Le samedi 26 février 1972, Madoré se produit au cours d'une soirée à La Montagne. A…
Le testament de Madoré
«Moin lé né dann fantaisie !» L’enfance de Madoré a été bercée par les chanteurs de rue, les montreurs de marionnettes, les jacquots malbars, les gratteurs de banjo, les joueurs de bobre… Héritier de ces personnages fantasques du « théâtre » des quartiers populaires, il établira plus tard la rue comme sa véritable scène. Hommage à celui qui rêvait «d’horizons plus vastes ou de plus longues routes hantées des vents du large», Henri Madoré, le dernier chanteur de rue de La Réunion, né le 11 avril 1928, mort le 31 décembre 1988.
Madoré, de l’école buissonnière à la mort
«Je suis né en pleine fantaisie»1 !
C’est à l’école de la rue qu’Henri Madoré nourrit son imaginaire tandis que la stricte discipline de l’école Saint-Michel qu’il fréquente ne parvient pas à dompter son caractère rebelle et indépendant : « ABCD / Oilà mi connait mon l’alphabet »2.
Il prend le chemin de l’école buissonnière et ne le quittera que lorsque la mort le trouve, le 31 décembre 1988, à 60 ans, grabataire, dans la petite maison du 7 rue Malartic, vestige du «Camp des gens libres»3 aujourd’hui gommé du paysage.
Gilbert Aubry raconte ses retrouvailles avec Madoré au hasard d’une visite pastorale sur la paroisse de l’Assomption, peu avant le décès du chanteur : «Notre artiste est devenu invalide, mais il se soulève et se traîne pour nous montrer comment il barricade sa porte. (…) La guitare est dans ses mains, un autre homme est devant moi. Il retrouve ce qui a fait sa vie. Ses yeux s’illuminent d’un éclair de jeunesse. (…) Dans le passé, Ti Doré ne se traînait pas comme un cul-de-jatte»…
Sublimer la vie par l’or : «Madoré, Ti Doré»
Au cimetière de la Commune Primat, une tombe est creusée dans la terre le 1er janvier 1989. Une croix noire et une inscription : «Ici repose Madouré Henri». Ainsi retrouve-t-il à travers la mort le «U» de son patronyme, voyelle volontairement escamotée dans l’espoir de sublimer la vie par l’or : «Madoré, Ti Doré» / «Madoré ton li rein lé doré». [Madoré, tes reins sont en or]4.
Repos éternel un soir de réveillon de la Saint-Sylvestre pour celui qui avait, avec facétie et obstination, vécu dans la quête d’une perpétuelle fête, défié la mort plus qu’à son tour et rédigé une sorte de «testament public» à travers plusieurs chansons :
- «Ti Doré dans l’île»
«Zenfant i court / Papa moin la faim…»
Un autre thème récurrent — associé à la mort dans «Le rhum lé bon» — hante l’œuvre de Madoré : l’alcool et particulièrement le rhum [in ti rhum crédit] qui donne du toupet et rend effronté5 ou «saoul comme un cochon»6, mais aussi le vin7 et le whisky8. Deux chansons lui sont même consacrées : «Le Rhum lé bon» et «La mandose».
À travers ses textes, Madoré évoque l’alcool, non sans humour mais sans concession, sur fond de misère, de violence, avec l’oubli comme remède :
• «Cassé brisé»9 : «Zenfant i court / Papa moin la faim / mangé na point / Oilà que le rhum / C’est l’esprit d’l’homme». [Les enfants accourent / Papa, on a faim / Il n’y a rien à manger / C’est le rhum qui commande l’homme].
Le «compère chinois», personnage récurrent
Le «pourvoyeur d’alcool» est un personnage typique de l’univers de Madoré : le «compère chinois», qui apparaît dans plusieurs chansons…
- «Le rhum lé bon» : «Si vi vé avoir d’goût / Rente la boutique chinois».
- «La mandose» : «Mais quand i arrive jour d’ l’an / Zot i connait pas / Que derrière zot comptoir / Bann compère chinois / I rit zot fada».
- «Mouvement de riz» : «Compère chinois la dit comme ça / In kilo pou 45 franc».
La mythologie du petit peuple de Bourbon
Dans l’arrière-boutique du «compère chinois», Madoré trouve un auditoire complice, des frères d’ivresse et d’errance laissés sur le bas-côté par une société post-coloniale pétrie d’inégalités.
C’est là qu’il puise force et inspiration, qu’il recharge ses batteries et avale son quota de dalonerie.
L’œuvre de Madoré nous tend le miroir ébréché de La Réunion du milieu du 20ème siècle, de «la mythologie irremplaçable du petit peuple de Bourbon, à la charnière de la colonie et du département», écrit Jean-Claude Legros, dans le livre «Madoré 1928-1988, Pas besoin croire moin lé mort»10.
«Malgré do riz dans la case na pi»…
Madoré a «le regard planté dans les petites et grandes misères de l’homme», analyse le poète Boris Gamaleya. Madoré ne dénonce pas, il témoigne, il assène sans détour. De manière crue, parfois burlesque, mais toujours juste parce que vécue. La misère, l’alcool, les errances, il connaît…
- «Le rhum lé bon» : celui qui boit trop finit dans le panier à salade qui «fait transport gratis».
- «Cassé brisé» : les enfants ont faim mais l’argent a été englouti dans l’alcool.
- «Cassé brisé» : Il n’y a plus rien à manger à la case mais le mari est là pour contenter la femme… «Ti connait toué lé bien content ma fille / Toi la gaigne un mari maçon / Malgré do riz dans la case na pi / Ton mari va maçonne à toué» / [Tu sais que tu as de la chance ma fille / Tu as un mari maçon / Même s’il n’y a plus de riz dans la maison / Ton mari va te contenter].
- «La mandose» : parfois, le mari est violent et la femme pleure sous les coups… «In ti femme créole / Lété près plérer / Moin la demande ali / Kosa larivé / Li la répondi / Oilà son mari la tape ali» / [Une petite femme créole / Était en train de pleurer / Je lui ai demandé / Ce qui lui arrivait / Elle m’a répondu / Que son mari l’avait tapée]”.
- «Mouvement de riz» : dans les quartiers populaires, on se remplit le ventre de manioc faute de riz et l’on s’habille en guenilles faute d’argent.
Sans retenue, sans entrave, vite, encore, toujours plus
Madoré résiste aux turpitudes de l’existence par une incroyable propension à l’autodérision, une gouaille contagieuse, une fougue innée, un goût irrépressible pour l’adrénaline : «Dans tout mon malhèr / Moin lété content», chante-il dans «Pas besoin croire moin lé mort».
Spontané, impulsif, résolument provocateur, moucateur en diable mais jamais offensant, il est l’expression même de la création immédiate, promenant sur le trottoir d’éphémères paroles dont il ne nous reste aujourd’hui qu’une infime partie.
Madoré est de ceux qui consomment les plaisirs dans l’instant même, sans retenue, sans entrave. Vite. Encore. Toujours plus.
«De plus longues routes hantées des vents du large»
«À défaut d’horizons plus vastes ou de plus longues routes hantées des vents du large» comme l’écrit le poète Boris Gamaleya, il trace sa ligne de vie sur la marge, dans les ornières, ivre de liberté, fréquente les bas-fonds avec sa guitare, ses lunettes noires [qui cachent son œil gauche crevé] et son pantalon cow-boy.
Tout ce qui a le goût de l’interdit le fascine : faire l’école buissonnière et poser la colle pour attraper les oiseaux, chiquer du tabac dès l’enfance, fumer du zamal et des coucounes…
«Lunette soleil chapeau Zorro»
Il a une conscience aiguë de son art et de son statut de chanteur. Cheveux mi-longs soigneusement tirés vers l’arrière, il travaille son «look», un peigne glissé dans la poche arrière de son pantalon. Dans le «camp des gens libres», on le surnomme Zorro à cause de son chapeau et de ses pantalons noirs.
Le poète Jean-Claude Legros, qui a vécu son enfance dans la même rue que Madoré [rue Malartic], écrivait en 1985, dans son texte «Thank you bonna» [Extrait du recueil Ou sa ou sava mon fra, 2005] : «Pou ton banjo pou ton guitare / Lunette soleil chapeau Zorro / Pêcheurs Saint-Leu i rente sul tard / Marmaille la butte dann Tanambo / Thank You Madoré».
Vagabond lumineux et chantant…
Quels que soient le lieu et l’auditoire, Madoré improvisait un séga car il y avait toujours quelque chose à raconter sur cet univers créole et coloré, cruel et fascinant, qui semble sorti tout droit du roman de John Steinbeck, «Rue de la sardine» [1945], version réunionnaise. Mais il n’échappe pas à sa condition sociale et restera aux yeux de beaucoup une sorte de vagabond lumineux et chantant, affublé de tics.
Accidents [il est renversé par le train, une autre fois par une voiture, etc.], blessures sentimentales [les femmes occupent une place importante dans le répertoire de Madoré]11, traumatismes [il assiste à la dernière exécution publique et ne s’en remet pas]12, deuils, maladie… Le carrousel de sa vie ne tourne que par à-coups avec des fulgurances et de longs silences. Mais ne croyez pas que Madoré est mort… Oilà que li la retourne encore !
Nathalie Valentine Legros
A lire aussi :
Cet article a été publié dans la revue N°6 «L’histoire O.I.» [L’histoire dans l’océan Indien], éditée par :
Contact : Laboratoire d’Histoire, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université de La Réunion, 15 avenue René Cassin, BP 7151, 9771, Saint-Denis, La Réunion.
Site : cresoi.fr
Remerciements à Jean-François Géraud et à Serge Bouchet.
Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.
- «Zenfant bâtard».
- « ABCD ».
- La mention «Camp des gens libres» apparaît notamment sur un plan topographique de la ville de Saint-Denis, réalisé par Adolphe d’Hastrel [1805-1874].
- « Chapeau Mambolo », chanson inédite du vivant de Madoré, enregistrée par Jean-Claude Legros le 26 février 1972 lors d’une soirée privée et intégrée sur le CD édité par le PRMA [Pôle régional des musiques actuelles] : « Henri Madoré, le dernier chanteur de rue », [1997].
- « Ah le rhum lé bon / Ça i donne toupet coco / (…) À cause zot lé fronté / Parce le rhum lé bon ». [Pourquoi êtes-vous effronté ? / Parce que le rhum est bon]. « Le rhum lé bon ».
- « La mandose », chanson inédite du vivant de Madoré, enregistrée par Jean-Claude Legros le 26 février 1972. PRMA [1997]. Mandose : « surnom du rhum, comme la gnole. On disait aussi “mondose”, pendant la guerre de 1914 », [« P’tit glossaire », Jean Albany]. « Saoul comme un cochon » : à l’époque, on enivrait le cochon avant de l’égorger pour éviter qu’il ne crie.
- « Oilà do vin mais li donne couraze / (…) Après inn dé trois ti coup d’vin / Mais na donne kalou pou anime le festin ». [Voilà du vin qui donne du courage / (…) Après deux-trois petits coups de vin / Je serai prêt à animer le festin]. « Ti Doré dans l’île ».
- « Pou termine la partie / Bann la i barre au Rallye / Ça qu’ la perdi i paye whisky ». [Pour terminer la partie / Ils s’en vont au Rallye (Bar de Saint-Denis) / Celui qui a perdu paie le whisky]. « La pétanque ».
- Chanson inédite du vivant de Madoré, enregistrée par Jean-Claude Legros, le 26 février 1972. PRMA [1997].
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- Angèle, Emeline, Janine, Suzanne, Josette, Pépita, Mamzelle Rico… Madoré aime les femme. Mamzelle ou catosse [Femme facile], elles apparaissent comme un fil conducteur dans l’œuvre du chanteur de rue. Mais Madoré est insaisissable et résolument libre.
- Le 10 avril 1940, Mariaye Candassamy et Govindin Ramsamy-Catamoutou sont exécutés sur le Barachois, au petite matin pour le meurtre de Marie-emma Lambert, veuve Lioataud.