En 1937, la photographe Thérèse Le Prat réalise un reportage dans les rues de Saint-Denis. Elle…
Saint-Denis 1937 : la petite marchande de poissons (2)
La Réunion en 1937. Thérèse croise Sidonie dans une rue de Saint-Denis. La première photographie la seconde, et c’est ainsi que la frêle silhouette d’une petite marchande ambulante avec sa guirlande de poissons surgit du passé pour arriver jusqu’à nous. Histoire d’une rencontre… Histoire de deux femmes. Et un siècle plus tard, l’histoire finit en chanson : «Ah Sidonie, Sidonie, baisse pas la tête, mon ti sèr»…
Regardez ses pieds nus usés par la marche
1937. Une rue de Saint-Denis avec La Montagne en arrière plan. C’est la rue La Bourdonnais, dans sa section proche de la rue Gasparin. Ni voiture, ni passant. Pas même un chien errant sous le soleil. Une femme à l’âge incertain se tient debout près du caniveau. C’est Sidonie1.
Regardez ses pieds nus usés par la marche, ses pauvres habits propres mais fripés et aux couleurs fanées, son chapeau de paille déformé, ses mains douloureuses, ce corps fatigué et soumis.
Ce petit bout de femme arpente les rues en quête d’une bonne âme qui lui achètera sa guirlande de poissons. Quelques pièces pour soulager les ventres inquiets de sa famille entassée dans les faubourgs de la ville. À son bras gauche, un panier vide.
Yeux baissés, visage impassible
La seule âme que Sidonie croise dans le chemin ce matin-là est une Européenne coiffée d’un chapeau feutre [dont on aperçoit l’ombre sur certains clichés]. C’est Thérèse, une photographe.
Au «Bonjour» sonore et enjoué de Thérèse, Sidonie répond d’un petit geste de la tête, yeux baissés, visage impassible.
Thérèse ne veut pas de poissons mais juste prendre quelques photos de Sidonie. Comment refuser ? La photographe glisse-t-elle quelques pièces dans le panier ? Sidonie ne dit ni oui ni non.
Une statue au visage penché vers la terre
Est-ce la honte qui assombrit le visage de Sidonie ? Est-ce la résignation ? Est-ce le souvenir d’une ancienne colère toujours recroquevillée dans le ventre ? La misère… Pieds joints, Sidonie se fige face à l’objectif de Thérèse. Les yeux cachés par l’ombre du chapeau sont toujours baissés. Les lèvres pincées ne livrent rien.
Cette statue au visage penché vers la terre témoigne de la détresse d’un peuple écrasé par le système colonial.
«Regardez-moi si vous voulez mais moi, je ne peux vous regarder», semble dire Sidonie tandis que Thérèse prend plusieurs photos. Sidonie ne bouge pas jusqu’à ce que la photographe quitte les lieux pour rejoindre la rue du Rempart [future rue Lucien Gasparin] qui surplombe la rivière Saint-Denis.
On ne saura rien de plus sur cette vie de misère
La scène a duré moins de deux minutes. Les deux femmes, qui ont peut-être le même âge, s’éloignent dans des directions opposées.
Immortalisée par l’objectif de Thérèse, Sidonie garde tout son mystère, même si sa chétive silhouette et son visage impénétrable sont arrivés jusqu’à nous. On ne saura rien de plus sur cette vie de misère. De la silhouette et du visage de Thérèse, 42 ans, on ne saura rien non plus.
Mais qui était donc cette photographe prénommée Thérèse qui déambulait en 1937 dans les rues de Saint-Denis ?
Elle s’appelait Thérèse Le Prat et elle a photographié les artistes les plus connus de son époque : Louis Jouvet, Pierre Fresnay, Jean-Louis Barrault, Arletty, Jean Marais, Jeanne Moreau, Colette, Jean-Paul Belmondo, Alberto Giacometti, Maurice Béjart…
Dans l’ombre de Thérèse Le Prat
Face à la célébrité de ses modèles, Thérèse Le Prat semble avoir opté pour l’ombre en cultivant la discrétion. Son visage reste inconnu et aucune petite main ne s’est jusqu’à l’heure penchée sur un clavier pour lui concocter une page Wikipedia.
«7 Lames la Mer» a donc décidé de vous entraîner sur la piste de cette mystérieuse Thérèse Le Prat qui a réalisé en 1937 un émouvant reportage photographique sur La Réunion.
À suivre…
Lire la suite : Le mystère du galet Gamède enfin percé ? (3)
Nathalie Valentine Legros
Sidonie, baisse pas la tête, mon ti sèr
Sidonie est devenue une figure archétypale de l’âme créole, dans la galerie des ombres réunionnaises. D’un siècle à l’autre, elle cristallise notre quête d’une histoire oubliée, tronquée, qui a mis en lumière les dominants et confiné les dominés dans l’anonymat d’une «mémoire morte».
Mais voilà, d’un siècle à l’autre, Sidonie est debout en plein soleil — grâce à la photographe Thérèse Le Prat — et elle se dresse dans notre mémoire vive ! Témoin surgi de l’amnésie organisée, elle réveille notre mémoire volée.
Sidonie a inspiré une belle chanson créole.
Philippe Janka : clavier, choeur
Charlie Lallemand : guitare
Nicolas Lew-Man-Mew : voix, guitare
Nicolas Givran: percussion
Auteurs / compositeurs : Nicolas Lew-Man-Mew & Philippe Janka
Enregistrement et mixage : Serge Parbatia
Réalisation : Atelier PADO
Solèy lé for / An vil Sin Dni / Mon vant i kri / Pa lwin midi
Nana in moun / Son pat atèr / I vann son pès / La ri Voltèr
Rofrin
A Sidonie Sidonie / A Sidonie Sidonie / Bès pa la tèt / Dann fé klèr amèr / Bès pa la tèt / Mon ti sèr
Na pwin pèrsone / A sèt èr si / Pou asèt tout / Ton makabi
Inn ti kat sou / Po twé nyabout / Tir ton fami / Dann vant la nwit
Rofrin
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Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.