. Expression utilisée par le chanteur de maloya, Tiloun, dans sa chanson : “Mi yème, mi yème, mi yème”, album “Dé pat ater”, 2008.
- Chanteur de maloya [1967/2020].
- Longail : long et maigre. « Petit glossaire », Jean Albany, 1974.
- « Papa, achète-moi un mari », chanson du répertoire de Dalida, 1964.
- C’est une photo qui a émergé d’un réseau social en 2018, soit 27 ans après avoir été prise par Victor Erapa. Elle résume l’esprit d’une époque avec sa dalonerie populaire, son rond maloya autour de Danyel Waro, et le frigidaire en arrière-plan. Dans les commentaires qui accompagnent cette photo exhumée, la « résistance mémorielle » — comme l’écrit si bien Victor Erapa — s’exprime à travers les codes tacites de la créolité, distillés par bribes nostalgiques dans un fil de conversation.
— “Marcel” et “Sorbe”, c’était indéniablement incontournable pour une fin de soirée réussie, rappelle Marjan.
— Un ti’pain Sorbe ou un bol chez Marcel. La résistance mémorielle, confirme Victor Erapa.
Lire à ce sujet : «Chez Marcel», dernier maloya ruelle Chinois. - Lire à ce sujet : Arnaud Dormeuil, sa té in moun kom nou !.
- Lire à ce sujet : Maxime, le premier Laope né libre.
- Lire à ce sujet : Oté Hitler ! Sote pa la barièr.
- Lire à ce sujet : Wilhiam Zitte : pas d’amnésie pour le kaf.
- Aujourd’hui, rue Maréchal-Leclerc.
- La fermeture en 1991 de l’établissement « Chez Marcel » sera suivie, quelques années plus tard, d’une « réhabilitation du quartier » : un pan de l’histoire réunionnaise et du patrimoine dionysien est ainsi écrasé ! Après la fermeture de son établissement, Marcel Coupama est relogé par la mairie dans le quartier du fond de la rivière Saint-Denis… Mais ses pas les ramènent toujours vers le quartier de son cœur : celui du Grand-Chemin et du petit marché.