Les secrets de Toune dévoilés par un vieil album-photos
La belle Toune est née le 1er juin 1905 à Saint-Pierre de La Réunion. Elle fut l’une des premières femmes réunionnaises à obtenir le permis de conduire. Son destin extraordinaire la conduit jusqu’aux salons parisiens où elle sera mannequin pour le grand couturier Jean Patou. À travers un vieil album-photos retrouvé au fond d’un tiroir, voici l’histoire de celle que les intimes surnommaient Toune et qui est morte le 4 septembre 1997.
C’est un vieil album-photos de famille. Oublié au fond d’un tiroir, au fond des mémoires. Il a livré son poids de souvenirs, d’émotions, réveillant ceux qui, depuis longtemps, ont tiré leur révérence.
Il retrace par bribes certains épisodes de l’histoire de notre île : la grippe espagnole, le déboisement criminel du littoral et des hauts, etc. Un album-photos avec son cortège de mariages, de naissances, d’absents, de communion, de morts… Avec comme fil rouge, la ligne de vie d’un personnage mystérieux, Toune, belle Réunionnaise marquée par le destin, qui ne se mariera jamais même si les prétendants n’ont pas manqué.
1908. La famille est réunie devant la maison à Saint-Pierre. Le père, surnommé par tous « vieux Valentin », et quelques uns de ses enfants issus de plusieurs lits (les plus grands sont partis). Assise à ses côtés, sa nouvelle femme (qui mourra en 1919 au cours de l’épidémie de grippe espagnole) et debout derrière, la soeur de sa femme, qu’il épousera à la mort de cette dernière. Au premier rang, la petite Toune a 3 ans.
1908. Le vieux Valentin, sa femme, et sa fille ‘Toune’, 3 ans. Au dos de la photo, une belle écriture à l’encre violette, avec pleins et déliés, a tracé deux mots : « Souvenir précieux ».
Toune, la petite dernière de la famille (dont la mère est morte en couches), le jour de sa première communion. Nous sommes en 1912, elle a 7 ans. Saint-Pierre.
1917. La belle Anita, une des grandes soeurs de Toune (12 ans alors). Anita meurt deux ans plus tard, à Salazie, emportée par la terrible grippe espagnole. Le fléau emporte également le femme du vieux Valentin. Une ombre de plus sur le visage de Toune.
1921. « Tout le monde est aviateur, même moi. Ton frère, Raymond. » Carte de bonne année adressée à la Toune triste (16 ans) par le grand frère parti à l’armée.
1921. Raymond, militaire à Marseille, écrit à son père, le vieux Valentin : « Cher papa, me voilà en militaire : je suis affreux. Le camarade auprès de moi est aussi un Créole. Ton fils Raymond. »
1922. La petite Toune a grandi : elle a 17 ans. Mais elle a gardé cet air têtu et ce regard sombre, portant éternellement le terrible fardeau de cette mère morte en la mettant au jour. Est-ce pour cela que Toune a décidé de ne jamais se marier, alors que les prétendants se bousculaient au portail du vieux Valentin ?
6 octobre 1924. Toune a 19 ans. La mort frappe à nouveau la famille. Toune perd un de ses grands frères, Hector, qui meurt à 25 ans à Dakar. La photo de sa tombe trône dans l’album pour palier l’absence de photo de son vivant. « Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri… » (Louis Aragon)
28 avril 1926. Toune, 21 ans, assiste à un mariage. Au premier rang, toujours ce même regard triste…
1927. Au premier rang avec les élèves de l’école normale, Toune (22 ans, debout au milieu et vêtue de noir) porte toujours son air sombre au visage. Son père, tout en blanc, se tient sur la droite de la photo, son casque colonial dans les mains, à côté de sa nouvelle femme, à l’air sévère, vêtue de noir. Aucun sourire sur les visages.
Les prétendants seront tous éconduits par Toune mais certains l’aimeront jusqu’à son dernier souffle, amoureux éternels. Morte à 92 ans, Toune sera accompagnée à sa dernière demeure par un soupirant qui ne lui survivra que quelques mois. Pour la circonstance, il est venu sapé comme un nouveau marié, élégant et courbé sur une canne. Ses yeux bleu ont viré au gris mais lorsqu’il se penche sur le corps de celle qu’il a tant aimée, une larme éclaire son regard.
1932. Le vieux Valentin, sa dernière fille (petite demi-sœur de Toune) et sa dernière femme avec laquelle il n’aura pas d’enfants.
1935. A Saint-Denis, dans la maison du vieux Valentin (qui n’est alors plus de ce monde). Toune, 30 ans, souriante pour une fois, se tient à gauche à l’intérieur, un chaton dans les mains. Sa petite demi-sœur est debout sur le perron, avec un chaton elle aussi. Assise à la porte avec son air sévère, la dernière femme du vieux Valentin et sa belle-sœur debout derrière elle.
1938. La dernière fille du vieux Valentin, petite demi-sœur de Toune.
1938. Toune a 33 ans. Enseignante, elle a aussi été, quelques années auparavant, mannequin chez Patou et l’une des premières femmes réunionnaises à passer le permis de conduire.
1940. Toune a 35 ans. Elle n’aura jamais d’enfant mais portait beaucoup d’amour à ceux de sa demi-soeur, de 10 ans sa cadette.
Photos non datées, prises lors d’une ballade familiale, vraisemblablement dans le cirque de Salazie.
54 ans, 67 ans, 83 ans… Toune meurt à Saint-Denis, le 4 septembre 1997, à l’âge de 92 ans.
Glissé entre les pages du vieil album-photos de famille, le cahier oublié avec l’écriture de Toune… qui nous confirme que les déboisements excessifs de l’île ne sont pas une légende : « La Réunion était autrefois couverte de forêts aux essences variées, puis toute la zone du littoral fut déboisée. Malheureusement, le déboisement se poursuit sans relâche. Sur les hauteurs où il fait froid, nous n’avons que des plantes rabougries… »
Oublié lui aussi entre les pages du vieil album-photo, un mouchoir finement brodé, jauni par les années passées, comme une invitation à verser une larme sur ceux qui ne sont plus.
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Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.