Elles ne se sont jamais rencontrées. Et pourtant, rien ne ressemble plus à la Mexicaine Frida…
L’étrange histoire d’une chanson qui a changé le monde
«De sang su feuille pied-de-bois / Ec le sang dann racine / Et quand la brise i souffe / In corps noir i balance»… Ces paroles, traduites par Jean-Claude Legros en créole réunionnais, sont extraites d’une des dix chansons qui ont changé le monde… Paroles et musique d’Abel Meeropol, sanctuarisées par Billie Holiday. «Strange fruit», une étrange histoire qui commence par une carte postale montrant deux corps pendus dans un arbre. Cela s’est passé le 7 août 1930.
Dans la nuit, une foule prend d’assaut la prison
Pied-de-bois là-bas dann Sud… C’est une carte postale macabre : une photo montrant deux corps noirs pendus dans un arbre et une foule de — blancs — curieux massés en dessous pour assister — se repaître — du spectacle de la mort. La scène se déroule le 7 août 1930, dans le centre-ville de Marion [Indiana/USA].
I donne in fruit étrange… La veille, deux adolescents afro-américains, Thomas Shipp et Abram Smith, ont été arrêtés, soupçonnés de vol à main armée, d’assassinat d’un travailleur blanc et du viol de sa compagne.
De sang su feuille pied-de-bois… Dans la nuit, une foule avec femmes et enfants — comme en témoigne la photo — a pris d’assaut la prison où se trouvaient Thomas Shipp et Abram Smith. Armés de masses, les assaillants se sont acharnés sur les deux jeunes Noirs avant de les pendre à un arbre. Des officiers de police ont participé au lynchage.
Abel Meeropol, hanté par les corps pendus à l’arbre
Ec le sang dann racine… Personne ne sera inquiété parmi ceux qui ont pris part au lynchage. De même que les crimes dont étaient accusés les jeunes Noirs ne seront jamais élucidés.
Et quand la brise i souffe… Lawrence H. Beitler, photographe, réalise alors ce terrible cliché montrant les deux adolescents pendus à un arbre entouré par la foule qui vient de les lyncher.
In corps noir i balance… Dans les jours qui suivent, Lawrence H. Beitler imprime et vend des milliers d’exemplaires de cette photo… Une de ces cartes postales atterrit dans les mains d’un dénommé Abel Meeropol.
In fruit étrange… Cette image insoutenable va bouleverser la vie d’Abel Meeropol et le poursuivre jusqu’à sa mort. Il n’en dormira pas pendant plusieurs jours, hanté par les corps pendus à l’arbre.
Ainsi naît une chanson qui changera le monde…
Lé pendillé… En 1937, Abel Meeropol finit par prendre sa plume et compose un texte intitulé : «Strange fruit» [étrange fruit], texte qu’il publie sous le pseudo de «Lewis Allan»1 dans le magazine «New York Teacher» et le journal communiste «New Masses».
Dann peuplier… Bien des années plus tard (1971), il confiera : «J’ai écrit “Strange fruit” parce que je déteste les lynchages, je déteste l’injustice et je déteste les gens qui la perpétuent».
Sa zistoire la campagne… «Strange fruit» : de la poésie au blues… Sur ses mots inspirés par l’horreur, Abel dépose des notes de musique. Ainsi naît une chanson qui changera le monde… Un blues.
«Strange fruit» rencontre son destin : Billie Holiday
Là-bas dann Sud vaillant… La première personne à chanter «Strange fruit» n’est autre que la femme d’Abel, Anne Meeropol, qui l’entonne lors d’une réunion du syndicat des enseignants de New York. La chanson tournera ensuite dans les cercles gauchistes et sera aussi interprétée par Laura Duncan au Madison Square Garden.
Le zyeux i sorte dehors… Peu à peu, «Strange fruit» se diffuse dans les milieux militants… jusqu’à un certain jour de 1939 où elle rencontre son destin : Billie Holiday.
1939 : la légende est en marche
La bouche lé en travers… Cela se passe au célèbre «Café Society» de New York, Greenwich Village, 1939. Le lieu est fréquenté par des intellectuels de gauche, des amateurs de jazz, des étudiants… Billie Holiday a 24 ans et lorsqu’elle se met à chanter «Strange fruit», un frisson traverse l’assistance. Puis silence. Et tonnerre d’applaudissements. La légende est en marche.
Le parfum magnolia… Le 20 avril 1939, Billie Holiday enregistre «Strange fruit» chez Commodore Records, son label de l’époque2 ayant refusé de produire cette protest song… En une semaine, 10.000 exemplaires vendus ! Au total, la «version Holiday» pulvérisera le million d’exemplaires. Le FBI fait pression sur Billie Holiday pour qu’elle arrête de chanter «Strange Fruit». Elle ne cède pas.
Sa lé doux sa lé frais… Si la mémoire collective et la légende ont contribué à populariser «Strange fruit» en l’associant systématiquement à son interprète emblématique, Billie Holiday, en revanche, l’auteur des paroles et de la musique est resté dans l’ombre. L’histoire d’Abel Meeropol mérite d’être connue. Mieux connue.
«Payé par le Parti communiste» pour «Strange fruit» ?
Mais l’odeur la levé… Qui était Abel Meeropol ? Juif d’origine russe, il voit le jour dans le Bronx le 10 février 1903 et meurt le 30 octobre 1986 à Longmeadow. Il devient enseignant et membre du Parti communiste américain. Il écrit des poèmes, des pièces de théâtre, etc.
L’odeur la viann brûlé… Il est surtout un antiraciste fervent et milite pour les droits civiques et une société plus égalitaire. En 1940, époque du pré-maccarthysme, il est interrogé par une commission d’enquête qui tente de déterminer s’il a été payé par le Parti communiste pour écrire «Strange fruit».
2 petits garçons adoptés après l’exécution des parents
In fruit pou bann corbeau… Abel Meeropol a composé bien d’autres chansons par la suite, dont certaines sont devenues des tubes, comme par exemple : «The house I live in» interprétée par Frank Sinatra ou encore «Apples, Peaches and Cherries» que Sacha Distel a adaptée en français sous le titre «Scoubidou».
La pluie va ramassé… Abel Meeropol utilise volontiers le pseudonyme de «Lewis Allan» en souvenirs de ses enfants mort-nés. Mais le couple va adopter par la suite deux petits garçons dans des circonstances dramatiques.
1999 : «Strange fruit» désignée chanson du siècle
Le vent va dégrainé… Le 19 juin 1953, les époux Rosenberg, Ethel et Julius, condamnés à mort pour espionnage, sont exécutés sur la chaise électrique, dans la prison de Sing Sing. Ils laissent derrière eux, deux petits garçons orphelins : Robert et Michaël, 6 et 10 ans. Abel et Anne Meeropol les recueillent et l’adoption est officialisée en 1957.
Le soleil va pourrir… Un chroniqueur du «New York Post» qualifie «Strange fruit» de «Marseillaise» du Sud.
Pied-de-bois va largue à-terre… En 1999, le magazine «Time» désigne «Strange fruit» comme la chanson du siècle tandis qu’elle est classée par ailleurs parmi les dix chansons qui ont changé le monde.
«Strange fruit» accompagne Abel à sa dernière demeure
Récolte étrange-amer… Billie Holidays reste pour l’éternité l’interprète qui a le mieux incarné «Strange fruit». D’autres talentueux artistes l’ont aussi inscrite à leur répertoire : Nina Simone, Sting, Tori Amos, Dee-Dee Bridgewater, Annie Lenox, Cassandra Wilson, etc.
Pied-de-bois là-bas dann Sud / I donne in fruit étrange / Lé pendillé / Dann peuplier… Abel Meeropol restera jusqu’au bout attaché à sa chanson fétiche : «Strange fruit». Atteint d’alzheimer à la fin de sa vie, il ne réagit que lorsqu’on lui fait écouter «Strange fruit»… Il meurt le 30 octobre 1986. «Strange fruit» sera chantée lors de la veillée mortuaire pour l’accompagner à sa dernière demeure.
Nathalie Valentine Legros
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Strange fruit, by Abel Meeropol
Southern trees bear a strange fruit,
Blood on the leaves and blood at the root,
Black bodies swinging in the southern breeze,
Strange fruit hanging from the poplar trees.
Pastoral scene of the gallant south,
The bulging eyes and the twisted mouth,
Scent of magnolias, sweet and fresh,
Then the sudden smell of burning flesh.
Here is fruit for the crows to pluck,
For the rain to gather, for the wind to suck,
For the sun to rot, for the trees to drop,
Here is a strange and bitter crop.
Étrange fruit
Les arbres du Sud portent un étrange fruit
Du sang sur les feuilles et du sang aux racines
Des corps noirs se balancent dans la brise du Sud
Fruit étrange suspendu aux peupliers
Scène pastorale du Sud héroïque
Les yeux révulsés et la bouche déformée
Parfum de magnolia doux et frais
Puis l’odeur soudaine de la chair brûlée
C’est un fruit que les corbeaux picorent
Que la pluie fait enfler, que le vent dessèche
Que le soleil fait pourrir, que l’arbre laisse tomber
C’est là une étrange et amère récolte