St’année-là, Noël té i tonm in vendredi. Père Noël té bien content, à cause li té…
Noël avait Maria
Elle chante, il joue du banjo. Il peint, elle ressasse un maloya. Elle virevolte dans la case, il la contemple. Voici l’histoire des deux amoureux, Noël et Maria René, l’ours et le moineau. A découvrir à la fin de l’article, l’interview de Noël et Maria René, réalisée en 1987 : la voix d’ours de Noël et la voix de moineau de Maria mêlées.
Quand Maria fredonne un vieux séga chinois
Maria est assise près du lit ; les yeux mi-clos, elle fredonne un vieux séga chinois en balançant ses pieds comme une fillette. « Dansé le séga chinois / Dansé le séga chinois / Ou tourné tipa tipa ». Au mur tapissé de fleurs jaunes, un banjo est suspendu. Le soir descend, éteignant peu à peu la rumeur de la cité.
Noël est allongé sur le lit, éclairé par une vieille lampe de chevet. A côté de lui, des pinceaux et quelques tubes de couleurs. La tête relevée et calée par un gros coussin, il tient de la main gauche un tableau dressé face à lui et appuyé sur son ventre, et de la main droite un pinceau qui virevolte à la surface de la toile.
Sur le tableau, un accordéoniste, un guitariste, des danseuses et quelques personnages pique-niquent dans l’herbe autour des marmites. Dans la partie gauche de la toile, un joueur de banjo en chaise roulante observe la scène. Le peintre est passé de l’autre côté, il s’est glissé à l’intérieur de l’œuvre ; car ce joueur de banjo n’est autre que Noël René. « C’est la première fois que je me mets en scène, confie-t-il. D’habitude, je me contente de rester du côté du peintre ».
La voix pimentée de Maria s’élève en maloya
Dans le modeste LTS qu’ils occupent à la SIDR du Port, l’odeur du cari me cueille à la porte. Les tableaux de Noël tapissent les murs jusqu’au plafond, accrochés en couches superposées, les uns par dessus les autres par manque de place, accentuant l’impression de maison de poupée.
Noël est calé dans son fauteuil roulant, banjo en bandoulière. Il a soixante ans, les yeux humides, et ouvre les bras quand je me penche pour l’embrasser. Sa voix grave et chaude m’invite à prendre un asseoir tandis que Maria papillonne autour des marmites.
La pendule marque le temps qui s’écoule en carillonnant. Les doigts de Noël caressent les cordes du banjo et, de la cage noyée de fumée qui leur sert de cuisine, la voix pimentée de Maria s’élève et répond en maloya : « La chaleur lé fort / Pousse pas moin dann coin / Pousse pas moin dann coin, ma gitane / Ta fé touffe amoin / La chaleur lé fort / Alon bord la mer / Alon bord la mer, ma gitane / Na gaingne in pé l’air ». Les yeux de Noël s’allument. Noël aime Maria / Maria aime Noël.
« Sans Maria, je ne serais pas là aujourd’hui »
La chaleur est forte dans le béton du petit logement social, malgré les gros nacos de tôle en rez-de-chaussée ouverts sur les cris des marmailles de la cité et les stridulations des deux-roues débridés qui tracent au loin. Maria prend la pose, coquette, tête légèrement penchée, accoudée sur l’épaule de Noël, et mon appareil photo capte l’image de l’amour gravé dans leur quotidien depuis 1961.
« Sans Maria, je ne serais pas là aujourd’hui. Quand je l’ai rencontrée à Saint-Denis, j’étais une sorte d’écrivain public ». Marie-Angéla Charlettine est arrivée un jour avec des papiers à remplir pour la Sécurité sociale. Handicapé depuis presque quatre ans, Noël la reçoit, allongé sur son lit.
Ainsi, à trente-trois ans, Noël rencontre sa Maria, de cinq ans son aînée, et depuis ils ne se sont plus quittés. Il découvre sa voix au timbre qui vibre comme un rire enfantin, au goût acidulé comme un bonbon aigre fondant sur la langue. Elle devient sa muse. « Tous ces textes écrits depuis des années, poésies, chansons, avaient enfin trouvé leur interprète ».
Maria et sa dégaine de Betty Boop créole
Finie la chorale à l’église, Maria se consacre désormais aux romances, ségas et maloyas composés par Noël. Les deux amoureux écument les bals et autres salles vertes dressées dans les cours pour les mariages, baptêmes, communions, etc. Noël avec son banjo et son fauteuil roulant. Maria avec sa voix d’éternelle gamine et sa dégaine de Betty Boop créole. Et un répertoire d’une cinquantaine de morceaux. Quelques années plus tard, naît Dominique, la petite fille de l’amour. Noël aime Maria / Maria aime Noël.
Il se souvient de l’enfance à Trois-Bassins, ses parents planteurs, ses quatre sœurs et ses cinq frères. « A quoi cela sert-il d’aIler à l’école ? Tu seras plus utile dans les champs », lui dit un jour sa mère. A regret, il quitte donc l’école à huit ans, récitant à peine son ABCD. Il plante la canne, le géranium, le maïs.
Dès quatorze ans, il descend régulièrement à pied depuis Trois-Bassins jusqu’au port de la Pointe-des-Galets où il écoule la production familiale contre du café, du sucre, du tissu, du savon. Puis, retour à Trois-Bassins. « Je ne sais pas combien de kilomètres j’ai parcourus à pied à cette époque… C’est un peu comme si j’avais fait plusieurs fois le tour de l’île ».
« Ecrivain public malgré moi »
Mais le rêve de Noël est d’apprendre à lire ; il veut devenir écrivain, raconter des histoires, écrire des poèmes et des chansons. Alors, le dimanche, assis sur une butte dans une touffe de vétiver, il déchiffre son cahier de romances et ses sibylles1, il recopie les pages du livre de messe et des pages entières dans les journaux jusqu’à ce que l’analphabète se transforme en poète2.
Il se met à écrire des chansons dont la première est le « Séga chinois » que ressasse Maria et qui n’a jamais été enregistré. « Pour rendre service », il devient écrivain public. « Ecrivain public malgré moi, précise-t-il, car jamais je n’aurais imaginé assumer un jour ce rôle alors que j’ai quitté l’école sans savoir écrire. Mais quand les gens me sollicitent pour que je remplisse leurs papiers administratifs, je ne peux pas refuser. Et puis, c’est grâce à cela que j’ai rencontré ma Maria, ma mie ». Noël aime Maria / Maria aime Noël.
Plus tard, l’écrivain public se transforme en écrivain et rejoint l’Ader3 dès sa création. Il s’implique activement dans les activités organisées au sein l’Ader comme le concours « Tout dire » lancé en 1975 par Alain Gili en partenariat avec le Crac4 ou encore des soirées cabaret destinées à recueillir des fonds et au cours desquelles Maria se produit sur scène.
« Madame Robert le Diable »
Il signe en 1978 « Madame Robert le Diable », roman en créole « tapé à la machine », traduit en français et illustré par ses soins. « Madame Robert le Diable » est polycopié à cent exemplaires par des proches de Noël sur la ronéo de l’Ader.
« C’est un roman d’aventure inspiré de personnages réels. Madame Robert le Diable habitait la Chaloupe-Saint-Leu. Mariée en juillet 1939, elle se retrouve seule quelques mois plus tard lorsque son mari embarque pour la guerre en Europe. C’est alors qu’arrivent à la Chaloupe des chasseurs de trésor. Convaincus qu’un magot est caché sur le terrain de Madame Robert le Diable, ils useront de ruses pour l’obliger à quitter sa case ».
« Je me souviens de mon premier instrument de musique, un petit saxophone rafistolé que j’avais fabriqué dans la chaudronnerie où je travaillais alors ». Avec l’aide de son patron, Emmanuel Payet, il confectionnait aussi des flûtes. Mais le terrible cyclone de 1948 pulvérise le petit saxophone de Noël, alors il économise sou après sou pour s’acheter une vieille mandoline.
« On faisait du maloya un peu en cachette »
« Je n’y connaissais pas grand chose en musique ; je me fiais à mon oreille. J’ai surtout appris en fabriquant des instruments de musique à la chaudronnerie ». De la mandoline, il passe au banjo et à dix-huit ans, il anime avec un petit orchestre les bals du samedi soir dans les hauts, du côté de Trois-Bassins. Au programme : ségas, quadrilles, polkas, variété française.
« Le maloya était mal vu à cette époque, à cause de ses gestes érotiques et aussi parce que c’était la danse des esclaves ». Mais, en fin de soirée, quand la salle verte se vidait, la clameur du maloya montait parfois dans la nuit et résonnait jusqu’au matin.
« On faisait du maloya avec quelques vieux du voisinage, un peu en cachette parce que les gros5 n’en voulaient pas. On faisait du moringue6 aussi. Et je suis fier de dire que ma Maria a été une des premières à interpréter un maloya dans une soirée officielle. C’était le 11 octobre 1976, lors de la nuit des auteurs compositeurs de La Réunion. La chanson s’appelait “Noël maloya” ».
« Les lauriers, ça ne remplit pas le ventre »
Ce qu’il ne dit pas c’est que grâce à l’interprétation de sa Maria, il remporte le premier prix ce soir-là ; le diplôme encadré qui trône au dessus du buffet le trahit. Mais Noël ne se fie pas aux récompenses ; s’il sait en mesurer la symbolique, il sait aussi qu’elles se résument le plus souvent à un bout de papier qui jaunit derrière la vitre.
« Les lauriers, ça ne remplit pas le ventre », plaisante-t-il. Pour preuve son premier 45 tours, sorti en avril 1975, enregistré par Maria chez Disques Issa, avec l’orchestre des « Léopards » et des arrangements de Philippe Pauvrèze.
La chanson « Sitarane »7 marque les esprits et les mille exemplaires se vendent en quinze jours. « Fait’ attention Sitarane / Avec son grand sabre à cannes / La police li la pas peur / Bondié son maître d’si la terre ». Malgré ce succès populaire, les deux amoureux continuent de tirer le diable par la queue. Qu’importe, Noël aime Maria / Maria aime Noël. Ils sortent un deuxième 45 tours8 en 1976 puis un troisième9 interprété par Natacha du Port, qui laisse cependant un goût amer : « je n’en ai jamais vu la couleur », s’exclame Noël.
« J’ai décidé de devenir artiste-peintre »
Il se souvient de l’année 1958, si sombre. Noël a trente ans lorsqu’il tombe malade de la poliomyélite. Le voilà cloué dans un fauteuil roulant. « Ne pouvant plus travailler ni dans les champs ni à la forge ni à la chaudronnerie, je me suis reconverti par la force des choses. Comme j’avais encore mes deux mains, j’ai décidé de devenir artiste-peintre ».
Il n’a pas les moyens de s’acheter de vraies toiles ; qu’importe, il peint quand même, sur des planches de récupération, sur du contreplaqué, sur du bagapan. Il n’a pas de sous pour se payer des tubes de gouache ; qu’importe, il peint quand même avec du plastique qu’il fait fondre à la flamme.
Les marmailles du quartier lui rapportent le plastique qu’ils récupèrent dans les poubelles. Noël trie les morceaux de plastique, les classe par couleurs, les fait fondre, les mélange pour obtenir la teinte recherchée et s’en sert en guise de peinture. « Plusieurs de mes tableaux sont réalisés grâce à ce procédé de plastique fondu, comme “La Rosa”, où l’on voit une femme en robe orange arroser son jardin devant une petite case créole ».
« C’est comme ça que j’ai appris »
Autrefois quand il était menuisier, puis ferblantier, Noël peignait des fleurs sur les plateaux, les tasses en fer blanc, les bacs, etc. « C’était plus de la décoration que de l’art mais c’est comme ça que j’ai appris ».
Toujours est-il que le talent de Noël finit par être reconnu. Il enchaîne les expositions et parvient à vendre quelques œuvres. En 1980, l’Etat se porte acquéreur d’un tableau intitulé « Maloya et chouchou ». En 1989, le conseil général fait l’acquisition de cinq toiles. Puis, le FRAC10 en achète sept et le musée Léon-Dierx cinq. Noël vend aussi à des particuliers.
Et en 1990, le musée Léon-Dierx lui consacre une rétrospective réunissant plus de quatre-vingt tableaux. Tout le monde se presse auprès de l’artiste en fauteuil roulant, qualifié de peintre naïf.
Deux passions : la musique et la peinture
« N’est pas peintre naïf qui veut, déclare alors la conservatrice du musée, Suzanne Greffet-Kendig. Pour porter ce label, il faut être officialisé comme tel. C’est le cas de Noël René, autodidacte sincère, profondément attaché à son patrimoine, chercheur en matière de technique ».
Noël peint les paysages et les scènes de son enfance — l’église de Trois-Bassins, la cuite du géranium, etc. — mais son œuvre embrasse toute la richesse du tourné-viré réunionnais : la partie de dominos, le mariage sous la salle verte, le combat de coqs, les paillotes, le car courant d’air, le manchy, la plage, la pêche, la messe, la fête de la Salette, etc.
Et comme un trait d’union entre ses deux passions — la musique et la peinture — il consacre plusieurs tableaux au maloya, à la danse et réalise des portraits de ségatiers : Henri Madoré11, Benoite Boulard12, Maxime Laope13, etc.
La fin des confidences
Une main lavant l’autre, c’est grâce à l’argent rapporté par la vente des tableaux que Noël et Maria produisent un quatrième 45 tours en 1981, accompagnés par les « Pop Décadence », avec « Ladi lafé » et « Vacances aux îles ».
« Oté maman, oté maman / Bessa-besse romazave / Oté maman, oté maman / Donne à moin mon lam-tave ». Leur dernier bébé, c’est « Main dans la main », une cassette autoproduite avec dix chansons interprétées par Maria et l’orchestre des « Soul Men ».
L’horloge sonne la fin des confidences. L’heure a vieilli. Les marmites sont restées sur la table.
Un peu de piment écrasé sur le bord de l’assiette
Demain matin, Maria tournera le reste de riz dans la marmite de cari et partagera ce petit déjeuner créole avec son amoureux. « Avec un peu de piment écrasé sur le bord de l’assiette », ajoute Noël, l’eau à la bouche.
Je les quitte tandis que tourne dans ma tête un vieux maloya où se mêlent la voix d’ours de Noël et la voix de moineau de Maria : « Dodo mon papa, dodo / Lève ensemble zétoile quatre èr / Avec ton goni si’l’dos / Pou commande générateur14 / Dodo mon papa, dodo / Lève ensemble zétoile quatre èr »…
Le 28 juillet 1993, Noël René est mort, à 64 ans. Maria est morte le 22 novembre 2016, à 93 ans. Noël aimait Maria / Maria aimait Noël.
Nathalie Valentine Legros
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Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.
- Devinettes.
- Noël René décroche en 1976 un prix lors d’un concours organisé par la société des poètes et artistes de France.
- Association des écrivains réunionnais, fondée en 1975 par Alain Ferrère, puis présidée par Alain Gili.
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