Marie Dessembre ou l’énigme de la Joconde réunionnaise

Octobre 1981, Saint-Denis, rue de Paris, 22 heures. Deux ombres se glissent dans le musée Léon-Dierx plongé dans le noir. Une heure plus tard, les deux silhouettes quittent les lieux an misouk1 et disparaissent dans la nuit. À l’intérieur, aucun tableau ne manque à l’appel. L’objet de cette expédition nocturne était pourtant bien un tableau, devenu depuis le plus célèbre de La Réunion. Histoire vraie de la mystérieuse « Joconde réunionnaise », estampillée « reproduction interdite » mais dont l’image a fleuri sur les murs de Saint-Denis à la veille du 20 décembre 1981.

Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé serait le fruit d'une pure coïncidence...
Le portrait de l’inconnue qui deviendra « Marie Dessembre ».

Histoire d’un coup de foudre


On ne connaît ni le nom du peintre, ni celui du modèle. Pourtant, ce tableau anonyme et sans titre s’impose désormais comme le plus célèbre du musée Léon-Dierx. « À l’époque et lors des nombreuses reprises de la pièce, des centaines de personnes ont acheté l’affiche de « Marie Dessembre »2 avec la reproduction du tableau», précise Emmanuel Genvrin, écrivain et fondateur du Théâtre Vollard.

Voici l’étrange histoire de ce fascinant tableau, sorti de l’anonymat suite au coup de foudre d’un metteur en scène, à une reproduction interdite et à une mystérieuse expédition nocturne.

Flash-back en 1981 : Emmanuel Genvrin cherche une idée d’affiche pour son spectacle. À l’occasion d’une visite au musée Léon-Dierx, il tombe en arrêt devant un petit tableau représentant une jeune fille d’environ seize ans. « C’était une madone métisse, confie Emmanuel Genvrin, 35 ans plus tard. Belle, vêtue d’un costume d’esclave de maison, elle correspondait à l’image que j’avais de l’héroïne de la pièce Marie Dessembre ».

Dès lors, le fondateur du théâtre Vollard n’a plus qu’une idée en tête : obtenir une reproduction du tableau pour en faire l’affiche de sa pièce. C’est ainsi que démarre la rocambolesque affaire du « tableau de Marie Dessembre ».

En 1981, le musée Léon-Dierx est dirigé par Suzanne Greffet-Kendig, conservatrice chargée des Musées Départementaux de La Réunion, personnalité marquante au caractère trempé. La requête d’Emmanuel Genvrin — reproduire le tableau-portrait de la jeune esclave pour illustrer l’affiche de la pièce — essuie un refus net et définitif de Suzanne Greffet-Kendig, qui invoque des considérations d’ordre technique : impossibilité d’enlever la vitre qui le protège au risque d’altérer l’œuvre, seuls des spécialistes, etc.


Une rocambolesque expédition nocturne au musée


« A La Réunion j’étais habitué à ce que l’on me dise non, précise Emmanuel Genvrin. On m’avait mis des bâtons dans les roues lors d’une pièce précédente3 : prêt de matériel défectueux, coupures d’électricité interrompant les répétitions, blocage du rideau de scène, menaces, etc. Sauf qu’elle m’a dit non devant son personnel… qui, lui, soutient le théâtre Vollard ».

À peine Suzanne Greffet-Kendig a-t-elle tourné les talons qu’Emmanuel Genvrin et « le personnel » trouvent un « arrangement derrière la cuisine » : « revenez vers 22 heures et on vous ouvrira discrètement le musée », promet « le personnel ».

À 22 heures tapantes, Emmanuel Genvrin est au rendez-vous accompagné d’un photographe équipé d’un appareil à objectif spécial, de pellicules adaptées pour les reproductions et de « mandarines » pour l’éclairage. La porte du musée s’entrouvre en silence, laisse passer les deux hommes et leur matériel et se referme aussitôt. Sans un bruit. On chuchote. On marche sur la pointe des pieds. La galerie est plongée dans la pénombre.

Le tableau convoité est là. Accroché au mur. Visage juvénile. Grands yeux noirs. Boucles d’oreilles en forme de goutte nacrée. Collier de perles rouges autour du cou. Et cette petite coquetterie dans le regard… Irrésistible.

« On décroche le tableau et l’on s’aperçoit ainsi qu’il est très facile de le dissocier de la vitre en verre qui le protège et qui semble d’ailleurs relativement récente. Puis, on installe précieusement l’œuvre sur le chevalet au milieu du couloir du musée désert et on braque dessus les projecteurs ». Le photographe entre alors en action.

Le musée Léon-Dierx, par Antoine Roussin.

Trop tard : Marie Dessembre est désormais libre !


Moins d’une heure plus tard, le travail de reproduction est terminé. Les projecteurs sont éteints. Le matériel est remballé. Le tableau retrouve sa place sur le mur, protégé derrière sa vitre. Ni vu, ni connu. Deux silhouettes se glissent alors dans la nuit et disparaissent tandis que « le personnel », chaleureusement remercié par les deux visiteurs du soir, referme la porte du musée et rentre chez lui. Circulez…

Un beau matin, les affiches de « Marie Dessembre », illustrées par le fameux tableau-portrait « interdit » de la belle esclave inconnue, sont placardées dans les rues de la ville de Saint-Denis. Elles annoncent, collées sur les murs et dans les commerces, la nouvelle pièce du théâtre Vollard qui sera jouée pour la première fois le 12 décembre 1981, au Grand-Marché couvert.

Côté musée, l’ambiance est lourde. Eclats de voix. Menaces de sanctions. Claquements de portes. Le tableau est décroché et « remisé à la cave ». Punition. Dès lors, le portrait de la jeune esclave entre dans un cycle paranoïaque oscillant entre la lumière des projecteurs et l’obscurité de la « cave » : restauration, confiscation, exposition, relégation, oubli, exhumation. Trop tard : Marie Dessembre est désormais libre.

« Il faut se remettre dans le contexte de cette époque, commente Emmanuel Genvrin. On est en 1981. Cela gênait certains que l’on dise que le plus beau tableau du musée Léon-Dierx est le portrait d’une femme noire… Une esclave sans nom, servante certainement, dans un milieu urbain si l’on se réfère aux bijoux. En 1981 la gauche arrive au pouvoir et le 20 décembre sera bientôt férié mais il faudra encore du temps pour que certains verrous cèdent… »

La pièce « Marie Dessembre » marque un tournant dans l’histoire du théâtre Vollard — et du théâtre réunionnais — : la jeune troupe créée en 1979 quitte le Tampon pour s’installer à Saint-Denis et s’engage dans une démarche d’écriture et de professionnalisation. Avec « Marie Dessembre », le théâtre Vollard, par la plume d’Emmanuel Genvrin, s’attaque à certains tabous de la société réunionnaise et crée l’événement de ce 20 décembre 1981. La symbolique est forte, le public conquis, le succès populaire.

Salle d'exposition du musée Léon-Dierx, à l'époque de son inauguration (1922). Source ANOM.
Salle d’exposition du musée Léon-Dierx, à l’époque de son inauguration (1922). Source ANOM.

Une « présence noire » qui a un nom : Marie Dessembre


Par la qualité de sa production artistique mais aussi par sa capacité à transgresser les tabous de la société réunionnaise, le théâtre Vollard incarnera dès lors une forme d’insurrection culturelle féconde et provoquera parfois des réactions épidermiques comme celle d’un journaliste de la place qui s’offusque à l’époque du sujet de « Marie Dessembre » : « Faut-il raviver les haines anciennes ? » interroge-t-il alors. La fable de la « douceur de l’esclavage à Bourbon » n’est pas loin.

Mais d’où vient donc ce tableau ? Bernard Leveneur, conservateur et responsable scientifique du musée Léon-Dierx, nous livre quelques éléments de réponse. Constat : les archives du musée possèdent peu d’informations sur ce tableau. Pas même le nom de l’artiste qui l’a réalisé, ni celui du modèle qui a posé. Le portrait est entré dans les collections du musée Léon-Dierx en 1913, un an à peine après l’ouverture du musée. Il s’agit là d’un don du comité constitué à Paris par Marius et Ary Leblond en vue de la création des collections initiales du musée.

« Pour l’avoir fait analyser par un restaurateur, nous pouvons dire que ce tableau n’est pas très vieux (type de toile à trame large et couche picturale proche de celle d’autres peintres comme les Nabis) et date des premières années du 20e siècle, commente Bernard Leveneur. En ce qui concerne le sujet, il ne semble pas que nous soyons là en présence d’une Créole de La Réunion mais plutôt des Antilles. Par ailleurs, en raison de la datation technique du tableau, nous ne pouvons affirmer qu’il s’agit du portrait d’une esclave. Peut-être cette oeuvre a-t-elle été achetée afin d’évoquer l’Afrique ou du moins la présence noire à La Réunion, dans l’ancienne salle historique du musée ».

Une « présence noire » qui, dans le contexte historique réunionnais, nous ramène à l’esclavage et à son cortège de représentations symboliques. Alors, qu’elle soit d’ici ou de là-bas, cette jeune femme noire est désormais intimement liée à notre île. Elle a désormais un nom : Marie-Dessembre.

1981, répétition de ‘Marie Dessembre’ dans les locaux de l’ancienne mairie de Saint-Denis. On aperçoit l’affiche sur les murs. Source vollard.com

Marie Dessembre, le « sourire de la contemplation »


Au fil des décennies, « Marie Dessembre » est devenue la pièce fétiche qui revient à chaque bouleversement-déménagement de la troupe comme pour ré-amorcer le processus créatif et entretenir l’alchimie entre Vollard et son public. Et à chaque fois, l’affiche de « Marie Dessembre » est réimprimée, placardée, diffusée, mise en vente et marque un peu plus les esprits. Le visage de la jeune femme devient familier tandis que le nom de Marie-Dessembre s’impose comme une référence : ainsi un beau matin inaugure-t-on à Sainte-Clotilde, 110 chemin Lory-Les-Bas, un hôpital de jour pour adolescents : le « Centre Marie-Dessembre ».

« À chaque reprise de « Marie Dessembre », le public achetait l’affiche et, dans la foulée, les gens allaient au musée Léon-Dierx espérant voir le tableau en vrai, raconte Emmanuel Genvrin. Du coup, la direction ressortait le tableau de la cave et l’exposait le temps des représentations. S’ensuivait toute une gymnastique pour le faire disparaître : il était relégué dans un coin sombre, puis peu après derrière un poteau et redescendait discrètement à la cave. Tout cela est politique : quand la droite est au pouvoir, le tableau disparaît. Quand la gauche est au pouvoir, le tableau ressort de la cave ».

De la cave du musée Léon-Dierx aux murs intimes des cases réunionnaises, Marie Dessembre est entrée dans l’histoire, avec le « sourire de la contemplation », expression utilisée par la comédienne Rachel Pothin : « Elle dit : j’ai compris, je sais, poursuit Rachel. C’est troublant : ce tableau révèle une dimension de l’âme. Tu le vois et tu ne peux pas l’oublier ».

« Le regard mystérieux de cette « Joconde réunionnaise » semble vous observer, souvenir d’un passé douloureux et plein d’espoir aussi », écrivait pour sa part Agnès Antoir, à propos de ce tableau anonyme, dans la revue « Lansiv » en mars 1984.

Désormais ce tableau mythique, pourvu pour toujours d’une identité théâtrale, a définitivement quitté la cave de l’histoire réunionnaise. « Nous quittons l’arrière-cour esclavage / Et nous arrivons en face de la lumière »4.

Nathalie Valentine Legros


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Augustine Touzet dans le rôle de Marie-Mirandine. Source vollard.com
Augustine Touzet dans le rôle de Marie-Mirandine. Source vollard.com

Marie Dessembre, fille de la liberté


« Marie Dessembre », pièce d’Emmanuel Genvrin, musiques de Jean-Luc Trulès, Théâtre Vollard, 1981.

À la Noël 1848 se meurt Marie-Mirandine, jeune esclave de la plantation, qui aime en secret le fils du maître. Elle attend un enfant de lui. Le scandale éclate avec les évènements de 1848 qui verront l’arrivée de Sarda Garriga et l’affranchissement des esclaves. Marie-Mirandine doit fuir dans les Hauts. Elle en descend le 20 décembre et accouche d’une petite fille au milieu des siens. Elle meurt des suites de l’enfantement le jour de Noël. On baptise sa fille Marie-Dessembre, fille de la liberté.

Marie Dessembre… Pour voir une vidéo avec extraits de la pièce et interviews, c’est par ici…

Emmanuel Genvrin et les affiches collectors des pièces du théâtre Vollard, «Marie Dessembre», «Torouze» et «Lepervenche», commercialisées par 'Pardon!'.
Emmanuel Genvrin et les affiches collectors des pièces du théâtre Vollard, «Marie Dessembre», «Torouze» et «Lepervenche», commercialisées par ‘Pardon!’.

Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.

  1. En cachette.
  2. L’affiche, en rupture de stock mais reproduite par la société « Pardon ! » sous forme de tableau, continue d’être vendue.
  3. Tempête”, d’après Césaire et Shakespeare, 1980.
  4. Extrait de «Pays-Maloya», Alain Lorraine.