Les savates deux-doigts pilonnent le carrelage au rythme de la musique. La voilà loin en arrière,…
Les âmes perdues de la Cité des arts (1)
Une vieille légende créole prétend qu’entre la ravine du Butor et celle des Patates-à-Durand, les fantômes des travailleurs de la marine Richard hantent le grand banian du bord de mer. Quant aux ouvriers oubliés des forges coloniales, leurs âmes errent dans la bâtisse de pierre, seule survivante du site historique. Et cette clameur dans la nuit, est-ce la pluie sur les tôles froissées ou la voix des artistes qui ont fait vibrer cette friche industrielle pendant deux décennies ? Fragments de mémoire d’un lieu empli d’histoires, depuis la marine Richard au 19ème siècle, en passant par les usines et l’énergie créatrice des artistes du 20ème siècle, jusqu’à la Cité des arts du 21ème siècle.
L’esprit Jeumon — sans T — est-il toujours là ?
– 1667-1669 : des colons choisissent de s’installer au Nord de l’île, avec Étienne Régnault, et s’établissent au lieudit «Le Butor». Le butor, «Nycticorax duboisi», était un oiseau endémique de l’île de La Réunion que l’on trouvait autrefois en abondance aux abords de la ravine. Ils ont été décimés par les colons qui appréciaient particulièrement leur goût. «L’existence [du butor] est avérée par un certain nombre de restes fossiles».
– 1858 : l’établissement au Butor de la marine de Charles Richard1 reçoit son autorisation le 2 septembre. Cette marine, située entre la ravine du Butor et celle des Patates-à-Durand, fonctionne jusqu’à la fin du 19ème siècle. Les installations d’origine comprennent notamment un pont-débarcadère en fer et trois longères.
«Le système des marines, ou batelage, consistait à construire sur le littoral (…) des ponts embarcadères et à les relier aux navires ancrés en rade par des chaloupes (…), afin de débarquer et d’embarquer marchandises et passagers. Le batelage était un service privé de transbordement, qui se substituait à un port».
Le lieudit «Butor», situé entre deux ravines, sera régulièrement inondé.
Deux piliers en fer, vestiges de la Marine Richard, étaient toujours visibles à proximité du rivage à la fin du 20ème siècle.
Une histoire liée à celle du chemin de fer
– Fin 19ème siècle : les installations de la marine Richard changent de propriétaire et d’affectation. La compagnie du Chemin de Fer et du port de La Réunion [CFR] fait l’acquisition du site. Les bâtiments accueillent désormais les activités industrielles du CFR : «Forges et Fonderies» qui seront dirigées un temps [au cours de la première moitié du 20ème siècle] par le sucrier et homme politique de droite René-Peel Payet et deviendront plus tard Jeumont.
«Les ateliers servent ainsi de forge au travail des rails, à l’assemblage de ponts, aux réparations du matériel roulant avant d’être transformés pour la construction métallique» 2.
– Mars 1904 : suite au passage d’un cyclone, « le pont de l’ancienne marine Richard est enlevé, rapporte « La Patrie créole » dans son édition du 27 mars. Deux travées sur la plage sont encore debout. Les annexes des docks ont peu souffert. Près du pont du Butor, un énorme ficus obstrue la voie. Des bucherons sont en train de le scier pour laisser passage au train« . Voilà donc notre cher ficus/banian qui en 1904 était déjà « énorme« . Et qui survivra à ce cyclone et aux suivants pour arriver jusqu’à nous, au 21ème siècle. Souhaitons qu’il ne sera pas, un des ces jours, condamné au nom de l’urbanisation et du « tout automobile ».
– 1937 : M. Chane Ki installe une manufacture de tabac sur le site.
Ce site a donc accueilli plusieurs entreprises dont certaines ont marqué les lieux : Jeumont-Schneider, l’usine de peinture «La Seigneurie» ou encore la Spie Batignoles.
Pour un village culturel aux dimensions multiples
– 1950 : les installations sont acquises par Énergie électrique de La Réunion qui construit une centrale électrique à côté de l’ancienne usine3.
– 1991 : la friche industrielle de Jeumont est investie par des artistes : la troupe du théâtre Vollard, les dessinateurs du Cri du Margouillat, Jeumon Arts Plastiques [JAP], les plasticiens Jack Beng-Thi et Eric Pongérard, LERKA, les musiciens du Palaxa, du Tibird/Kabar Bar, de l’association Live, etc. Et par un public nombreux qui plonge qui cet univers foisonnant et débridé.
Jeumont devient alors Jeumon sans «T»4 pour marquer symboliquement une nouvelle page qui s’écrit dans ce lieu chargé d’histoire et sur lequel le majestueux banian du bord de mer semble veiller : nouvelle vie pour cette friche industrielle, vaste « usine désaffectée, encombrée de ferraille, d’une montagne de pupitres anciens que des écoles de la ville sont venues mettre là comme [à la] décharge.
L’usine est immense et offre un lieu idéal de création pour un village culturel aux dimensions multiples. C’est du moins le rêve que font à haute voix le directeur du théâtre Vollard, Emmanuel Genvrin et Hervé Mazelin, scénographe, au début du mois de janvier 1991« . (…)
Des forges coloniales… au Palaxa
Regard sur le passé : en 1882, dans le cadre du chantier du chemin de fer, un bâtiment avec « de grands volumes en moellon » est construit sur le site. Il accueillera les forges coloniales. Selon l’ouvrage « Le patrimoine des communes de La Réunion » [Flohic Editions], ce lieu a aussi abrité autrefois une usine électrique. C’est le seul élément du site qui subsiste aujourd’hui, intégré au sein de la Cité des arts du 21ème siècle.
– Février 1993 : ce bâtiment rencontre une nouvelle vocation sous l’impulsion de l’association « Live » — gérée artistiquement par le musicien-violoniste Frédéric Borne — qui depuis 1984 fédère et développe les énergies dans le domaine de la musique [formation, production, diffusion, etc.]. Les forges coloniales s’appellent désormais « Palaxa » et le lieu accueille régulièrement des concerts. Le premier d’entre eux se déroule le 19 février 1983 et réunit une affiche désormais mythique : Baster et Na Essayé.
« Cette ancienne forge, emblématique de l’histoire de ce site, est conservée et réhabilitée pour devenir une salle de concert des musiques actuelles, peut-on lire sur le site de la Cité des arts. Le Palaxa est véritablement le trait d’union entre Jeumon et la Cité des Arts« .
Toutes les protestations et toutes les utopies
Deux années auparavant, en 1991, le site industriel délaissé est donc investi par des artistes avec en figure de proue l’équipe du Théâtre Vollard.
“Depuis cinq jours que nous sommes là, les lieux ont déjà beaucoup changé. Cela fait l’effet d’un aimant… Eric Pongérard s’est installé pour préparer la sculpture de l’inauguration. D’autres viendront”…», affirmait Emmanuel Genvrin en janvier 19915.
L’installation du théâtre Vollard sur le site des ex «forges-coloniales-Jeumont-Schneider-etc» se déroule en pleines émeutes du Chaudron. L’inauguration accueille la foule des grands jours.
«La réputation de lieu alternatif, refuge de toutes les protestations et de toutes les utopies, le rendit suspect aux yeux des autorités. La partie gérée alors par Vollard possède un atelier décor, un atelier costume, un entrepôt, un atelier musique utilisé par «Tropicadéro», des bureaux, une vaste halle avec deux plateaux de théâtre et des gradins mobiles, un cabaret musical (le «Ti Bird» puis le «Kabar Bar»), une cour où peuvent se donner des concerts et des fêtes»6.
Une effervescence créatrice, joyeuse et bordélique
– Pendant deux décennies, l’Espace Jeumon vit au rythme des arts. André Pangrani 7, se dit pour sa part «ému et fier d’avoir vécu cette effervescence créatrice, joyeuse, colérique et bordélique avec celles et ceux qui, au fond, n’aiment décidément pas faire là où l’on leur de demande de faire : l’esprit de Jeumon n’est pas mort à mon humble avis. Qui sait où il va ressortir ? Il y a encore tant de sentiers battus à éviter».
– Octobre 1991 : « Les Dionysiennes » est la première création du théâtre Vollard sur le site de Jeumon.
– Décembre 1991 : exposition «CHEMINEMENT(S» dans l’espace Jeumon/Palaxa.
Etc.
Une histoire riche résumée en trois phrases
– 2010 : au terme d’un concours d’architectes, la conception d’une « Cité des Arts » sur le site de Jeumon est confiée à l’équipe de l’Atelier Architectes. Une imposante bâtisse habillée de lumière naît sous les crayons des architectes et semble vouloir rivaliser avec le majestueux banian du bord de mer.
«À l’image des ravines de l’île de La Réunion, le bâtiment se dessine comme un monolithe sculpté par le vent et la pluie. Ses lignes brutes, anguleuses, alternent avec les matières lisses et rugueuses comme les strates rocheuses des falaises de l’île.
La cité des Arts est conçue comme un village pluridisciplinaire, ses rues intérieures et les cours rythment l’îlot. L’installation de bâtiments, en lanières resserrées autour du Palaxa, créé des entre-deux ombragés, des patios étroits et allongés», peut-on lire sur le site de la Cité des arts.
Quant à l’histoire du lieu — une histoire réunionnaise riche — elle est «résumée» en trois phrases : «À l’îlot Jeumont, la vie artistique est déjà bien présente. Ce site industriel avait été reconverti en un lieu culturel après la désaffection de l’usine. Pour bon nombre de Réunionnais, l’espace Jeumont fait référence au théâtre Vollard, au Cri du Margouillat, ou encore au Jeumon Artistique»8. On notera le retour du « T »…
Petite interrogation : le concept «Jeumon Artistique» a-t-il réellement existé en missouk ou n’est-il qu’une sorte d’interprétation approximative — voire erronée — du mythique «Jeumon Arts plastiques» [JAP] ?
La bâtisse du Palaxa, vestige d’une époque révolue
– Janvier 2012 : destruction de la halle de Jeumon et des divers éléments du site. Seule la vieille bâtisse occupée par le Palaxa est épargnée, dernier vestige d’une époque révolue qui se dresse au milieu des gravats.
– Février 2014 : démarrage des travaux de construction de la Cité des Arts.
– 16 février 2016 : la Cité des Arts ouvre ses portes. Réalisé par la CINOR avec le soutien de l’État, de la Région et de la Ville de Saint-Denis, cet équipement culturel entend «accompagner la création artistique, dans toutes les disciplines : musique, danse, théâtre, cirque, conte, arts de la rue, arts plastiques, arts visuels, arts mélangés… Pour faire de la culture pour tous, par tous et avec tous une réalité»9…
A suivre…
Lire la suite : Jeumon : une «movida» réunionnaise (2)
7 Lames la Mer
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Sources diverses :
- «Étude secteur Patates à Durant/Butor». Éléments d’analyse du secteur Patates à Durant – Butor ; Pour une politique partenariale de développement culturel. Céline Bonniol, Laurent Hoarau, Nathalie Noël-Cadet et Jean-François Rebeyrotte. Laboratoire LCF – CNRS. Université de La Réunion, Mars 2011
- La Cité des Arts
- Le théâtre Vollard, site web
- Espace Jeumon – une aventure culturelle réunionnaise
- Kanyar
- Le cri du Margouillat
- «Le patrimoine des communes de La Réunion», Flohic Éditions, 2000
- «Des marines au port de la Pointe des Galets», comité du centenaire du Port, novembre 1987
Réalités émergentes Réunion, Océan Indien, Monde.
Presse, Edition, Création, Revue-Mouvement.
- Charles Richard, né le 26 novembre 1815 à Blainville-sur-Mer et mort le 22 mars 1894 à Saint-Denis. Il est le père de Georges Richard qui sera maire de Saint-Denis, du 30 septembre 1893 au 3 mai 1896.
- «Le patrimoine des communes de La Réunion», Flohic Éditions, 2000.
- «Le patrimoine des communes de La Réunion», Flohic Éditions, 2000
- Sur une idée d’Emmanuel Cambou.
- Source : «Témoignages, 9 janvier 1991».
- Source : site du théâtre Vollard.
- André Pangrani [Anpa] : militant culturel de l’«aventure Jeumon», cofondateur du Cri du Margouillat avec notamment Boby Antoir, président du théâtre Vollard de 1995 à 2002, créateur de la revue Kanyar en 2013, etc.
- Source : site Cité des arts.
- Source : site Cité des arts.