«Le premier jardin est celui d’une enfance» [James Sacré] / Tout cela faisait un incomparable fouillis…
Histoire et jardins : sur les sentiers de la créolisation
Le jardinage est une tradition rappelant les temps où l’île, située sur la route maritime des Indes et souvent présentée comme un «jardin d’Eden», était une escale quasi-obligatoire pour le ravitaillement, notamment pour les cultures potagères. Cette tradition toujours aussi vivace participe au processus de créolisation.
«Un paradis nommé Eden»
L’île Bourbon a souvent été présentée comme un «jardin d’Eden» : «Les anciennes descriptions qu’on nous a faites de l’île Mascareigne nous la représentent comme le plus beau séjour de l’univers : il fallait que ce fût un paradis, puisqu’on lui donna le nom d’Eden» [Auguste Billiard, 1817].
«C’est encore Eden que je me suis plu à vous décrire quelquefois (…) Revenez au jardin de M. Hubert, pour admirer ces groupes des plus beaux arbres d’Orient unis entre eux par des guirlandes de grenadille et de pivréa», conclut Billiard.
Le jardin de Joseph Hubert n’est pas une exception. Loisir dénommé dès le XIIIe siècle, le jardinage, qui semble paradoxalement aujourd’hui — en notre période écologiste — réservé aux ménages installés ou aux séniors, a d’abord été une activité savante exposée par les grands agronomes, Olivier de Serres en 1599 [Le Théâtre d’Agriculture et Mesnage des Champs…], ou Dezallier d’Argenville en 1709 [Théorie et pratique du jardinage]. La possession d’un jardin, le choix d’un jardinier, sont les signes de distinction des puissants.
Jardiner pour renouveler le jardin d’Eden
À Bourbon, où l’aristocratie est illusion et la hiérarchie sociale affadie, c’est l’habitant [planteur], bientôt sucrier, qui possède et organise ces jardins. Le jardinage que pratiquent ces riches colons est une façon de renouveler le jardin d’Eden, plus nécessaire encore quand le jardin s’oppose aux plantations de monoculture.
Le jardin et le verger, tout proches de la maison, lui font souvent un écrin choisi et protégé. À Belle-Eau [Sainte-Marie], chez Madame Fréon, le salon donne sur le verger ; après le repas, la maîtresse de maison conduit les invités au verger où ils prennent le meilleur des cafés : «La vue des arbres du jardin et des flots de la mer éclairés par la lune, formaient un ensemble digne des contes de fées» [Ferrière Le Vayer, «Une ambassade française en Chine», journal de voyage, 1854].
La maison est souvent enchâssée entre deux jardins, comme le révèle le plan de l’établissement de M. Périchon [habitant, sucrier, puis sériciculteur à Salazie] à la Rivière du Mât.
A l’avant le jardin d’agrément, à l’arrière le potager
Au centre d’une plate-forme, la demeure est précédée des parterres symétriques et réguliers d’un jardin «à la française». Dans la tradition créole, le devant de la maison est l’espace «vu», celui de la «mise en scène», l’arrière est celui des activités ménagères et triviales. En termes de jardin, l’avant est jardin d’agrément, l’arrière jardin potager.
Le sucrier Lescouble, qui utilise dans son Journal plus de sept cents fois le mot jardin, semble y être toujours fourré. Toute sa vie il le travaille, l’agrandit, le change de place, aidé à l’occasion de ses esclaves qui nettoient, grattent, arrachent les herbes, mettent du fumier, arrosent.
Le jardinage est sans doute une activité créative. En ce lieu le maître impose à la terre son intelligence, en traçant des parterres, des terrasses, des allées, en creusant des bassins qui lui donnent l’aspect d’un espace de culture rationnellement dessiné et organisé : «J’ai passé la journée à faire arranger le jardin. J’ai orienté le canal qui le traverse et des bassins», note Lescouble.
Jardins, véritables laboratoires d’études tropicalistes
Le Grand Condé arrosait lui-même les fleurs des parterres plantés par Le Nôtre, en son château de Chantilly : le jardin est le seul lieu où le maître peut travailler lui-même la terre, sans perdre la face aux yeux de ses esclaves.
Il y joue d’abord le rôle du botaniste. La culture de la canne exige du planteur une sensibilité à la botanique, à la croissance des végétaux, à la question des variétés. Dès la fin du XVIIIe siècle, les jardins de notre île deviennent de véritables laboratoires d’études tropicalistes.
La nature y est à la fois domestiquée et manipulée par le maître qui contraint les plantes à diverses circulations : il les fait venir des forêts de l’intérieur jusqu’à son habitation ; les fait passer d’une habitation à l’autre ; les introduit des pays voisins, Maurice, Madagascar, Le Cap ; les importe de France dans la colonie.
«Le muscadier et le fruit à pain de la mer du sud»
«La plupart des fruits qui parent les desserts ont été acclimatés au Bras-Mussard. Le muscadier et le fruit à pain de la mer du sud (…) seront bientôt de nouvelles richesses qu’il dispensera à l’île avec la même profusion qu’il a répandu les autres», écrit Bory de Saint Vincent du jardin de Joseph Hubert à Bras Mussard : «On y voit la plupart de nos fruits d’Europe» conclut-il.
Sur cette propriété de Belle-Eau, l’ancien Ordonnateur [administrateur] Marchant, destitué par le gouverneur Bouvet, s’occupe désormais du verger.
En 1819, avec sa femme Éléonore Fréon, il se rend en France où il obtient du ministre de la Marine une riche collection d’arbres fruitiers puis au Jardin du roi, rencontre le botaniste Bosc qui lui remet des boutures de vanillier du Mexique, dont il replante une partie à Belle-Eau. Fréon, son beau-frère, est en relations avec M. Genève, de Maurice, qui lui envoie régulièrement des plantes.
Un souvenir ébloui des jardins et vergers de «Belle-Eau»
Bougainville, commandant de la frégate La Thétis, garde un souvenir ébloui des jardins et vergers de «Belle-Eau» où il est reçu en mai 1824 : «Cette propriété est plantée d’une immense quantité d’arbres d’espèces les plus variées, la végétation y est d’une richesse admirable.
Plus de mille cocotiers, une multitude de muscadiers, de gérofliers et de caféiers ; le cannelier, l’arbre à pain ; presque tous les genres de palmiers ; l’arbre de Cythère, dont le fruit est agréable, mais épineux à l’intérieur ; le vanillier du Mexique, naturalisé depuis peu, et qui promet de bien réussir ; le carambolier au fruit cannelé, le bananier, le manguier, le sapotillier forment autour du logement des maîtres un parc irrégulier» [Journal de la navigation autour du globe de la frégate la Thétis et de la corvette l’Espérance pendant les années 1824, 1825 et 1826].
Quand l’esclave devient botaniste
Un certain nombre d’esclaves est formé à s’occuper du verger et du potager. Dans le travail du jardin, l’esclave peut se hisser au niveau du maître. C’est ainsi qu’Edmond, esclave du sucrier Bellier-Beaumont à qui Fréon a donné des plants de vanillier, découvre leur fécondation.
«Elevé dans la maison de M. Féréol Beaumont Bellier, vivant à côté de cet homme instruit, et témoin assidu de ses études dirigées vers les sciences naturelles, Edmond s’éprit de la botanique, et ses facultés (…) ne tardèrent pas (…) à attirer l’attention de M. Bellier, qui prit en affection ce petit négrillon qui avait des goûts si semblables aux siens, et l’initia aux secrets de la vie des plantes. L’esclave s’intéressa tellement aux leçons (…) qu’il avait douze ans à peine que déjà il était presque un naturaliste (…).
(…) Edmond avait vu son maître pratiquer des rapprochements entre certaines fleurs : ses observations constantes et sagaces le portèrent à tenter les mêmes opérations sur la vanille. Ses essais furent couronnés d’un plein succès ; et quand il les fit constater par M. Bellier, celui-ci, tout heureux d’une découverte si importante, s’empressa de l’annoncer à ses compatriotes par la voie de la presse locale. La fécondation artificielle des fleurs du vanillier était trouvée» [Volsy Focard, «Dix-huit Mois de république à l’Ile Bourbon», 1848-1849].
Quand le jardin mène à la liberté !
La spécialisation botanique de certains esclaves en a conduit même quelques-uns à la liberté : «M. Hubert donna la liberté à son plus ancien et laborieux jardinier, qui s’appelait Jean-Louis», écrit Bory.
Mais le sucrier est aussi agriculteur en son jardin. Le jardinage est en effet tradition, rappelant les temps où l’île, située sur la route maritime des Indes, était une escale quasi-obligatoire pour le ravitaillement, notamment les cultures potagères.
Ainsi le jardin permet-il encore l’autosuffisance alimentaire du sucrier lorsque, à cause de l’extension de la canne, «on ne trouve plus rien à manger» se plaint Lescouble. Son jardin est d’abord un potager : «Toute la journée, j’ai travaillé au jardin, j’y ai fait des planches et ai eu la satisfaction d’en planter cinq en brèdes et épinards (…). J’ai transplanté des plants de bringelles», écrit-il, qu’il accompagne d’oseille, d’ail, d’oignons, de ciboulette, de tomates, de gingembre, de melons, etc.
Hortensias, acacias, pervenches, balsamines…
Au début du XIXe siècle, l’opposition entre agrément et utilitaire qui détermine nos représentations du jardin n’est pas encore pleinement accomplie, à Bourbon pas plus qu’en France.
L’expérimentation botanique, la production ne sont pas les seuls objectifs, et cet espace sert aussi peu à peu le plaisir «jardin où les images de la richesse et de l’exploitation se confondent dans un gracieux ensemble» [Charles-Hubert Lavollée, «Voyage en Chine», 1852].
Le jardin de l’impécunieux Lescouble amorce cette artialisation, par la simple mise en place d’un décor floral : «Aujourd’hui, j’ai commencé à former des plates-bandes des deux côtés de l’allée du milieu du jardin pour y mettre des fleurs (…). J’ai fait achever de planter des rosiers des deux côtés du barreau du jardin» ; «Après le déjeuner, j’ai fait faire des trous dans divers endroits du verger pour mettre quelques plants de fleurs : hortensias, acacias, pervenches, etc. ; semé dans les plates-bandes des balsamines, guimauves».
Les jardins créoles et la recherche d’apparat
Les jardins des voisins et parents plus aisés expriment plus encore cette recherche d’apparat : «Madame Marchant m’a écrit pour me demander des plants d’acacias. Ceux que je lui ai déjà envoyés faisant, dit-elle, un effet charmant dans son jardin par leurs flocons de fleurs blanchis».
La mode des «jardins anglais» touche l’île dès le début du siècle, déjà chez Joseph Hubert : «Sa jolie maison du Boudoir est précédée d’une avenue que forme la séparation de deux quinconces, l’un de palmistes et l’autre de lataniers. Le derrière est un petit bois composé des arbres les plus précieux de la colonie : on les croirait rassemblés par la nature elle-même, autour de celui qui leur a donné presque à tous une nouvelle patrie» [Billiard].
L’essence des rapports du planteur à la terre
Le propre fils de Lescouble cède, avec ses moyens, à la même mode : «J’ai travaillé avec les Noirs de Camille à faire des chemins et allées dans la pente à l’ouest de son pavillon : il va y faire un verger en manière de jardin anglais» ; là, à l’image de la nature, l’eau, la verdure, l’ombre et la fraîcheur sont disposées de manière naturelles, dans un «vague» qui annonce le romantisme.
Le loisir du sucrier produit ainsi un jardin, dont le nom en bas-latin, hortus gardinus, met en avant la notion de «clôture». Le jardin du sucrier, lui-même clôture dans ce jardin primordial qu’est l’île «édénique», exprime l’essence des rapports du planteur à la terre.
L’intimité du jardin, la mémoire du lieu, le « contact » avec l’humus, délimitent et ségrèguent fortement l’espace qui montre, dans la nature contrainte, comment la volonté humaine impose sa mesure et sa loi à ce qui transite en une vie végétale.
Le jardin offre un cadre qui tranche sur la vie ordinaire
Le travail du jardinage apparaît comme une entreprise d’appariements et d’associations entre des individus végétaux singularisés dont l’assemblage doit former un collectif harmonieux.
Contrairement à la brutalité fruste du cultivateur de céréales, le travail du jardinier tropical requiert une «amitié respectueuse» [Haudricourt] d’un compositeur qui marie des végétaux dont il favorise la cohabitation [Descola].
Investi d’une fonction de totalisation et vu comme un microcosme, le jardin offre un cadre qui tranche sur la vie ordinaire et favorise chez le colon un état intérieur particulier, qui exprime le rêve de l’Européen recomposant l’articulation fondamentale dans l’imaginaire entre nature tropicale et culture.
«Un jardin tranquille et à l’abri de toute inquiétude»
Espace fragile, très exposé aux destructions des cyclones, il illustre encore, dans l’inconscient des sucriers, la précarité de leur réussite et de leur domination : «L’emplacement était, ce matin, tellement encombré de débris que j’ai été plus d’une heure avec tout le monde à éclaircir un peu la place. En sommes-nous quitte au moins ?», écrit Lescouble.
Dans son imaginaire pourtant, il lui assure la chance de l’apaisement que promettait autrefois l’île, et qu’elle ne garantit peut-être plus : «Le vent a continué avec la même violence jusqu’à deux heures du matin, alors il a fléchi un peu ; mais au point du jour, il a soufflé encor avec violence. A dix heures enfin, le calme s’est rétabli et nous avons eu beau temps. La tranquillité dont nous jouissons est un contraste bien consolant, il semble que je sors d’un combat terrible et que je me trouve, à la fin, isolé dans un jardin tranquille et à l’abri de toute inquiétude».
Dès lors ce sas cultural et culturel entre le libre et l’esclave, le créole et le non-créole, est-il le lieu où s’expriment l’appartenance et l’attirance exogène, celui où se construit l’appropriation qu’est la créolisation.
Jean-François Géraud
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