En matière de patrimoine, mieux vaut voir le jour rue de Paris que rue Sainte-Marie. On…
Les mystères de la Maison Timol
Portes et fenêtres closes. Façade blanche à la peinture écaillée. Fontaine tarie et angelot rouillé. Solitude. Au 32 de la rue de Paris, la «Maison Timol» demeure depuis presque 250 ans. Histoire d’une maison, construite entre 1776 et 1805, inscrite depuis 1990 à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques, agrandie, en partie détruite, amputée, réorientée, modifiée, passée entre les mains d’une quinzaine de propriétaires pour atterrir dans celles d’une société privée. Va-t-elle finir, comme les fruits du jardin, en mangatèr ?
Toutes les forces de l’architecture créole
Le délabrement ! Ce mal organisé atteint l’âme de nos villes. Exemple parmi tant d’autres : la mise à l’abandon de la «Maison Timol» — la seule de la rue de Paris à posséder deux tourelles. Un mal dont la cartographie se dessine à travers les rues de la ville, un peu comme les lignes de la main où certains lisent l’avenir. Et l’avenir en l’espèce semble plus voué au béton-amnésie qu’à un équilibre sensé entre modernité et patrimoine.
Notre credo en la matière est de faire cohabiter édifices contemporains et patrimoine créole. Nous n’opérons, en ce qui concerne l’architecture, aucun choix entre inauthentique et authentique ; de la manière de bâtir, nous pensons ce qu’Armstrong pensait de la musique : qu’il y a la bonne et la mauvaise. Et lorsque nous évoquons ce «patrimoine créole», c’est sans distinction sociale : pas seulement les belles villas coloniales de la rue de Paris, mais toutes les forces originales et inventives de cette architecture réunionnaise, de la modeste petite case, aux champs où s’épanouirait l’archéologie industrielle si les politiques et autres entrepreneurs ne s’acharnaient à faire oublier cette période où La Réunion produisait.
La maison Timol, à la manière d’une ligne brisée
Izabel, au cours d’une déambulation dionysienne, s’est arrêtée devant la Maison Timol et nous livre les méditations que lui inspire l’abandon insidieux — «térébrant» — qui sape la bâtisse. D’autres demeures, quelques rues plus loin, sont dans un état autrement plus alarmant, comme la célèbre «Maison Ponama»1 — pourtant elle aussi inscrite à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques en 1996 — où séjourna la reine Ranavalona III2, qui pourrit sur place en haut de la rue Roland Garros.
L’histoire de la Maison Timol — dont on prétend qu’elle serait toujours «régulièrement» (?) entretenue par l’actuel propriétaire [une société] — semble suivre celle de notre île à la manière d’une ligne brisée. Elle influence d’autres constructions, s’adapte à ses occupants qui la modifient. Ainsi au 18ème siècle, la façade principale regarde la mer, tournée vers la rue Sainte-Marie. Puis au début du 20ème siècle, la maison «se retourne» vers la rue de Paris qui devient l’unique accès suite à l’amputation de la partie du terrain donnant sur la rue Sainte-Marie. On ajoute, on enlève, on agrandit, on désoriente, on ampute, on rénove, on oublie… Elle aura connu quatre siècles : du 18ème siècle où elle fut construite, au 21ème siècle où elle n’offre plus qu’une façade au regard entravé comme celui d’un condamné.
7 Lames la Mer
Les méditations d’Izabel sur la maison Timol
Circuler à pied dans les rues de Saint-Denis donne lieu à de nombreuses réflexions concernant notre héritage architectural. Des bouffées d’enfance remontent qui sont de l’ordre de l’intime et qui échappent véritablement à la mise en mots. On s’arrête derrière une grille, le cœur battant, à deux doigts de penser qu’elle va s’ouvrir et donner accès à un passé définitivement révolu.
Je n’évite jamais la nostalgie de nos cases créoles, quelles soient somptueuses ou plus modestes. Certaines sont maintenues dans un excellent état, trop souvent dévolues à des fonctions administratives, bureaux, lieux culturels, musées3… D’autres servent d’habitations quand l’aisance des propriétaires ou locataires actuels a permis la réhabilitation ou la maintenance. Ces cases-là sont souvent cachées par de hauts murs, derrière des portails qui les dissimulent aux regards curieux, parfois envieux. Les miens de regards restent toujours nourris par l’amour et la nostalgie.
Il m’arrive donc souvent de me pencher pour regarder à travers une fente, voire un trou de serrure, ce qui évidemment ne me délivre qu’une vue partielle du jardin et de la maison, juste de quoi me laisser définitivement sur ma faim. Autrefois, les maisons étaient moins farouches, on pouvait les détailler à travers les grilles, les haies, les dentelles des portails, ou le bois des petits barreaux. Les temps ont changé.
Un angelot rouillé rêve d’une eau définitivement tarie
Une de mes récentes déambulations m’a amenée devant une maison de la rue de Paris qui n’a pas échappé à la classification et à la plaque officielle. Elle est cependant à l’abandon, quoique sans doute occupée par un gardien qui protège les lieux de squatteurs éventuels. Elle est officiellement répertoriée sous le nom de «Maison Timol», au 364 de la rue de Paris.
C’est une grande « longère » qui s’étire sous les écailles d’une peinture autrefois blanche. Elle étonne par sa façade quasi-aveugle, où se dessinent à peine une porte et quatre fenêtres sans aucun relief, sinon l’arrondi de leur partie supérieure. Deux tourelles au toit à quatre pentes en bardeaux indiquent que la bâtisse n’est pas de plain-pied, du moins pas totalement.
Et l’œil est fortement attiré par un jardin à la française avec son bassin central à l’arrondi parfait où un angelot rouillé rêve d’une eau définitivement tarie. De chaque côté, les manguiers ont largement proliféré qui laissent tomber des fruits pourrissants et accentuent l’impression d’abandon.
Une étrange composition architecturale
La maison se trouve dans la partie haute de la rue de Paris, celle située entre la rue Sainte-Marie et le jardin de l’État. Son flanc droit donne sur un immeuble récemment ravalé faisant l’angle avec la rue Sainte-Marie5. On peut voir son flanc droit, mais pas la façade arrière qui semble donner directement sur quelques dépendances en béton. Le flanc gauche n’est pas visible de la rue.
Son étrange composition architecturale est en complète inadéquation avec la photo qui figure sur la plaque officielle [voir photo à la fin de l’article]. Photo à laquelle je revenais sans cesse pour essayer de comprendre le traitement quasi-chirurgical auquel on avait soumis cette demeure. Il semblerait que fin des années 1970, on ait «modernisé» la maison au point de lui enlever sa façade originelle, pour la remplacer par celle qui demeure actuellement.
On se prend à désirer que ce qui reste de cette maison soit enfin sauvegardé autrement que par un classement officiel. Cette demeure est-elle l’objet d’une succession difficile, non encore aboutie ? Est-elle en attente de rénovation ? Doit-elle se contenter de soupirer la splendeur d’antan sous son manteau de peinture écaillée ? Ou alors va-t-on un de ces jours la transformer en un de ces affreux « monuments officiels » dénué de toute véritable vie, comme le fut la maison Foucque, rue Jules Auber ?
L’impression d’abandon qui se dégage
Sa partie centrale qui date de la fin du XVIIIe siècle doit réclamer un sérieux diagnostic pour que lui soit évitées l’invasion par les carias et la destruction définitive. Entendons-nous bien, je ne connais nullement cette maison ni par son passé, ni par ses propriétaires. Elle interpelle la Dionysienne que je suis par sa détresse, sa tristesse, l’impression d’abandon qui se dégage d’elle. L’impression aussi, que je ressens fortement, qu’elle a encore de beaux jours devant elle.
J’espère que les quelques photos réunies ici parleront suffisamment fort pour donner envie d’aller la regarder et d’en savoir plus sur elle.
Il ne suffit pas de classer nos maisons sous le label « monuments historiques » pour qu’elles deviennent immortelles, encore faut-t-il parfois empêcher qu’elles soient défigurées comme l’a été celle-ci et quand c’est encore possible, ce qui semble être le cas ici, éviter l’entrée en action des instruments de démolition.
En pleine rue de Paris, ce n’est sans doute pas une entreprise désespérée !
Izabel
Maison Timol… pour finir mangatèr ?
- 1776 : Geneviève Pradeau, veuve Sicre, reçoit en héritage «un terrain d’emplacement rue Royale», sans bâtiment.
- Entre 1776 et 1805 : Geneviève Sicre fait bâtir la partie centrale de la maison surmontée d’une toiture à quatre pans. Le bâtiment est orienté au nord. La façade nord a une varangue sous comble. Les pièces sont disposées de part et d’autre d’un couloir central.
- 1805 : La maison est la propriété de Joseph Fin.
- 1824 : La maison appartient aux héritiers Fin. Il existe à l’ouest une seconde varangue en appentis donnant sur la cour de service où se trouvent les logements des domestiques. Ces bâtiments n’existent plus.
- 1830/1840 : Construction d’un corps de logis supplémentaire appuyé sur la façade Est. Il contient une seule grande pièce servant de varangue. Un portail est créé sur la rue de Paris.
- 1849 : Le bâtiment appartient Georges Gérard Imhaus. Une description détaillée de la maison et de ses abords est faite.
- Début du 20ème siècle : Le terrain est amputé de toute sa partie située sur la rue Sainte-Marie. L’entrée rue de Paris devient l’unique accès.
- Entre 1920 et 1930 : Modifications importantes de la façade Est. Une grille d’enceinte en fer forgé est mise en place. La façade de la maison est modifiée : elle s’ouvre largement sur le jardin avec la création d’une varangue fermée. Elle est surmontée à ses extrémités par deux toitures en pavillon.
- 1928 : La maison appartient à Paul Jacob de Cordemoy.
- 1977 : La maison est vendue à la société l’Entreprise électrique.
- 1977/1979 : Travaux de restauration et création de la façade actuelle.
- 11 septembre 1990 : Inscription à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques.
Source : Base de données internationale du patrimoine du génie civil
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• Entrez dans la maison de la reine et de la sirène (6). - Lire à ce sujet :
• Minuit : la reine Ranavalona III pleure dans son palais Rova (1)
• La «Petite fille du Bon Dieu» au cimetière de Saint-Denis (2)
• La tristesse infinie dans les yeux d’une reine (3)
• La reine Ranavalona III liée par un pacte de sang (4). - A «7 Lames la Mer», nous pensons qu’il est préférable que les vestiges du patrimoine réunionnais, lorsqu’ils bénéficient d’une rénovation (et non d’une destruction puis d’une pseudo «reconstruction à l’identique» qui n’est qu’une arnaque), accueillent des activités ouvertes au public. Mieux vaut cela que la destruction programmée de vieilles pierres et charpentes laissées volontairement à l’abandon pour préparer le terrain à l’entrée en action des engins de démolition. La nature des activités peut par contre être discutée. Elle est parfois discutable, mais au moins, le patrimoine n’est pas gommé du paysage.
- 36 ou 32 rue de Paris, selon les sources, suite à un probable changement de numérotation
- «Comment a-t-on pu laisser sans réagir se faire la surprenante construction baroque de l’angle de la rue Sainte-Marie et de la rue de Paris, qui semble se soucier comme d’une guigne de l’harmonie avec le musée Léon Dierx et la maison Timol, bâtiment d’intérêt historique ?» interroge à ce sujet, Robert Gauvin. Sur son site dpr974, il insiste : «Tout contre la maison Timol (haut de la rue de Paris) s’élève une construction étrange qui a reçu l’aval de l’Architecte des bâtiments de France (ABF). Elle ne s’harmonise guère avec un environnement où se trouvent pas moins de sept bâtiments d’intérêt historique reconnu. A-t-on voulu faire un « geste » architectural ? Comment l’ABF peut-il justifier cette construction qui fait la quasi-unanimité contre elle ?»