Henry de Monfreid et la baleine-fantôme de l’océan Indien
Le 3 août 1958, «Le Rodali», voilier de 8,5m, quitte le port de la Pointe-des-Galets sous la direction d’un capitaine prestigieux : Henry de Monfreid. Destination l’île Maurice. Mais «Le Rodali» n’atteindra jamais l’île sœur et sera porté disparu. Récit d’une rocambolesque traversée et d’une rencontre avec le fantôme d’une baleine.
Henry de Monfreid, son dernier grand voyage : La Réunion
«La Réunion, ce vestige de paradis terrestre si longtemps impollué des hommes», écrit Henry de Monfreid dans son livre «Mon aventure à l’île des forbans»1. En 1958, à l’âge de 79 ans, Monfreid entreprend son dernier «grand voyage», son dernier voyage dans la mer indienne. Destination : l’île de La Réunion où réside son fils Daniel qui exerce comme architecte à Saint-Denis.
Arrivé sur l’île, il est vite repris par le démon du grand large et s’embarque pour une traversée — sur un bateau au nom étrangement prédestiné, «Le Rodali»2— jusqu’à l’île Maurice où il doit donner une conférence.
Avec ses 8,5m de long, le Rodali n’était qu’une «ancienne barque de sauvetage», dotée d’un moteur de 50 chevaux, plus adaptée à la pêche autour de l’île qu’à la haute mer. Pour la traversée La Réunion/Maurice, le Rodali avait été équipé de voiles, à la demande de Monfreid.
Un séga intitulé «Rode ali»
Le Rodali quitta le port de la Pointe-des-Galets le dimanche 3 août 1958 avec 4 hommes à bord : Paul Guézé, 51 ans, armateur / Daniel de Monfreid, 36 ans, fils d’Henry de Monfreid et maître d’équipage / Stéphane Mussard, dit Fanfan, 68 ans, matelot / Henry de Monfreid, 79 ans, capitaine.
La traversée ne devant pas excéder 48h, ils s’étaient munis de vivres pour 2 jours et étaient attendus à l’île Maurice le lundi 4 ou — au plus tard — le mardi 5 août.
Mais le Rodali n’arriva jamais à l’île Maurice… et fut porté disparu pendant une dizaine de jours. Dans les trois îles [La Réunion, l’île Maurice, Madagascar], le sort du Rodali hante alors bien des conversations et l’inquiétude grandit au fur et à mesure des jours qui passent. Le chanteur réunionnais, Maxime Laope [1922/2005]3, en fait même un séga intitulé «Rode ali» [voir à la fin de cet article]. La presse nationale consacre ses gros titres à la disparition d’Henry de Monfreid.
Polémiques et rumeur pour la «traversée de la poisse»
Au-delà des polémiques nourries par la suite autour de cette «traversée de la poisse»4, une rumeur a ajouté un voile romanesque sur toute l’affaire : Henry de Monfreid aurait en fait trouvé un trésor à La Réunion et serait allé le cacher à Madagascar !
Dans «Mon aventure à l’île des forbans» et «Le feu de Saint-Elme – Ma vie d’aventures»5, Henry de Monfreid livre le récit de cette étonnante traversée. Extraits de «Mon aventure à l’île des forbans»…
[3 août 1958, 16h45, le Rodali quitte la Pointe-des-Galets]
(…) Une insidieuse houle du sud interférait avec celle de l’alizé, produisant ainsi de redoutables cônes liquides, hauts de plus de 10 à 12 mètres. (…)
Des risées plus froides nous arrivèrent du sud avec une sinistre odeur de cadavre. (…) Un frisson d’épouvante nous effleura (…) et [nous vîmes] surgir au faîte d’une vague, juste dans la traînée brillante de la lune, une masse noire comme une coque de navire chaviré où des êtres étranges s’agitaient. (…) La vision disparut au creux des lames (…).
Quand l’épave reparut, un cri d’oiseau déchira le voile du mystère : ces hommes n’étaient autres que des oiseaux sur le cadavre d’une baleine. (…) Je fais remettre le moteur en route pour nous éloigner au plus vite de cette dépouille, sans me douter du rôle néfaste que par la suite elle allait jouer. (…)
Faire voile vers la seule terre accessible : Madagascar
Une pluie froide tombe en cataracte tandis que le vent hale de plus en plus au sud. Cette trombe d’eau a sans doute mouillé le moteur, il a quelques ratés et d’un seul coup s’arrête. (…) Je fais passer un chiffon imbibé d’alcool sur les fils, bougies, delco, etc. Après quoi, le moteur repart enfin et le Rodali s’élance dans sa route. Il est 4h du matin. (…) Je reprends donc ma route dans l’espoir d’un temps plus clair, mais hélas il se brouille d’avantage et je vois notre essence diminuer. Nous en aurons juste assez pour rallier La Réunion, car la plus élémentaire prudence m’ordonne le retour. (…)
A 13h, le lundi 4 août, je fais virer de bord (…). Dans ces conditions nous devrons être dans les eaux de La Réunion avant la fin de la nuit prochaine. (…) Quand le jour se lève [mardi 5 août], même aspect de la mer avec des paquets de nuages tout autour de nous. (…) Mieux vaut faire voile vers la seule terre accessible : Madagascar. (…)
Cette maudite carcasse de baleine
Pendant 2 jours [mercredi 6 et jeudi 7 août], le Rodali n’avança guère que d’une cinquantaine de miles. Dévorés d’inquiétude en songeant à ceux qui devaient nous croire bel et bien noyés, l’inaction par ce calme houleux désagrège notre moral. (…)
Le samedi soir [9 août], le vent ayant repris, je pus observer le coucher du soleil. (…) Tandis que nous continuons à voguer sous voiles, nous faisons d’amères réflexions sur l’inefficacité des prétendues recherches que paraît-il, les autorités maritimes devaient déclencher dès le 3ème jour si nous n’avions pas atteint Maurice.
Nous ignorions le rôle de cette maudite carcasse de baleine qu’un avion de recherche aperçut au crépuscule, trop tard pour l’identifier et qu’il signala comme étant la coque d’un navire chaviré. On nous crut perdus, et sans grand espoir de nous retrouver, on s’obstina à chercher la prétendue épave au nord de l’île Maurice. Il fallut plus de 4 jours pour la repérer à nouveau et l’identifier grâce aux oiseaux qui la survolaient. (…)
Comme un coup de canon éloigné
Tout à coup, je discerne une teinte plus claire de l’eau : nous entrons sur le haut-fond (…). Un grondement sourd retentit sur tribord, comme un coup de canon éloigné. C’est une de ces grosses vagues qui vient de déferler soudain à quelques encablures seulement… Pour cette fois nous l’avons échappé belle, mais nous sommes toujours à la merci d’une autre et ce maudit haut-fond me semble interminable ! Enfin l’eau reprend sa teinte sombre, Dieu soit loué, le haut-fond est franchi ! Je sais maintenant que la côte [de Madagascar] est à moins de 10 milles. (…)
Dans une éclaircie apparaît une ligne ondulée de collines très proches de la grève, avec les filaos dressés sur leurs sommets comme les impassibles sentinelles de ces lieux inabordables. (…)
Enfin, les éclats du phare (…) se reflètent à l’horizon sur un nuage. Il n’y avait plus maintenant qu’a gouverner vers ce feu. Je l’estimais à environ 20 milles. (…)
Un arc-en-ciel sur la grisaille des nuages
Plus aucune notion du temps ; la nuit est interminable et là-bas, (…) le phare glisse lentement sur bâbord… C’est la troisième nuit que le mauvais temps nous tient sur le qui-vive sans nous donner le loisir d’un instant de détente sur ce maudit bateau. (…)
Enfin l’aube livide éclaire le ciel, et au loin les silhouettes des grues nous signalent la proximité des quais. Tamatave est là. (…) Tout à coup, (…) un arc-en-ciel resplendit sur la grisaille des nuages (…) et à l’instant même un point noir bondit devant nous (…) : c’est la vedette du pilote. (…)
Un 1/4 d’heure après, nous glissions sur l’eau calme du bassin. (…) Je sentis ma gorge se serrer et mes yeux s’emplirent de larmes. Nous étions sauvés… [Mardi 12 août 1958].
Henry de Monfreid
Extraits de «Mon aventure à l’île des forbans»
1958
Des latitudes où plane toujours l’ombre de Rimbaud
Loup de mer, flibustier, navigateur en eaux troubles, aquarelliste, producteur de camembert, chauffeur, vendeur, chimiste, laitier, photographe, conférencier, pirate mythique de la mer Rouge, explorateur, espion, journaliste, chasseur, contrebandier, écrivain, colporteur, aventurier, pianiste, intrépide voyageur, bourlingueur… Henry de Monfreid a été tout cela et bien plus encore : une légende.
«On a parlé d’Henry de Monfreid (1879-1974), contrebandier, écrit Guillaume de Monfreid, son petit-fils6. Il est vrai qu’écouler 12 tonnes de haschich entre 1922 et 1926 sur le marché de la contrebande en Egypte — telle la contrebande de tabac aujourd’hui —, à la barbe des Anglais qui veillaient jalousement sur leur poule aux œufs d’or, n’est pas banal ni de tout repos ! Mais là n’est pas le plus étonnant, car les plus grandes quantités écoulées par Henry, l’ont été vers ceux qu’il a, d’une autre manière et avec une tout autre substance, drogués : ses lecteurs».
L’existence d’Henry de Monfreid est un roman peuplé de péripéties. Un roman d’aventure sous des latitudes où plane toujours l’ombre de Rimbaud. Sa «vie d’aventures» démarre en 1911 : «il avait alors trente ans. Il considérait que sa vie était achevée. Elle commença», résume Joseph Kessel [1898/1979], grand reporter et romancier, qui le guidera vers l’écriture.
Henry de Monfreid dans «Le crabe aux pinces d’or»
Dans «Le Petit Parisien» du 31 décembre 1932, on apprend qu’un jour de l’année 1911, «Henry de Monfreid décide de tout plaquer. “J’étais dans les affaires, et un jour, je suis parti”. Direction l’océan Indien et Djibouti. Il avait lu Rimbaud et ne put résister à l’appel de l’aventure. Il avait de qui tenir : son père, Georges-Daniel de Monfreid, peintre de talent, n’était pas seulement le meilleur ami de Gauguin, il aimait à courir les mers».
Henry de Monfreid va donc courir les mers et plus particulièrement : la Mer Rouge, la mer indienne, l’océan Indien… Il sera pêle-mêle négociant en café, contrebandier (armes, haschich…), pêcheur de perles, etc. Rescapé d’un tourbillon en pleine mer, il se convertit à l’islam, se fait circoncire et prend le nom d’Abd el Hair [Esclave du Vivant].
Il est emprisonné à plusieurs reprises pour de courts séjours, effectue des fouilles archéologiques en Éthiopie, est victime d’une tentative d’empoisonnement commanditée par Hailé Sélassié puis est expulsé d’Éthiopie. Etc. Ce ne sont là que quelques anecdotes auxquelles on ajoutera celle-ci : il est croqué par Hergé dans l’album de Tintin, «Le crabe aux pinces d’or».
Océan Indien : la clé d’un mystère ?
La dernière grande aventure d’Henry de Monfreid aura donc eu pour décor, La Réunion, l’océan Indien et Madagascar. Né le 14 novembre 1879, il meurt le 13 décembre 1974, à 95 ans et laisse derrière lui une oeuvre considérable [plus de 70 livres publiés] et une énigme pour l’océan Indien : le mystère de la baleine-fantôme7.
Et si 7 Lames la Mer avait découvert une des pistes qui permettent de lever un coin du voile sur ce mystère ? Une fois de plus, le principe de sérendipité aura été notre allié…
7 Lames la Mer
Pour en savoir plus : Henry de Monfreid, une vie d’aventures et de passions
Henry ou le mystère de la baleine-fantôme
Dans «Mon aventure à l’île des forbans», Henry de Monfreid fait le récit effrayant de la rencontre du Rodali avec le cadavre d’une baleine en haute mer [voir encadré ci-dessus]. Dans le Mémorial de La Réunion, Paul Guézé ne mentionne pas cet épisode pourtant marquant de la «traversée de la poisse» et qui, selon Henry de Monfreid, a eu des conséquences désastreuses puisque la baleine morte a induit en erreur et retardé les opérations de recherche du Rodali.
Cette apparition digne d’un cauchemar est-elle un fantasme littéraire issu de l’imagination d’Henry de Monfreid ? On peut aussi supposer que Monfreid a introduit dans son récit un fait réel dont il a eu connaissance par le cercle des gens de la mer.
Que la baleine-fantôme garde tout son mystère…
Car cette rencontre macabre est parfaitement plausible. D’ailleurs, nous avons retrouvé un texte antérieur à l’affaire du Rodali et qui raconte la même histoire dans l’océan Indien, à «proximité» de La Réunion, avec cependant moins de détails. Il s’agit d’un poème extrait du recueil «Adieu Bourbon», imprimé à Madagascar en faible quantité en 1945.
Henry de Monfreid a-t-il eu l’occasion de feuilleter ce recueil ? A-t-il eu connaissance de cette anecdote lorsqu’il était au port de la Pointe-des-Galets ? A-t-il rencontré la baleine morte dans la dérive du Rodali ? Une chose est certaine : il nous a tenus en haleine avec sa baleine. N’est-ce pas là le propre du romancier ? Que la baleine-fantôme garde tout son mystère !
Ce poème s’appelle «Un de la Marine» et il est signé de Simone Morin qui fut conseillère municipale du Port en 1945 avant de rejoindre Madagascar où son mari, alors capitaine du port de la Pointe-des-Galets, était muté.
7LLM
«Un de la Marine»
Bourbon n’ayant qu’un port, il en fut Capitaine !
Puissant bien qu’assez court et certes… point carré
en dépit d’un surnom dont il fut tôt orné.
Sa science des marées est, paraît-il, certaine.
Dans les bassins du port, perfide souricière
dont la lame de fond peut fermer le goulet,
entassant d’un seul coup des monceaux de galets,
il s’en va, vérifiant l’amarrage et l’aussière.
Nourri de Conan Doyle, il sut de l’espionnage
déjouer les desseins… et guettant un signal,
il passa tant de nuits dans l’ombre, sans fanal,
attendant l’ennemi qui viendrait à la nage…
Que de fois n’écoutant que son mâle courage,
au grand large il partit pour ramener vivant
le pêcheur en péril mais le flot décevant
gardait le malheureux et lui laissait l’épave…
Un jour à l’horizon une chaloupe pleine
parut, à la dérive, avec ses naufragés.
Il y court, il y vole, il les voit soulagés
… et trouve ventre en l’air, flottant une baleine !
Au Gouverneur régnant sur cette île lointaine
je veux, sans plus tarder, donner mon opinion :
pour être juste il faut qu’enfin La Réunion
décore, de son Port, le vaillant Capitaine !
Simone Morin
[Poème vraisemblablement dédié à son mari qui fut capitaine du port de la Pointe-des-Galets]
Depi kèk tan nou lé gran manièr / Ces temps-ci, on est distingué
La Rényon lé modernizé / La Réunion s’est modernisée
Toute bann zènn fiy l’a pi pèr malèr / Les filles n’ont plus peur
Pou monte anou toute zot boté / De nous montrer leur beauté
Isi nou nana Miss lé kartié / Ici on a la Miss du village
Nou nana ziska in Miss foutbol /On a même une Miss football
Mé ni shershe touzour Miss béloté / On veut aussi une Miss Belote
Pou fé plézir toute sosiété / Histoire de plaire à tout le monde
Rode, rode, rode ali / Cherche, cherche, cherche-le
Pétète li va pass par isi / Peut-être passera-t-il par ici
Rode, rode, rode ali / Cherche, cherche, cherche-le
Fét’ atansion i trouve ali / Fais gaffe à le trouver
Insi lot zour nou l’a antandi / Ainsi, l’autre jour, on a entendu
Kel gran mouvman lété déklanshé / Une affaire qui a fait du bruit
Bato plézans lété nofrazé / Le naufrage d’un bateau de plaisance
Ma done azot in kontrandu / Je vous résume
Lavé ansanm troi gran mésié / Il y avait trois gros bonnets
In lékrivin, in finansié / Un écrivain, un homme d’affaires
In larshitèk épi ankor / Un architecte et puis juste
In pov kréol pou fé l dékor / Un p’tit Créole pour le décor
Kan kat zour té fini pasé / Au bout de quatre jours
Toute la famiy lété trakasé / Les familles se sont inquiètées
Lavion malgas la pran lèr vitman / Un avion a décollé de Madagascar
Avèk abor in komandan / Piloté par un commandant
L’a rode ali koté Maurice / On l’a cherché du côté de Maurice
L’a rode ali in pé partou / On l’a cherché partout
L’a rode le zour la rode la nuite / On a cherché le jour, la nuit
Zot l’a pa trouv riyin di tou / On n’a rien trouvé
Paroles : Maxime Laope / Musique : Jules Arlanda
Source : «Pour l’Association Famille Maxime Laope»
Expédite Laope-Cerneaux
Réalités émergentes Réunion, Océan Indien, Monde.
Presse, Edition, Création, Revue-Mouvement.
- Grasset, 1958.
- En créole réunionnais, «rodali» [rode ali] signifie «cherche-le».
- Maxime, le premier Laope né libre.
- «Le Mémorial de La Réunion» [n°6] fait notamment état du témoignage de Paul Guézé, quelque peu discordant par rapport au récit d’Henry de Monfreid. Les polémiques portent sur des points divers : les vivres, les «erreurs» de navigation, l’état du bateau… Les différentes versions de cette catastrophique traversée divergent quant à ce qui s’est réellement passé et l’imaginaire relevant de la littérature.
- Robert Laffont, 1973.
- Source : Artcurial.
- Expression empruntée au Mémorial de La Réunion.