Une vieille légende créole prétend qu'entre la ravine du Butor et celle des Patates-à-Durand, les fantômes…
Les âmes cachées du boulevard du Crime
De grandes avenues vides, immobiles. C’est l’image insolite qui caractérise la période de confinement traversée par la planète [2020, 2021…] pour cause de pandémie de coronavirus. Auparavant, l’art — visionnaire — a exploré cette étrange séquence du désert urbain. En voici deux exemples avec un fascinant daguerréotype du boulevard du Temple réalisé à Paris en 1838 et la série «Silent world» de Lucie&Simon créée en 2013. Et si nous n’étions que des ombres que le temps efface ?
Les ombres du boulevard du Crime «supprimées»
C’était le printemps de l’année 1838. Avril ou mai. Il était environ 8h du matin. Louis Daguerre se positionna à la fenêtre de son atelier [3ème étage], situé 5 rue des Marais, avec son daguerréotype1, ancêtre de l’appareil de photographie.
Sur le boulevard du Temple qui lui fait alors face et qu’il s’apprête à immortaliser, il y a des passants, des charrettes, des calèches tirées par des chevaux, des commerces, des enfants qui jouent… Le fourmillement de la vie.
Ce boulevard très populaire — dont une partie fut ensuite sacrifiée par les ambitions haussmanniennes — concentrait de nombreux théâtres, des salles de danse, des baraques pour saltimbanques, des bastringues, des gargotes, des cafés, etc. Il était alors baptisé «Boulevard du Crime» en référence aux «mélodrames» qui s’y jouaient sur les planches.
Immortalisé car il faisait cirer ses chaussures
Louis Daguerre n’avait pas l’intention de «supprimer» les personnages de son œuvre — au contraire — mais il était aux balbutiements d’une démarche expérimentale. En effet, à l’époque où il réalise cette image, le temps de pose [durée d’exposition] est long : 15 minutes en moyenne. C’est pourquoi, seules les formes figées [bâtiments, éléments du décor, personnages immobiles…] apparaîtront sur le résultat final : le daguerréotype/photographie.
A l’inverse, les personnages en mouvement, les «passants qui passent» et traversent le paysage ne laisseront aucune trace sur le daguerréotype. En revanche, si une silhouette se fige pendant quelques minutes, elle entrera dans le décor et dans la postérité : plus longtemps elle restera immobile et plus nette sera son image. Comme un éloge de la lenteur, voire de l’immobilisme.
On estime que le temps de pose du daguerréotype du boulevard du Temple était plus proche des 7 à 8 minutes que du quart d’heure. Le résultat nous offre une vue d’un boulevard désert avec un «seul» personnage apparent — resté quasiment immobile pendant le temps de pose — identifié comme l’«homme qui fait cirer ses chaussures» et longtemps considéré — à tort — comme le «premier être humain photographié».
Les secrets du daguerréotype du boulevard du Temple
- 1 • L’inscription publicitaire sur la façade d’un immeuble
- 2 • L’homme immobile
- 3 • Un spectre en bas du boulevard du Crime
- 4 • L’homme assis
- 5 • La calèche et le cheval
- 6 • Gavroche et le chien : juste une illusion ?
- 7 • L’enfant derrière la fenêtre
- 8 • La silhouette à l’arrière de l’immeuble
- 9 • La femme penchée à la fenêtre
Ne vous fiez pas à la première impression
Ce fascinant daguerréotype recèle bien des surprises et des secrets. Ne vous fiez surtout pas à la première impression d’un boulevard vide avec un unique personnage.
Entrez dans l’image : elle contiendrait en fait au moins une demi douzaine de personnages qui ne se révéleront qu’aux regards affutés. De nombreux experts et passionnés se sont penchés sur ce daguerréotype historique pour tenter de faire parler toutes les ombres fugitives et toutes les formes esquissées. Les internautes s’enflamment à leur tour et dissèquent l’image.
Séquence «Blow up» [1966], à la manière du réalisateur italien, Michelangelo Antonioni. Chaque élément de ce daguerréotype du boulevard du Temple est l’objet d’âpres débats. Nous en avons retenu 9 que nous vous livrons : détails de l’image et commentaires. Si certains sont évidents et facilement identifiables, en revanche, d’autres demandent de solliciter notre capacité à l’interprétation. Mais qu’importe, ce daguerréotype nous plonge avec délectation dans un passé qui s’estompe et nous ramène à notre condition de «passants qui passent», figurants anonymes d’un décor qui nous survivra.
1 • L’inscription publicitaire sur la façade d’un immeuble
Sur la façade latérale de cet immeuble, apparaît une peinture publicitaire qui gardera en partie son mystère. Cette réclame comporte cependant une adresse que l’on peut partiellement déchiffrer sur l’avant-dernière ligne [daguerréotype inversé] : «104 rue…».
Petit détail supplémentaire : au balcon du dernier étage de l’immeuble situé à gauche [daguerréotype original], on distingue comme un tapis mis au grand air, déposé sur la rambarde.
2 • L’homme immobile
Voici donc le personnage central de ce daguerréotype. C’est celui qui est resté immobile suffisamment longtemps pour apparaître sur l’image. Grand d’environ 1,70m, l’homme se tient avec les mains dans le dos et semble figé dans une posture qui indiquerait qu’il fait cirer ses chaussures.
Une autre hypothèse est avancée : l’homme serait en train de s’approvisionner en eau à une fontaine. Cependant, une autre vue du boulevard du Temple réalisée par Louis Daguerre montre qu’il n’y a pas de fontaine à cet endroit, mais un petit arbre identique à ceux que l’on aperçoit dans le même alignement. On en restera donc à la version de l’homme qui fait cirer ses chaussures, le cireur étant peut-être un enfant si l’on considère la petite masse informe qui se confond avec le tronc de l’arbuste.
Et si Daguerre avait demandé à un ami de se tenir là pour la prise de vue ? Et si Daguerre était lui-même descendu de son atelier pour prendre la pose ?
3 • Un spectre en bas du boulevard du Crime
Si l’homme aux chaussures reste immobile suffisamment longtemps pour apparaître sur le daguerréotype, ce n’est pas le cas des autres personnages : pour la grande majorité, ils ne font que traverser le champ de la prise de vue et disparaissent à jamais, ne laissant aucune trace de leur passage. D’autres, moins rapides ou plus flâneurs, font une halte, ce qui suffit à esquisser leur silhouette dans le décor.
C’est le cas de cette silhouette spectrale, à peine visible, qui semble avancer vers le boulevard et dont on ne distingue que le haut du corps, le bas du corps étant masqué par une toiture.
Ou alors n’est-ce qu’un effet de paréidolie… Un effet d’optique ?
4 • L’homme assis
Ce détail du daguerréotype est l’objet de bien des supputations. Est-ce un homme avec un chapeau assis devant une table ? Est-ce une petite charrette ? Est-ce un landau avec sa capote redressée ?
L’imaginaire prend le dessus et chacun se raconte une histoire. Son histoire…
5 • La calèche et le cheval
Plus haut sur le boulevard, le long du trottoir, à moitié cachés par le feuillage des arbres, une calèche et son cheval attelé sont à l’arrêt. Fermez légèrement les yeux pour faire la «mise au point», sollicitez votre propension à rêver…
Voilà la silhouette du cheval, tournée vers le point de fuite du boulevard, qui prend forme peu à peu à travers une légère brume.
6 • Gavroche et le chien : juste une illusion ?
Nous voici devant l’immeuble principal de ce daguerréotype, au bas duquel se trouve une sorte de cour. Plusieurs internautes affirment y voir un garçon et son chien. Là, il vous faudra à nouveau puiser dans vos capacités à interpréter… tant le contour de ces formes est volatil.
Imaginez Gavroche et son compagnon à quatre pattes en route pour des aventures dans les rues de Paris…
7 • L’enfant derrière la fenêtre
Au dernier étage de l’immeuble, un petit visage rond apparaît derrière une fenêtre. On imagine que l’enfant a calé un tabouret contre le mur, s’est hissé dessus, a écarté le bas du rideau et a collé sa petite frimousse contre le carreau pour observer ce qui se passe à l’extérieur. Et il est resté là, fasciné par le spectacle de la rue, suffisamment longtemps pour imprimer sa petite figure sur le daguerréotype.
Fasciné par la spectacle de la rue ou par autre chose ? Car, que voyait-il depuis son perchoir ? Il avait une perspective directe sur la fenêtre où se tenait Louis Daguerre et son mystérieux appareil : le daguerréotype ! Louis Daguerre et l’enfant se trouvaient tous les deux approximativement au même niveau, à la même hauteur : le troisième étage.
Symboliquement, cet enfant devient le personnage principal du daguerréotype : il est conscient qu’il se passe quelque chose à la fenêtre de Louis Daguerre ; il ne sait pas quoi mais il reste plusieurs minutes derrière la vitre à observer celui qui lui fait face et qui défie le temps avec son drôle d’engin.
8 • La silhouette à l’arrière de l’immeuble
Ce personnage porte-t-il un chapeau ? Une capuche ? Debout à l’arrière de l’immeuble, il attend. Est-il en conversation avec quelqu’un ? On ne le saura pas. Et c’est justement cette part de mystère qui nous fascine car elle ouvre la porte à l’imaginaire.
9 • La femme penchée à la fenêtre
Une femme à sa fenêtre… Qui était-elle ? Se penchait-elle pour observer la silhouette en bas ? Et si ce n’était qu’une ombre, un reflet, un artefact ? Le questionnement s’éteint là où la puissance de l’image accomplit son œuvre de fascination.
La prouesse de Louis Daguerre transcende les contraintes matérielles et la révolution technologique en marche. Avec une image où la présence humaine n’est incarnée que par la silhouette solitaire d’un homme, il parvient à suggérer l’essence populaire de tout un quartier et à en restituer l’âme. Il démontre que la pierre et le paysage urbain s’imprègnent de l’énergie et de l’esprit de ceux qui vivent là, en dépit du temps qui efface et emporte les ombres.
Et près de deux siècles plus tard, le daguerréotype du boulevard du Crime défie à nouveau le temps et inspire deux artistes : Lucie et Simon.
Une silhouette dans l’immensité du paysage urbain
Ce sont des images étonnantes que nous proposent Lucie&Simon [Lucie de Barbuat & Simon Brodbeck] sur leur site. De grands espaces, des villes, des autoroutes, des carrefours, des monuments, des quartiers, des avenues… sans habitants. Sans le fourmillement humain. Sans la cacophonie urbaine. Sans embouteillages. Sans pollution.
Parfois, une silhouette apparaît dans l’immensité du paysage citadin, présence qui souligne la démesure des espaces à l’échelle d’un homme.
Ces paysages livrent toute leur poésie par le silence, la lumière, les volumes et les perspectives, le jeu des ombres et la course du soleil.
«Silent world» et le daguerréotype du boul. du Crime
Lucie&Simon, inséparables jusque dans la manière d’apposer leurs prénoms, sont artistes autodidactes et ont exposé à travers l’Europe. Elle est française, il est allemand.
Pour réaliser leur série «Silent world», ils s’inspirent du daguerréotype du boulevard du Crime : ils allongent la durée d’exposition [temps de pose] afin de faire «disparaître» les activités humaines.
Et leur travail fusionnel nous interroge sur la place de l’homme dans le théâtre urbain : acteur, élément du décor, figurant, âme solitaire, prisonnier, ombre ? Juste des «passants qui passent» et s’effacent…
«Nous ne sommes, mon amour, que des enfants vieillis qui s’agitent avant de trouver le repos». [Lewis Carroll]
7 Lames la Mer
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Pour en savoir plus sur le daguerréotype du boulevard du Temple :
- L’invention de la photographie
- Le boulevard du Temple, la première photo où apparaît un humain ?
- Boulevard du Temple
- Colorized boulevard du Temple by Daguerre
Réalités émergentes Réunion, Océan Indien, Monde.
Presse, Edition, Création, Revue-Mouvement.