En matière de patrimoine, mieux vaut voir le jour rue de Paris que rue Sainte-Marie. On…
Ci-gît «l’imposte remarquable» sur le trottoir (5)
Ci-gît, sur le trottoir, «l’élément remarquable de la maison». Une vieille «imposte ajourée» qualifiée de «remarquable» par «M. l’architecte des bâtiments de France, chef du service départemental de l’architecture et du patrimoine» himself ! Ultime vestige d’une maison qui n’existait plus depuis un an déjà… «L’imposte remarquable» jetée à la rue ne finira pas dans les poubelles de l’histoire sans laisser de traces : nous l’avons photographiée.
« La maison blanche au bout de l’allée, avec les souvenirs de l’enfance en allée«
Les trottoirs des grandes villes réservent parfois de drôles de surprises. Des canapés défoncés, de vieux meubles, des cartons, les reliefs d’une nuit de Noël, etc. Les rebuts d’un Noël qui a intégré la liste des festins à crédit jalonnant le miroir aux alouettes de la consommation à outrance. Des rébus à déchiffrer qui résument le triste sort d’une île bientôt amnésique. Un tableau qui serait une nature morte sans les aboiements des chiens errants se disputant les emballages.
En attendant le camion-poubelle et sa bouche de néant où tout se confond lorsqu’il s’agit de «mèt’ propre», les objets reniés émergent du décor, jusqu’à y faire tâche, dernières pointes d’histoire dans ce paysage voué, au nom du progrès, à ressembler demain à n’importe quelle banlieue lot koté la mer.
«C’est très vieux, c’est très ancien, ce sont des choses
Très douces : la maison blanche au bout de l’allée
Avec les souvenirs de l’enfance en allée
Sous les palmiers, le long des grands hibiscus roses»…1
«L’élément remarquable de la maison»… finit sur le trottoir
«L’élément remarquable de la maison est l’imposte ajourée de la varangue et les consoles chantournées qui permettent de dater l’ensemble de la fin du XIXème siècle (…)». Ah, qu’en termes galants ces choses là sont dites.
Celui qui parle ainsi — ou plutôt qui écrit — n’est autre que «Monsieur l’architecte des bâtiments de France, chef du service départemental de l’architecture et du patrimoine» himself ! Mais l’architecte, lui, fait son boulot.
Il décrit, il énumère les caractéristiques spécifiques de la case du vieux Valentin2, il évalue… Bref : il expose son avis d’expert, transmet aux services concernés. Il donne l’alerte ! En vain.
Et l’ornement qu’il qualifiait en 2003 [voir copie du courrier ci-dessous] de «remarquable» a atterri en travers du trottoir de ce lendemain de Noël 2014, au milieu des résidus du réveillon. Tristes tropiques.
Quant aux «consoles chantournées», elles ont rendu l’âme, en 2013, en même temps que la maison du vieux Valentin, sous les coups de boutoir du caterpillar. Circulez…
Des dents creuses qui hantent le paysage
Comme chaque fois que l’occasion se présente, il y a quelques jours, nous sommes passés devant l’emplacement de ce qui fut autrefois la maison du vieux Valentin. Rue Sainte-Marie : parcours de souvenance qui voit peu à peu disparaître du paysage les expressions les plus diverses de l’architecture créole. Ici, on est loin des yeux des touristes et des conservateurs : ce n’est pas la «rue de Paris»3. Ce n’est pas la «vitrine touristique», dressée pour faire croire qu’il existe une politique touristique comme les étals des magasins disposent ours, rennes et Pères Noël pour faire rêver ceux qui ploient sous le soleil de décembre et les crédits à la consommation.
Ici, la spéculation immobilière gagne chaque jour une bataille et l’on ne voit pas fleurir, accrochées aux murs, les petites «plaques souvenir» avec photo, nom de la maison et texte historique comme «rue de Paris». Ici, ce sont des maisons qui s’étiolent, des carcasses vides qui pourrissent sur place, des baraques délabrées, à l’image de celle dont la photo ci-dessous est un témoignage édifiant. Des bâtisses squattées, dont la présence évite aux autorités la corvée d’aide au logement envers ces familles pauvres et exploitées qui seront bientôt chassées par les bulldozers et les grues. Des dents creuses, sortes de terrains vagues servant de décharge éphémère ou de parking.
Bientôt, au mieux, ces espaces — où l’on se gardera bien de procéder à des fouilles d’archéologie préventive — accueilleront immeubles design, telle cette résidence «Kandinsky» au geste architectural élaboré qui a si bien remplacé une petite case créole qu’elle semble avoir toujours été là, dans sa lumière et sa fonctionnalité post-modernes.
Divorce organisé entre urbanisme et patrimoine, aux torts exclusifs du dernier
Pourquoi un énième article sur la case de Valentin ? Pour saisir le moment, bientôt révolu, où le face-à-face ruine contre résidence normée développement durable, squatt contre refuges pour CSP++, gloire déchue du lambrequin et du bois sous tôle contre béton habillé de matériaux nobles, souligne le divorce organisé entre urbanisme et patrimoine, aux torts exclusifs du dernier.
Nous revendiquons un droit à l’urbanisme qui n’oppose pas patrimoine et modernité, en substituant — voire en subtilisant — le premier au profit du second. Nous pensons que cette démarche est indispensable, possible et salutaire.
Nous sommes partisans d’un remodelage du paysage urbain qui soit capable d’audace en faisant cohabiter gestes et volumes futuristes, demeures coloniales et expression populaire et généreuse de l’architecture créole. Une architecture créole trop souvent réduite au misérabilisme — ou habilement escamotée au nom d’un «patrimoine immatériel» dont l’entretien rapporte en bulletins de vote ce qu’il coûte en subventions.
La maison du vieux Valentin avait un secret bien conservé
La case du vieux Valentin et ses souvenirs, ses secrets. Des secrets tellement secrets, que même les urbanistes ne les voient pas… Car la maison du vieux Valentin, dont les plans avaient été sciemment détruits — et pour cause… — avait un secret bien conservé : une pièce cachée et indétectable à laquelle on accédait via la salle à manger, en empruntant une ouverture masquée dans la cloison et dissimulée par un grand vaisselier.
Derrière la cloison, quelques marches en pierre descendaient pour remonter en tournant vers la droite et déboucher sur une pièce aveugle, nichée au cœur de la maison, à mi-chemin entre le rez-de-chaussée et l’étage.
Une légende familiale, transmise sous le couvert du secret et entourée comme il se doit de mystères et de non-dits, prétendait que cette pièce cachée avait servi de planque à un homme, dans des circonstances romanesques et rocambolesques, pendant plusieurs mois ou années.
Le terrain est toujours vague… envahi de mépris
Comme chaque fois que l’occasion se présente, il y a quelques jours nous sommes donc passés devant feu la maison du vieux Valentin et nous avons jeté un œil en direction de ce qui, depuis un an maintenant, n’existe plus. Histoire de vérifier que la fable du «on va reconstruire à l’identique» — sorte d’imposture mémorielle et architecturale — que l’on nous a servie quand nous avons dénoncé la destruction de ce patrimoine4, n’a pas encore connu un début de commencement.
Non : le terrain est toujours vague… envahi de gravats, de détritus, de mépris. Rabougri. Dévasté. «Dent creuse» que l’urbanisation amnésique — ou la «reconstruction à l’identique» manière carton-pâte — la spéculation, les promoteurs et le béton arrogant vont bientôt combler.
L’imposte, c’est la dentelle de la case créole, comme les cils au dessus de l’œil
Mais ce jour-là, surprise : sur le trottoir, l’imposte était là. Enfin, un fragment d’imposte livré à l’abandon. Renié.
L’imposte, c’est la dentelle de la case créole, comme les cils au dessus de l’œil. Moins connu que le lambrequin, l’imposte est pourtant un élément caractéristique de l’architecture réunionnaise de la fin du 19ème siècle.
Cadre décoratif en bois ajouré comme de la dentelle, l’imposte était généralement disposée au-dessus des ouvertures [portes, fenêtres…] pour favoriser la ventilation et l’évacuation de l’air chaud.
Dans la maison du vieux Valentin, l’imposte «remarquable» surplombait les ouvertures de la varangue sur la façade théâtralisée tournée vers la rue.
L’imposture de la reconstruction à l’identique
Il faut dire que cet «élément remarquable» n’est que l’ultime vestige d’une maison créole qui fut répertoriée en 2003 au Plan d’occupation des sols comme «bâtiment d’intérêt architectural», dixit Monsieur le Maire de l’époque [voir copie courrier ci-dessous].
Dix ans plus tard, en 2013, le fameux «bâtiment d’intérêt architectural» — la case du vieux Valentin — était écrasé en missouk.
Depuis, on nous chante l’imposture de la reconstruction à l’identique.
7 Lames la Mer
Lire aussi :
- Le secret de la maison qui n’existe plus (1)
- 7 Lames la Mer persiste et signe : cette maison n’existe plus ! (2)
- Angélique plus chanceuse que Valentin (3)
- Fragments de l’intimité d’une case créole disparue (4)
- Les secrets de Toune dévoilés par un vieil album-photos
- Jean-Valentin Payet, ou le roman déchiré
- Rue de Paris : 180 ans d’histoire abattus par une pelleteuse
- Les mystères de la Maison Timol
- La sirène et la maison de la reine
- Entrez dans la maison de la reine et de la sirène (6)
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- Les derniers jours d’une «boutique chinois»
- Histoire et jardins : sur les sentiers de la créolisation
- Jardins créoles : qui connaît encore ces grains du pauvre ?
Réalités émergentes Réunion, Océan Indien, Monde.
Presse, Edition, Création, Revue-Mouvement.
- Extrait d’un poème de Georges François (1931).
- Lire à ce sujet :
• Le secret de la maison qui n’existe plus (1)
• 7 Lames la Mer persiste et signe : cette maison n’existe plus ! (2)
• Angélique plus chanceuse que Valentin (3)
• Fragments de l’intimité d’une case créole disparue (4). - Mais même « rue de Paris », le patrimoine est soumis à rude épreuve. Lire à ce sujet :
• Rue de Paris : 180 ans d’histoire abattus par une pelleteuse
• Les mystères de la Maison Timol. - “Un permis de construire a été déposé qui prévoit la reconstruction à l’identique (implantation légèrement avancée) et à l’arrière construction de 3 logements. Avis favorable de l’Architecte des Bâtiments de France du 10 décembre 2012 avec prescriptions : « les détails constructifs et décoratifs de la case reconstruite seront en tous points identiques à ceux de la maison d’origine »”.
Cette information nous vient directement de l’adjoint au maire chargé de l’aménagement et de l’urbanisme (2013).
Pourquoi reconstruire à l’identique alors qu’on détruit l’original ? Laissez-nous les originaux ! La maison du vieux Valentin reconstruite « à l’identique »… ce sera comme cette boisson gazeuse autrefois célèbre : ça ressemblera à la maison du vieux Valentin, ce sera doré comme la maison du vieux Valentin… mais ce ne sera pas la maison du vieux Valentin !.