Sakay : sur les traces d’une ville fantôme
Séjournant dans la Grande île pour travailler avec des artistes malgaches sur l’opéra «Fridom», Jean-Luc Trulès et Emmanuel Genvrin en ont profité pour sillonner la Sakay, du nom de la rivière qui coule dans la plaine. «Sakay», qui signifie «piment» en Malgache, a inscrit dans l’imaginaire collectif réunionnais des sentiments très contrastés. C’est en tout cas le thème qui inspirera la prochaine création de Jean-Luc Trulès et d’Emmanuel Genvrin qui nous ont ramené un reportage photos et des commentaires.
Sakay… des avis contrastés
Aborder le sujet de la Sakay à La Réunion crée souvent un malaise parmi les interlocuteurs. Les avis sont la plupart du temps contrastés, les uns y voyant une expérience exemplaire vécue comme un Eldorado par les Réunionnais acteurs de cette «aventure», les autres décrivant un épisode peu glorieux des relations — sur le mode «dominants-dominés» — entre les Réunionnais et les Malgaches, épisode qui s’est soldé par un échec cuisant.
Séquence douloureuse de l’histoire de Madagascar et de La Réunion, l’expérience de la Sakay, démarrée au début de la décennie 1950, a consacré une forme de colonialisme consistant à envoyer les colonisés Réunionnais — petits blancs des hauts et pauvres pour la plupart — dans la Grande île afin qu’il s’installent à 150 km dans l’Ouest de Tananarive et construisent, au milieu de «nulle part», une vraie ville.
Appelée Babetville — du nom de Raphaël Babet — elle comptera jusqu’à 4.000 habitants en 19691. Ainsi les Réunionnais candidats à cette «immigration» participent-ils à un processus de colonisation des terres malgaches et… des Malgaches.
Un îlot de progrès dans un océan de pauvreté
«Programme-pilote» imaginé en 1950 par Raphaël Babet député-maire de Saint-Joseph soutenu par la classe blanche dominante qui avait la main mise sur la majorité des terres réunionnaises, la Sakay a suscité de grands espoirs chez les Réunionnais de condition modeste engagés dans l’aventure. Ne possédant rien à La Réunion, ils allaient pourvoir là-bas exploiter la terre, planter, se lancer dans l’élevage, etc.
Durant deux décennies, la Sakay connut un véritable âge d’or diront certains (agriculture, élevage, industries, santé, éducation, etc.). Mais le revers de la médaille est que cet «âge d’or» reposait sur un modèle autarcique «qui constituait un îlot de progrès technologique dans un océan de pauvreté».
Si le «transfert de compétences» vers la population malgache avait été un des arguments pieux — histoire de se donner bonne conscience — des promoteurs de l’aventure Sakay, transfert il n’y eut point — ou alors dans des proportion dérisoires — et dès le début de la décennie 70 apparut dans la Grande île un slogan légitime et sans ambiguïté : «Rendre la terre aux Malgaches». Dans la foulée, l’arrivée au pouvoir de Didier Ratsiraka enclenche un processus de nationalisation et sonne le glas de l’expérience Sakay. En 1977, la Sakay a définitivement vécu et les Réunionnais ont plié bagages, les uns rentrant au pays, les autres choisissant l’exil en France… Certains se sont suicidés.
L’aventure se solde par un fiasco
On pourra toujours mettre dans la balance les apports positifs et les manquements et spoliations engendrés par cette expérience pour tenter d’en retracer les contours, il n’en demeure pas moins que l’aventure se solde par un fiasco.
Quarante ans plus tard, les images de la Sakay ramenées par Jean-Luc Trulès et Emmanuel Genvrin témoignent mieux que n’importe quel discours qu’il soit partisan ou anti-Sakay… Un sentiment d’abandon domine les couleurs ocres et turquoises de ce qui ressemble désormais à un village-fantôme.
«Jean-luc et moi avons séjourné à Madagascar une dizaine de jours pour travailler les chœurs (magnifiques) de l’opéra Fridom avec une quinzaine de chanteurs, raconte Emmanuel Genvrin. En fin de séjour, nous avons avons fait une halte par la Sakay… Après l’opéra « Fridom », notre prochaine création sera inspirée de la Sakay. Par ailleurs, j’écris une nouvelle, «Jimmy rock Sakay» pour la revue «Kanyar», nouvelle qui s’avèrera sans doute un roman…»
7 Lames la Mer
A lire aussi :
- Le «monstre» de Madagascar a-t-il existé ?
- La Basse Tropicale extrait l’or de la pop gasy des années 70
- L’oiseau-éléphant perce un mystère malgache
- Du riz, de l’amour… et du sang !
- Massavana, la révolte des esclaves en mer
- La mystérieuse aventure malgache d’Alfred Hitchcock
- Rabearivelo, quand un poète quitte délibérément la vie
- Minuit : la reine Ranavalona III pleure dans son palais Rova (1)
- La «Petite fille du Bon Dieu» au cimetière de Saint-Denis (2)
- La tristesse infinie dans les yeux d’une reine (3)
- La reine Ranavalona III liée par un pacte de sang (4)
- L’émouvante vidéo de la reine Ranavalona III (5)
- Entrez dans la maison de la reine et de la sirène (6)
- Harlem : Andy Razaf était l’âme malgache du jazz (7)
- Andy Razaf, jazzman au destin cabossé (8)
- Andy Razaf rêvait d’écrire un opéra malgache (9)
- Ratsitatane, un prince malgache exécuté à l’île Maurice
Réalités émergentes Réunion, Océan Indien, Monde.
Presse, Edition, Création, Revue-Mouvement.