Le 25 juillet 1976, Viking 1 survole Mars au dessus de la région de Cydonia et…
Les amants maudits traqués dans la ravine
Lorsque vous empruntez la route du Littoral en direction de Saint-Denis, peu après la Grande Chaloupe, vous distinguez dans un fouillis de verdure un hameau qui semble figé dans le passé : Ravine à Jacques. Il y a trois siècles, un esclave du nom de Jacques s’est jeté du haut de la falaise à cet endroit pour échapper aux chasseurs de marrons. Une histoire d’amour qui finit mal…
Une femme insoumise en société esclavagiste
À genoux à l’entrée de l’église de Saint-Paul, tête et pieds nus, un cierge ardent à la main, Jeanne Lépinay demande pardon à Dieu, au Roi et à la Justice.
Jeanne est ensuite conduite en place publique et soumise à la torture du cheval de bois, exposée pendant une heure. Cela se passe à Bourbon en 1716. Étrange destin d’une femme insoumise en société esclavagiste…
Cette histoire vraie commence en avril 1708, à l’île Bourbon. Pierre Lebon, dit «La Joie», originaire de Rennes, débarque dans l’île sur le bateau le «Saint-Louis», après un voyage au Pérou. Il a 22 ans et l’île Bourbon ne lui portera pas chance.
Son séjour à Bourbon sera jalonné de drames, d’intrigues, d’activités louches et son comportement lui vaudra les foudres de la Compagnie des Indes qui souhaite s’en débarrasser et l’expulser de l’île.
«Lui et quelques autres semblent être assez turbulents pour que la Compagnie des Indes envisage de les faire partir, soit pour les Indes, soit pour la France»1. C’est en épousant Jeanne Lépinay en 1711 qu’il évitera l’expulsion de justesse. Établi à Saint-Paul, le couple aura cinq enfants…
«Crime de concubinage entre une blanche et un noir»
Qui était Jeanne Lépinay ? On sait peu de choses d’elle. Était-elle insoumise, rebelle, une intrigante, une grande romantique, une femme libérée ? Toujours est-il que son étrange destin l’amènera à rencontrer l’amour, qu’elle suivra sur les sentiers du marronnage, mais elle subira aussi la torture et l’humiliation.
Alors qu’elle est mariée à «La Joie» et que le couple n’a pas encore d’enfants, Jeanne tombe amoureuse d’un des esclaves appartenant à un dénommé Jean Fontaine.
Dans un ouvrage publié en 1859, «Histoire de l’île Bourbon de 1643 jusqu’au 20 décembre 1848», Georges Azéma2 relate ce «crime de concubinage entre une blanche et un noir», nommé par ailleurs dans certains récits «commerce charnel».
«Le 11 janvier 1716, sur la poursuite dirigée par le procureur général, le conseil provincial fut extraordinairement convoqué par le commandant Henry Justamond pour [se] prononcer sur l’accusation reprochée à un nommé Jacques Vol, esclave de Jean Fontaine, habitant Saint-Paul, d’avoir enlevé, de son propre consentement, Jeanne Lépinay, femme de Pierre Lebon, dit Lajoie, et de l’avoir conduite de Saint-Paul à Saint-Denis».
«Enlevée de sa propre volonté»
«Enlevée de son propre consentement» ou encore dans d’autres écrits relatifs à cette affaire : «enlevée de sa propre volonté»… Ces formules étranges pourraient se traduire ainsi : les deux amants s’enfuient dans la montagne, à l’image des héros du premier roman réunionnais «Les marrons» écrit par Louis Timagène Houat, en 18443. Dans le roman de Houat, Frême l’esclave et Marie «la jeune blanche» vivent leur amour, cachés dans une petite case près de l’étang de Saint-Paul mais très vite, ils doivent fuir…
— «Oh ! Mon ami», disait Marie, «nous ne pouvons plus rester ici. Ta vie est en danger et la mienne aussi! … Quittons ce lieu, bien vite, et fuyons, fuyons dans les bois, où nous serons du moins plus tranquilles !»
Frême hésitait par égard même pour Marie. Mais il ne pouvait plus sortir ; on menaçait la vie de l’un et de l’autre. Enfin, les excès devinrent tels que, n’y pouvant plus tenir, ils durent prendre en commun le parti d’aller vivre ailleurs, loin de la présence et des préjugés des blancs.
Alors, une nuit, fuyant la persécution, abandonnant tout ce qu’ils avaient, ils quittèrent tristement leur petite habitation du bord de l’étang ; Marie, comme une enfant, était portée par Frême ; ils gagnèrent ainsi le sommet de la montagne…
Torturée et humiliée en place publique
Jacques Vol et Jeanne Lépinay, comme Frême et Marie dans cet extrait du chapitre 7 du roman «Les marrons», s’enfuient donc dans la montagne, plus précisément dans les hauts de La Possession. Mais entre le roman de Houat et la vraie vie, il y a des différences notamment sur la fin de l’histoire.
«Traqué par les détachements lancés à sa poursuite, l’esclave Jacques abandonna la jeune femme, qui subit, sur une des places de Saint-Paul, la peine du fouet d’abord, puis d’une exposition ignominieuse», rapporte Jacques Lougnon4.
Cette notion d’abandon mérite toutefois que l’on y porte quelques nuances. Se sentant traqués et près d’être rejoints, les deux amants décident de se séparer, Jacques Vol poursuivant seul sa vaine fuite et espérant que Jeanne sera épargnée… Elle aura certes la vie sauve mais sera torturée et humiliée en place publique !
Une sévère meurtrissure entre les cuisses
Georges Azéma donne une description précise des châtiments infligés à Jeanne : «Le conseil, faisant application de la loi en vigueur, et des ordres de la Compagnie, en date du 17 janvier 1709, qui punissent pareils crimes, condamna Jeanne Lépinay à faire amende honorable à la porte de l’église de Saint-Paul, pieds et tête nus, la chemise blanche par dessus la cotte, un cierge ardent à la main, et à demander à genoux publiquement et à haute voix pardon à Dieu, au roi et à la justice, du scandale qu’elle a apporté au public de s’être fait enlever de sa propre volonté par Jacques Vol, esclave, et de là à être conduite à la place publique pour être mise sur le cheval de bois et y demeurer une heure exposée»…
Le supplice du cheval de bois est conçu pour punir la «pécheresse» «par là-même où elle a pêché», lui infligeant une sévère meurtrissure entre les cuisses [voir illustration ci-dessous].
Écrasé par la chute d’un arbre
Ironie de l’histoire, le même jour que sa femme, Pierre Lebon est condamné, «convaincu d’avoir recelé de la tortue de terre que son esclave, Anselme, dit Landouille, lui avait apportée, et d’avoir trafiqué avec les Noirs de la Compagnie de la viande et des panes de tortues de terre»5…
Les esclaves impliqués recevront cent coups de fouet tandis que Pierre Lebon, contraint cependant d’assister au châtiment, ne sera puni que par la confiscation des objets du délit.
La mort l’emportera dans sa quarantième année en 1726 : il succombe écrasé par la chute d’un arbre ! Quelques mois plus tard, sa veuve, Jeanne, épouse en secondes noces un dénommé François Lelièvre.
Mais retrouvons Jacques là où notre récit l’avait laissé : quand se sentant traqués et près d’être rejoints, les deux amants décide de se séparer et que Jacques poursuit sa fuite seul dans la montagne. Les différents récits que nous avons consultés à son sujet restent très flous — voire contradictoires — quant au destin de cet esclave parti marron.
Georges Azéma précise dans son ouvrage que Jacques Vol fut condamné «à avoir les cinq doigts du pied gauche coupés par la main de l’exécuteur des hautes œuvres en place publique». Cette condamnation fut-elle exécutée ? Jacques Vol fut-il capturé par «les détachements lancés à sa poursuite» ? Toujours est-il que l’on apprend dans un récit datant de 1876 et publié sous la plume de F. Cazamian dans «L’Album de La Réunion», que Jacques Vol s’est suicidé !
«Jacques-Vol, c’est-à-dire Jacques-le-Ravisseur»
(…) «Avant d’arriver au Gouffre, nous rencontrons la cascade Jacques-Vol, dont le nom rappelle une dramatique histoire», raconte F. Cazamian relatant une excursion de Saint-Denis à La Possession en longeant la mer.
«C’était au temps de l’esclavage. Un esclave de Saint-Paul ayant enlevé à sa famille une jeune fille blanche, qui avait suivi très volontiers le ravisseur, s’enfuit dans les hauts de La Possession. Traqué par les détachements lancés à sa poursuite, l’esclave Jacques abandonna la jeune femme qui subit, sur une des places de Saint-Paul, la peine du fouet d’abord, puis d’une exposition ignominieuse ; et lui, toujours fuyant devant les soldats, se précipita du haut de la falaise, à l’endroit même où tombe la cascade qui a pris son nom [Jacques-Vol, c’est-à-dire Jacques-le-Ravisseur]. (…) Nous franchissons la Ravine à Jacques, dont le lazaret, à moitié détruit par la trombe du 22 décembre, n’a pas été reconstruit, et nous arrivons à la Grande Chaloupe qui a conservé le sien.» (…)
Désormais, lorsque vous empruntez la route du Littoral entre La Possession et Saint-Denis, rappelez-vous, en passant près de la discrète Ravine à Jacques, qu’ici a pris fin tragiquement l’histoire des amants, Jacques et Jeanne. Les amants traqués.
Nathalie Valentine Legros
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- L’incroyable histoire de la route du Littoral
Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.
- «L’épopée des cinq cent premiers Réunionnais, dictionnaire du peuplement (1663 – 1713)», par Jules Bénard et Bernard Monge, Azalées Éditions.
- Georges Azéma, greffier de la Justice de Paix de Saint-Denis, conseiller municipal de cette commune et membre de la chambre consultative d’agriculture de l’île de La Réunion
- «Les marrons» de Louis Timagène Houat, réédité en 1988 par le Centre de Recherche Indianocéanique [CRI] et préfacé par Raoul Lucas, président du CRI, Editions du CRI.
- «Quinze années d’actualités locales, La Réunion de 1960 à 1975, tome III», Imprimerie Cazal. Dans un article intitulé «Un reportage dans le passé, le centenaire de la première “Corniche”, (Juin 1876-juin 1976)», Jacques Lougnon rapporte le récit de F. Cazamian d’une excursion entre Saint-Denis et La Possession.
- «L’épopée des cinq cent premiers Réunionnais, dictionnaire du peuplement (1663 – 1713)», par Jules Bénard et Bernard Monge, Azalées Éditions.