En matière de patrimoine, mieux vaut voir le jour rue de Paris que rue Sainte-Marie. On…
De la «Pompe Zamal» à la «Tortue», histoire de fontaines
Des pompes, des anges créoles, une tortue… Voici l’histoire — parfois baroque — de quelques fontaines de La Réunion. Des points d’eau, lieux magiques, où se nouaient des intrigues, où l’on venait glaner les derniers commérages, recharger les arrosoirs, préparer la rébellion et parfois étancher sa soif. Pour que les fontaines continuent de ruisseler !
Marcher tout doucement vers une fontaine
Après avoir écouté le marchand de pilules qui apaisent la soif et engendrent un gain de temps de cinquante-trois minutes en une semaine, le petit prince de Saint-Exupéry eut cette réflexion : «Si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine».
Les fontaines sont sources de vie. Elles font partie de notre histoire, de notre paysage, de notre patrimoine. Qu’il s’agisse de la fontaine monumentale de la place de la cathédrale à Saint-Denis ou des blocs de béton pourvus d’un robinet [parfois de quatre] auquel on venait remplir son « fer-blanc » lorsqu’on ne disposait pas de l’eau courante, ou encore d’un simple robinet, comme celui des rampes Ozoux au bas de la rivière, auquel on se désaltérait au retour d’un match à la Redoute, ou d’une baignade dans un « bassin » de la rivière Saint-Denis, la fontaine est le point de ralliement de toutes les soifs du monde.
Les fontaines taries hantent le paysage
Mais nous aurions quelque difficulté aujourd’hui à marcher tout doucement vers une fontaine dans la ville de Saint-Denis. Elles sont pour la plupart asséchées, taries, bouchées, quand elles n’ont pas purement et simplement disparu.
Ces vers, extraits du poème «Saint-Denis», écrit en 19831, dressent déjà le constat :
Les fontaines taries hantent le paysage
Des rampes de la Source au rond-point du Jardin
Fontaines de la gare et de la rue Bertin
Dans ma quête assoiffée oasis ou mirages
Les «fontaines Wallace» : de véritables œuvres d’art
Au plan historique, les premières fontaines sont apparues dans le paysage parisien au 12ème siècle. Les premières fontaines monumentales datent du 16ème siècle, telles la fontaine de la place des Innocents, dans le quartier des Halles, ou la fontaine Médicis, au cœur du jardin du Luxembourg. Au dix-neuvième siècle, Paris compte quelque 2.000 points d’eau.
Au sortir de la guerre de 1870, un philanthrope britannique, du nom de Richard Wallace, finance de ses propres deniers l’installation à Paris de fontaines publiques, dénommées «fontaines Wallace» : ce sont de véritables œuvres d’art réalisées en fonte et dont les grands modèles atteignent 2m70 de haut pour un poids de 610 kg.
Elles sont munies d’un gobelet métallique, retenu par une chaînette, permettant ainsi à tout passant de se désaltérer gratuitement.
Pitons, Cirques, Remparts et… Fontaines !
À défaut du gobelet de Richard Wallace, les fontaines de Saint-Denis permettaient néanmoins de se désaltérer, lorsqu’on arpentait les rues du chef-lieu sous un soleil de plomb [on ne circulait pas encore en voiture climatisée et on ne buvait pas de sodas glacés pour se rafraîchir].
Si nous pouvions faire une suggestion tant à la ville de Saint-Denis qu’au Conseil régional, ce serait d’ajouter les fontaines aux « Pitons, Cirques et Remparts » qui bénéficient du label UNESCO.
Patrimoine réunionnais et UNESCO
Et pourquoi les fontaines de Saint-Denis [et des autres communes de La Réunion] ne feraient-elles pas partie du patrimoine réunionnais inscrit à l’UNESCO ?
Il suffirait pour cela de remettre en état les fontaines existantes, de les entretenir, de les mettre en valeur, de telle sorte qu’elles puissent remplir leur double fonction : celle de décor urbain en même temps que mise à la disposition des passants d’une eau potable et gratuite au niveau de la rue.
La magie aquatique
Dans la plupart des villes dans le monde, les plus beaux centres d’intérêt sont ceux réalisés autour de la magie aquatique [sans que l’on puisse pour autant parler de gaspillage, puisqu’il s’agit d’eau recyclée en circuit fermé].
Dans le département du Vaucluse, en Provence, la petite ville de Pernes-les-Fontaines ne compte pas moins de quarante fontaines, pour une population de dix mille habitants.
Et pourquoi Saint-Denis-sur-Mer ne serait-elle pas aussi Saint-Denis-les-Fontaines ?
Jean-Claude Legros
La Réunion, île aux fontaines
Saint-Denis, Saint-Pierre, Saint-Paul, Sainte-Rose, Saint-Louis, Sainte-Suzanne (etc.), toutes les communes de La Réunion ont [au moins] une fontaine, une citerne, un lavoir, un canal, un puit, un ruisseau, une ravine, une rivière, un bassin… Histoire de ces lieux autrefois animés, source de vie mais aussi de légendes, de ladi-lafé [ragots], de rencontres galantes, et de révoltes…
Majestueuses ou discrètes, taries ou ruisselantes, les fontaines font partie du patrimoine et de l’histoire de La Réunion. Pendant longtemps, elles ont été la seule ressource en eau des familles réunionnaises et surtout des familles les plus pauvres.
Les fontaines étaient des lieux animés, points de ralliement de ceux qui étaient affectés à la corvée d’eau, dont beaucoup de marmailles charroyant sur leur tête de lourds bacs remplis du précieux liquide.
On y récoltait les derniers ladi-lafé du coin et de nombreuses intrigues s’y nouaient.
Une centaine d’esclaves rassemblés à la Ravine du Trou
Au temps de l’esclavage, l’approvisionnement en eau permet aux esclaves de circuler au-delà de la propriété du maître. Les points d’eau étaient donc souvent des lieux où se fomentait la révolte, comme à la Ravine du Trou dans les hauts de Saint-Leu.
C’est là, le Vendredi 9 novembre 1811, que l’esclave Élie, forgeron chez Célestin Hibon, organise la rébellion la plus célèbre de l’histoire de La Réunion2.
Au petit matin de ce vendredi, ils sont une centaine d’esclaves rassemblés autour d’Élie à la Ravine du Trou dont Prudent, Hercule, Jules, Caprice, Vincent, Romain, Martyr… C’est de là qu’ils descendent vers la côte pour mener l’offensive.
Le ruisseau des Noirs et son eau fraiche
Quant à «Ysabeau l’Indienne», esclave à Saint-Denis, elle se rend tous les jours au Ruisseau des Noirs pour la corvée d’eau3. Dans son ouvrage «Histoire des courtisanes célèbres de tous les temps et de tous les pays» publié en 1875, Henry de Kock fait parler son héroïne, Ysabeau, 14 ans :
«Le maître à qui j’appartenais occupait à Saint-Denis une magnifique maison ; il possédait une nuée d’esclaves. Perdue dans le nombre, mon unique emploi officiel était de me rendre chaque après-midi au ruisseau des Noirs, situé au milieu de la ville, et où tous les domestiques de Saint-Denis vont cherche de l’eau fraiche pour le repas du soir.
C’était moi qui remplissait la gargoulette destinée à la fille du maître ; mademoiselle Paula Lagrange ne voulait boire que de l’eau puisée par moi».
Une «rue de la fontaine»… sans fontaine
Au 18ème siècle à Saint-Denis, il y avait une «rue de la fontaine». Il s’agissait de l’actuelle «rue Monseigneur de Beaumont». Ouverte en 1777, bizarrement, cette rue ne comportait aucune fontaine…
«Cette fontaine était prévue par Honoré de Crémont pour la partie orientale de la ville», apprend-on dans le livre de Mario Serviable, «Saint-Denis de La Réunion, la clef du beau pays». Le projet n’a jamais abouti.
La «Grande Pompe» et la «Petite Pompe»
Dans son plan de rénovation et de modernisation de Saint-Denis, Honoré de Crémont, ordonnateur de 1767 à 1778, avait intégré quatre fontaines. Si celle de la rue de la Fontaine ne fut pas réalisée, en revanche, les trois autres ont été construites et alimentées grâce à un aqueduc qui conduisait les eaux du ruisseau des Noirs captées au pied du Brûlé jusqu’à la place située devant le Jardin du Roi [jardin de l’État].
En 1780, la ville de Saint-Denis compte donc trois fontaines publiques principales :
• La «Grande Pompe» se trouve sur la place du Jardin du Roi, «sous le grand ficus» précise Émile Trouette dans son ouvrage «L’île Bourbon pendant la période révolutionnaire». Joseph Hubert aurait souhaité qu’elle soit baptisée «Fontaine Crémont» en hommage à l’ordonnateur mais la sagesse populaire en a décidé autrement.
La «Pompe Zamal» : où Zamal a étranglé Muguet…
• La «Petite Pompe» se dresse au carrefour des rues de Paris et de la Compagnie. «Elle gênait au beau milieu d’une très petite place, précise Émile Trouette. On l’a portée sur l’extrémité du square de l’hôpital, mais en la défigurant. Qu’a-t-on fait de ces pierres si bien taillées ?»
• La «Pompe de la Geôle» a été construite contre le mur de l’ancienne prison.
Selon Mario Serviable [«Les maires de Saint-Denis»], la fontaine la plus pittoresque de Saint-Denis, appelée «fontaine Muguet», se trouvait à l’angle des rues d’Après et Monthyon : «Elle était appelée aussi «Pompe Zamal», Zamal étant le nom d’un employé indien de M. Muguet. Un soir, Zamal avait étranglé M. Muguet pour le voler ; il fut toutefois acquitté».
Toponymie réunionnaise et poésie
En 1871, 17 fontaines sont réparties dans la ville de Saint-Denis. Le maire, Louis Le Siner, fait de l’eau sa priorité : on compte bientôt 50 fontaines à Saint-Denis, même dans les quartiers les plus reculés…
L’«Anse des Cascades» [Sainte-Rose], quartier «Quatre robinets» [Saint-Leu], Trois-Bassins, le «Voile de la Mariée» [Salazie], «La Source» [Saint-Denis], quartier «Grande Fontaine» [Saint-Pau], quartier «L’Épuisement»4 [Le Port], quartier «Bassin Plat» [Saint-Pierre], rue «Ruisseau des Noirs» [Saint-Denis]…
La toponymie réunionnaise est emplie de références à l’eau. Ainsi que de poésie. Et la poésie s’empare des fontaines, des sources, des ravines, comme le prouvent les quelques vers qui suivent…
«Fontaine aux flots heureux où jouait la lumière»
Sur la grande place de la fontaine / Dans une mêlée de visages et de rêve (Alain Lorraine) • Nous ferons des roulettes avec la paille des cannes / Regarderons aux rampes les ravines qui chassent /Et boirons l’eau trouble aux fontaines (Jean Albany) • Et sur le môle obscur où les voix des fontaines / Commentent la langueur ardente de la nuit (Auguste Brunet) • L’eau qui chantait ne coule plus dans le bassin (Georges-François) • Fontaine aux flots heureux où jouait la lumière (Charles Leconte de Lisle) • In mti gine delo / In pongné delo / Kinm pa pou moin / Pou kal marmay dann lonbraz Pié d boi la vi (Danyèl Waro) • La ravine le berce à son murmure proche (Louis Ozoux) • Nous avons trouvé le magique Étang / Où se reflétait le regard pensif (Anne-Mary de Gaudin de Lagrange) • Fin du jour / Et le jet d’eau retombe en fines clartés grises… (Auguste Brunet)
À La Réunion, vous êtes bien au pays des fontaines.
7 Lames la Mer
De Nantes à Saint-Denis, le voyage des anges
Quel lien y a-t-il entre le «Passage Pommeraye» [galerie commerciale] de Nantes et la cathédrale de Saint-Denis ? Réponse : les anges !
En 1854, Gustave Manès, maire de Saint-Denis [1848-1849 et 1854-1855], fait don à la cathédrale d’une fontaine monumentale. Elle est constituée d’un ensemble de statues allégoriques représentant le commerce, l’industrie, l’agriculture et la marine. La vasque de la fontaine est soutenue par une sculpture en forme de palmier à laquelle sont adossées les quatre statues.
Récemment restaurée, cette fontaine et ses anges sculptés ornent le parvis de la Cathédrale… Et à 12.000 kilomètres de là, les mêmes anges surveillent le «Passage Pomerraye» de la ville de Nantes.
Des anges créolisés
«Arrivant de La Réunion, Gustave Manès a probablement débarqué à Nantes en 1849», apprend-on à la lecture d’une recherche effectuée par le Réunionnais Alain Hibon.
Découvrant les anges du «Passage Pomerraye» qui datent de 1843, il décide alors de passer une commande à Jean-Baptiste Joseph Debay [1802-1862], sculpteur auteur des statues.
Ainsi, les symboles de l’agriculture et de l’industrie sont adaptés à La Réunion.
Concernant l’allégorie de l’agriculture, «la charrue et la gerbe de blé sont remplacées par le caféier et la canne à sucre. Quant à la roue crantée de l’allégorie de l’industrie — roue qui ne figure pas sur la statue nantaise — elle représente sans doute l’élément essentiel d’un fangourin».
Lire aussi :
- La Réunion, pays des cathédrales cassées
- Histoire et jardins : sur les sentiers de la créolisation
- Jardins créoles : qui connaît encore ces grains du pauvre ?
- Paris : le pavillon oublié de La Réunion
- Les derniers jours d’une «boutique chinois»
- Allons bat’ carré à Saint-Denis en 1937 (1)
- Saint-Denis 1937 : la petite marchande de poissons (2)
- «Chez Marcel», derrière la porte en fer…
- Butor 1930 : chez Mam’zelle Zizi, pension tout confort
- Ysabeau l’Indienne : courtisée à Paris, tuée à Bourbon
- Les sorciers oubliés de la route du Littoral
Orientations bibliographiques : «L’île Bourbon pendant la période révolutionnaire», Émile Trouette, 1888 • «Chroniques de Bourbon», Yves Pérotin, 1956 • «Les poètes de l’île Bourbon», préface et choix par Hippolyte Foucque, 1966 • «Action poétique 107-108, poètes de La Réunion», Henri Deluy, 1987 • «Grand livre d’or de la poésie réunionnaise d’expression française, des origines à nos jours», Éditions Réunion, 1990 • «Les maires de Saint-Denis», Mario Serviable, Ars Terres Créoles, 1992 • «Le patrimoine des communes de La Réunion», Flohic Éditions, 2000 • «Trésors ! Le patrimoine caché de La Réunion», Daniel Vaxelaire, Azalées Éditions, 1996 • «La Réunion, 4 siècles de défis, l’histoire des travaux publics depuis le XVIIème siècle», Daniel Vaxelaire, Océan Éditions, 2003 • laurhinehoarau.canalblog •
- Auteur : Jean-Claude Legros.
- Lire à ce sujet :
• La guerre la pété ! La révolte dann café !
• Révolte des esclaves : le syndrome de Saint-Leu. - Lire à ce sujet : Ysabeau l’Indienne : courtisée à Paris, tuée à Bourbon.
- Le quartier de «L’Épuisement» tient son nom d’un ancien puit.