La Réunion en 1937. Thérèse croise Sidonie dans une rue de Saint-Denis. La première photographie la…
Allons bat’ carré à Saint-Denis en 1937 (1)
En 1937, la photographe Thérèse Le Prat réalise un reportage dans les rues de Saint-Denis. Elle quitte l’avenue de la Victoire, la rue de Paris et ses grandes demeures coloniales pour arpenter les rues adjacentes avec leurs petites cases, leurs boutiques et les barreaux en bois. «7 Lames la Mer» a reconstitué son circuit. Sur les traces d’un Saint-Denis d’il y a 80 ans.
La petite marchande de poissons aux pieds nus
Découvrir le Saint-Denis de 1937 à travers les photos si sensibles de Thérèse Le Prat. Son parcours commence par la rue La Bourdonnais, portion comprise entre l’avenue de la Victoire et la rue du Rempart [actuelle rue Lucien Gasparin].
C’est le matin et la première personne que croise Thérèse est une petite marchande de poissons aux pieds nus.
Tenant à bout de bras une grappe de poissons, la marchande minée par la misère baisse les yeux sous sa capeline tandis que Thérèse la photographie. Ont-elle échangé quelques mots sous le soleil ?
Maintenant Thérèse remonte l’avenue de la Victoire. Elle dépasse la cathédrale et trouve sur sa droite l’hôpital militaire1 dont la première pierre fut posée le 4 novembre 1829 pour une reconstruction après un incendie2.
Sous l’ombre des grands arbres
Une automobile s’éloigne3 sous l’ombre des grands arbres. Près du porche, un homme casqué est appuyé sur une bicyclette. Thérèse photographie l’hôpital militaire.
Juste devant elle, se dresse la colonne de la Victoire, érigée en 1923. Des voitures sont garées dans le sens de la descente tandis qu’une charrette chargée de gonis remonte l’avenue, guidée par un homme aux pieds nus.
Sur la droite, on aperçoit le bâtiment de l’hôtel de ville. Thérèse photographie le spectacle de la rue avec les montagnes en arrière-plan.
Arrivée au rond-point avec son monument, elle décide de quitter la grande avenue et de bifurquer sur la droite, à la recherche de l’envers de la carte postale.
Le joli petit balcon de bois n’a pas résisté au temps
Elle remonte la rue de la Compagnie et arrive sur la rue du Rempart qui surplombe le quartier du fond de la Rivière, offrant une vue vers la Montagne et le Cap Bernard.
La construction qui se dresse sur la gauche avec son joli petit balcon de bois n’a malheureusement pas résisté au temps [ou aux cyclones, incendies, urbanistes et promoteurs peu soucieux du patrimoine].
En revanche, la bâtisse sur la droite est toujours là. Un enfant arrive à l’angle de la rue. Thérèse photographie la scène.
Au loin, au pied de la Montagne, on distingue la silhouette caractéristique de l’église de Notre-Dame de la Délivrance.
Dans un fouillis de verdure
La rue du Rempart offre à Thérèse un point de vue idéal, avec une perspective plongeante sur le quartier situé en contrebas qui longe la rivière Saint-Denis.
Dans un fouillis de verdure — palmiers, bananiers, manguiers, arbres à pain, papayers —, grandes maisons et petites cases se côtoient. Thérèse les photographie.
Elle remonte maintenant la rue du Rempart, laissant la mer derrière elle. Sur la droite, plantées au bord du précipice qui plonge vers la rivière Saint-Denis, de petites baraques aux murs lépreux, aux portes et fenêtres closes, et de modestes cases mal alignées donnent au quartier une allure d’abandon.
Deux silhouettes anonymes qui s’éloignent
Une lavandière avec son ballot de linge sur la tête et un panier sous le bras précède Thérèse et remonte la rue derrière un homme portant chapeau. Ont-ils pressé le pas pour échapper à l’objectif de Thérèse, ne lui livrant finalement que deux silhouettes anonymes qui s’éloignent ?
Les nuages descendent vers la ville. Des chiens ont pris possession des trottoirs et des profonds caniveaux.
Mais soudain la petite rue du Rempart, étroite, s’élargit et se transforme en boulevard Lacaussade : à droite les constructions sommaires ont laissé la place à de fiers flamboyants dressés vers le soleil. Au fond, les gorges de la rivière Saint-Denis sont enchâssées par les hautes falaises.
Sous l’ombrage d’un haut flamboyant
On devine sur la gauche [photo de gauche], à l’angle avec la rue de l’Arsenal [actuelle rue Roland Garros], le mur d’enceinte de la maison construite par Albert De Villèle dans les années 1860 et qui abrita, de mars 1897 à novembre 1898, Ranavalona III, la dernière reine de Madagascar exilée4.
Mais Thérèse n’a, semble-t-il, pas photographié la maison de l’exil dont l’architecture est pourtant remarquable5.
Sous un haut flamboyant dépourvu de fleurs — nous ne somme donc pas en fin d’année —, un groupe d’hommes profite de l’ombrage. Ils portent tous un chapeau et semblent indifférents à la présence de cette Européenne armée d’un Rolleiflex qui remonte le boulevard sous le soleil de cette fin de matinée tandis qu’un enfant descend vers la mer, pieds nus, portant un bidon dans une main et une tente6 dans l’autre.
Les vestiges d’un ancien canal comblé sont visibles au premier plan de la photo de gauche.
Sur les traces d’un sentier de lavandières
Plus haut, on aborde la rue du Canal — actuelle rue Gibert des Molières — qui démarre à hauteur de la rue Dauphine [actuelle rue Général de Gaulle] et du premier virage en épingle à cheveux des célèbres « Rampes Ozoux » créées dans les années 1840 sur les traces d’un sentier de lavandières.
Aucune voiture, même aujourd’hui, ne peut descendre ces rampes — qui furent au début à double sens avant d’être réservées à la descente exclusivement — d’une traite : il faut manœuvrer à chaque virage pour éviter de basculer dans le précipice.
Thérèse photographie le boulevard Lacaussade à plusieurs reprises sous différents angles.
Une boutique pimpante sous le soleil avec ses lambrequins
Puis, elle traverse la chaussée pour approcher un mur blanc au petit barreau en bois ombragé par un arbre à pain généreux. Elle longe le mur, s’approche du barreau rafistolé et prend deux photos.
Ose-t-elle jeter un œil entre les planches disjointes avant de poursuivre son chemin en direction de la petite «boutique chinois» qui fait l’angle7 ?
Cette boutique — aujourd’hui remplacée par une sorte de supérette en béton — semble pimpante sous le soleil avec ses lambrequins. Thérèse y entre-t-elle pour se désaltérer ? Des enfants — toujours pieds nus — s’arrêtent à son passage, intrigués par cette femme blanche avec un chapeau d’homme8.
Une coquette maison créole au toit pointu
Plus loin, une charrette attaque la côte de la rue du Canal, à la hauteur d’une coquette maison créole au toit pointu9 Est-ce la même charrette que celle croisée ce matin, avenue de la Victoire ? Thérèse fige la scène sous le soleil qui tombe à pic.
Puis elle s’engage sur les traces de la charrette et commence à grimper la côte. Elle croise peu de monde. Et atteint bientôt l’hôpital Félix Guyon qui se dresse sur la droite, en surplomb de la rivière.
Une belle allée bordée de palmiers sépare les pavillons de l’hôpital, avec en toile de fond la masse de la Montagne.
À partir de là, on peut supposer que Thérèse emprunte la rue Bertin en direction du quartier du « Jardin colonial » — qui deviendra « Jardin de l’État » en 1948. Elle photographie un arbre démesuré dont les racines noueuses enjambent le mur blanc d’enceinte du « Jardin de l’État ».
Les braconniers qui convoitaient les poissons des grands viviers du Jardin escaladaient le mur en prenant appui sur les racines de cet arbre géant pour s’introduire dans les lieux.
Une âme créole qui ne se livre pas
Plus loin, elle prend une étrange photo devant le « Jardin de l’État » : on ne voit pas le jardin [qui se trouve sur la gauche de la photographe].
On aperçoit, à droite, le dos du buste du général François Gédéon Bailly de Monthyon.
La composition de la photo est centrée sur la perspective de la rue Dauphine. La place est vide. La rue est vide. À peine distingue-t-on deux ou trois silhouettes. La belle maison créole n’existe plus.
Cette photo semble symboliser toute la démarche de Thérèse qui aurait pu nous déclarer : «je ne veux pas de vos jardins, ni de vos avenues. Je ne veux pas de vos monuments, ni de vos statues, ni de vos grands hommes. Je veux juste photographier l’âme créole mais dès que je m’en approche, elle s’enfuit et s’évanouit».
Thèrèse concentre son travail sur les expressions populaires de cette ville de Saint-Denis à l’atmosphère si étrange, tantôt opulente à l’excès, tantôt fantomatique et délaissée.
Elle est en quête d’hommes, de femmes, d’enfants, de visages, de regards à fixer sur la pellicule10. Comme cette petite marchande de poissons, croisée plus tôt, si émouvante, la seule qui s’est laissée photographier au cours de cette escapade dionysienne, n’osant dire «non» à l’Européenne.
Mais en 1937, les ombres qui traversent la ville ne se livrent pas. Elles s’éloignent furtivement, apparaissent au coin d’une rue pour s’évaporer aussitôt. Et Thérèse poursuit sa vaine quête.
À suivre…
Lire la suite : Saint-Denis 1937 : la petite marchande de poissons (2)
7 Lames la Mer
Lire aussi :
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- Cet édifice a accueilli par la suite divers services comme la Poste, la Préfecture, le rectorat, des annexes du conseil départemental, etc. Aujourd’hui, l’herbe se dessèche au pied des arbres centenaires…
- Source : «Les cahiers de notre histoire», La rue de Paris, 1988.
- En 1937, la vitesse limite en ville de Saint-Denis est de 15 km/heure.
- Lire à ce sujet :
• Minuit : la reine Ranavalona III pleure dans son palais Rova (1)
• La «Petite fille du Bon Dieu» au cimetière de Saint-Denis (2)
• La tristesse infinie dans les yeux d’une reine (3)
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• Entrez dans la maison de la reine et de la sirène (6). C’est dans cette maison, 2 rue Roland Garros, que furent tournées en 1968 certaines scènes du film de François Truffaut «La sirène du Mississipi» avec Catherine Deneuve et Jean-Paul Belmondo. Aujourd’hui, cette maison a perdu de sa superbe et risque même de disparaître du paysage si rien n’est fait rapidement pour la sauver.La ‘maison de la reine’ dans le film de François Truffaut : ‘La sirène du Mississippi’.
- Panier tressé en vacoa.
- Un de nos lecteurs nous précise que cette boutique était connue sous le nom de «Boutique Alexis»… Et une de nos lectrices ajoute qu’avant la «Boutique Alexis», c’était la «Boutique Ah Kiam».
- Sur certaines photos, on distingue l’ombre de Thérèse avec son chapeau.
La tortue et l’ombre de Thérèse Le Prat. Photo : Thérèse Le Prat. (MQB). - Cette maison existe toujours, dans son écrin de verdure.
Source Google. - Au cours de son séjour à l’île de La Réunion, Thérèse Le Prat photographie les travailleurs : planteurs de cannes, ouvriers des usines, charretiers, etc.
Thérèse Le Prat a traversé de nombreux pays et confirme son talent en réalisant beaucoup de portraits d’habitants. Plus tard, elle deviendra une photographe célèbre pour ses portraits d’acteurs, de chanteurs, de danseurs, etc.