«Le jour où je reposerai sur mon lit de mort, ce jour-là mourra aussi le rêve…
«Partout où je regarde, je vois Diego»
« Chargés dans les cales du bateau sous la menace de fusils comme au temps de l’esclavage, nous quittions le paradis pour l’enfer », témoigne Olivier Bancoult. En 1965, l’évacuation des îles Chagos est ordonnée. Quelques années plus tard, il ne reste plus un Chagossien aux Chagos. Sur l’île principale de Diego Garcia, une base militaire américaine est alors construite et toute approche civile interdite. 1971 : l’ONU déclare l’Océan Indien « zone de paix » [résolution 2832]. En vain. Le combat des Chagossiens continue.
« Nous quittions le paradis pour l’enfer »
«Nous avons été chargés dans les cales du bateau sous la menace de fusils, comme au temps de l’esclavage. Nous quittions le paradis pour l’enfer», témoigne Olivier Bancoult, 4 ans à l’époque, leader du «Chagos Refugees Group».
Pourquoi les trois îles habitées de l’archipel des Chagos — Diego Garcia, Peros Banhos et Salomon — ont-elles été évacuées, dans l’indifférence générale, entre 1965 et 1973 ? Pourquoi a-t-on « sacrifié » ce peuple créole de l’océan Indien ?
Sous administration mauricienne, l’archipel des Chagos, stratégiquement positionné au milieu d’un océan Indien de 75 millions de km2 entre Afrique, Moyen Orient et Chine, est inclus dans le BIOT [British Indian Ocean Territory] en 1965 et loué aux Américains sur un bail de 50 ans [1966/2016] reconductible pour 20 ans. Le sort des Chagossiens a donc été scellé par une succession de marchandages aux relents colonialistes, sur fond de militarisation et d’impérialisme américain. Au nom du principe du secret d’Etat et en violation du droit international.
En pleine guerre froide, les États-Unis d’Amérique explorent l’océan Indien pour y implanter une base militaire. Ils sélectionnent deux îles : Aldabra au nord de Madagascar et Diego Garcia, principale île de l’archipel des Chagos et second port naturel de l’océan Indien.
Les chagossiens sont déportés manu-militari
Mais Aldabra abrite une espèce unique de tortues de terre géantes. L’armée américaine jette alors son dévolu sur les Chagos, présentées comme «inhabitées» devant le Congrès, malgré une population de 2.000 habitants, implantée depuis quatre générations.
Les tortues sont sauvegardées ; les hommes déportés manu-militari vers Maurice et les Seychelles entre 1965 et 1973.
Auparavant administrativement rattaché à l’île Maurice, l’archipel des Chagos, colonie anglaise, est alors incorporé dans le BIOT [British Indian Ocean Territory], entité décriée par de nombreux états riverains de l’océan Indien et notamment l’Inde, ancienne colonie britannique.
L’éviction de la population chagossienne permet au Royaume Uni de louer une partie de Diego Garcia aux États-Unis d’Amérique avec un bail de 50 ans expirant le 30 décembre 2016 mais tacitement reconductible pour 20 ans.
En échange de Diego Garcia, les Britanniques obtiennent des Américains une ristourne de 14 millions de dollars sur l’achat de fusées Polaris, marché signé à Londres le 30 décembre 1966. Les termes ahurissants de cette transaction ne sont révélés qu’en 1975 par le «New York Times».
Diego Garcia vendue pour quelques millions de livres
Aujourd’hui, il est par ailleurs admis que l’excision des Chagos fut le prix acquitté par les autorités mauriciennes pour accéder à l’indépendance.
«Nous avons vendu Diego Garcia pour quelques millions de livres [NDLR : trois millions de livres sterling] à la Grande Bretagne parce que nous redoutions que, en cas de refus de notre part, Londres ne nous accorde pas l’indépendance», confiait Sir Seewoosagur Ramgoolam, premier ministre mauricien à un journaliste du Monde en mars 1976. «Ce fut pour nous une surprise totale lorsque les Britanniques décidèrent de louer l’île aux États-Unis pour cinquante années…»
Craignant que le référendum n’aboutisse à un régime d’association avec la Grande Bretagne au détriment de l’indépendance, Ramgoolam pose ses conditions : les Britanniques doivent renoncer au référendum, sinon Maurice refuse de négocier la vente de Diego Garcia. De fait, le référendum n’a pas lieu et les 2.000 Chagossiens sont expulsés de l’archipel sans ménagement.
L’évacuation de l’archipel est orchestrée de manière méthodique et confidentielle. Entre 1965 et 1973, les Chagossiens sont déportés par petits groupes vers l’île Maurice et les Seychelles. Pour enclencher le dépeuplement total des Chagos, les rotations de bateaux qui approvisionnent régulièrement les habitants sont stoppées ; un embargo de fait frappe denrées alimentaires, médicaments et produits de première nécessité. La pénurie contraint peu à peu les Chagossiens à l’exil.
Les animaux domestiques gazés dans un hangar…
Malades et employés jugés récalcitrants sont autoritairement transférés à Maurice. La compagnie locale qui exploite le coprah ferme bientôt ses portes tandis que professionnels de santé, prêtre et enseignants sont «mutés» à Maurice. Quant aux Chagossiens qui se trouvaient hors l’archipel suite à un voyage, ils sont interdits de retour.
«Les Américains nous ont dit qu’il fallait partir, qu’une bombe allait éclater sur l’île, que nous n’avions pas le choix, qu’il y aurait une récompense au bout du voyage», nous confiait une Chagossienne, Marie-Elphegia Véronique, rencontrée dans les faubourgs de Port-Louis, capitale de l’île Maurice, en 19891.
On évacue d’abord Diego Garcia, repoussant la population vers Peros Banhos et Salomon. Puis, Salomon est confisquée et vidée de ses habitants. Peros Banhos sera la dernière île habitée tandis que les bulldozers entrent en action à Diego Garcia à partir de 1971 pour construire la base militaire américaine.
Le dernier convoi de Chagossiens accoste à Port-Louis le 2 mai 1973, après une traversée cauchemardesque. Les survivants racontent qu’avant d’être embarqués de force sur le bateau, ils assistèrent impuissants au gazage de leurs animaux domestiques rassemblés par les militaires dans un hangar.
Des Chagossiens morts avant l’arrivée et jetés à la mer
Selon les témoignages, certains bateaux, conçus pour 12 passagers, embarquent jusqu’à 150 Chagossiens pour une traversée de 6 jours, sans rien à manger. Ceux qui meurent sont jetés par dessus bord. On estime à une dizaine les Chagossiens «morts avant l’arrivée» et jetés à la mer.
«Lorsque le dernier bateau est arrivé à Port-Louis, les Chagossiens à bord ont refusé de débarquer. Ils voulaient rentrer aux Chagos. Alors, ils ont été jetés sur les quais, sans ménagement. Ils sont restés là, hébétés… Ils ne savaient plus quoi faire.»
L’arrivée à l’île Maurice est catastrophique : 15 Chagossiens sont internés en hôpital psychiatrique, 11 se suicident et 42 meurent rapidement à cause des maladies auxquelles ils sont exposés pour la première fois de leur vie. «Nous nous souvenons encore des enfants de la famille Talate, morts de malnutrition quelques jours après notre arrivée.»
C’est dans les faubourgs de Port-Louis que sont logés les Chagossiens à leur arrivée : Baie du Tombeau, Roche Bois, Pointe aux Sables. Un horizon de bidonvilles et de misère. Le passage de la vie chagossienne, presque dénuée de contraintes financières, à l’économie de marché mauricienne se fait dans la douleur.
«Là-bas, aux Chagos, il n’y avait pas de chômage. Tout le monde travaillait : employés sur la cocoteraie, pêcheurs, charpentiers, maçons, forgerons… La vie était simple. On mangeait tous les jours à notre faim.»
Survivre au jour le jour
Il faisait bon vivre «là-bas» où l’on n’était pour ainsi dire jamais malade, où le climat était constant [pas de cyclones] et où l’on n’a déploré que trois meurtres en 50 ans !
«Alors qu’un salaire mensuel de 15 roupies leur permettait de vivre sans privation aux Chagos, ici, 300 roupies permettent tout juste de vivoter», écrit un journaliste du «Nouveau Militant», en 1989. Un autre journal mauricien, «L’Express» jette un pavé dans la mare en affirmant que des Chagossiennes sont contraintes de «recourir à la prostitution pour survivre».
La «récompense promise» [ou compensation] délivrée en 1978 ne représente qu’une indemnité de 7.590 roupies par personne. Plus tard, le gouvernement mauricien met à la disposition des Chagossiens des terres dont la valeur totale est estimée à 1 million de roupies mais, confrontées à la précarité, les familles pour la plupart revendent ces terres pour une bouchée de pain, afin de survivre au jour le jour.
Le « pot de fer » américano-britannique jour la montre
Le 4 janvier 2012, Lisette Talate, cofondatrice du «Chagos Refugees Group» et figure charismatique de la lutte pour le retour du peuple chagossien dans l’archipel, meurt à 70 ans, sans avoir pu retourner vivre sur la terre qui l’a vue naître. Comme sa compatriote, Marie-Elphegia Véronique, qui nous confiait : «je pense tout le temps à Diego. Partout où je regarde, je vois Diego. La nuit, je rêve de Diego.»
Le 16 décembre 2012, une autre grande figure de la cause chagossienne s’est éteinte : la chanteuse, Marie Charlésia Alexis, la voix des Chagos.
La disparition de ces figures emblématiques montre la difficulté et la fragilité d’une lutte — pot de terre contre pot de fer — progressivement vidée de ses forces vives, au fur et à mesure que vieillissent et meurent ceux qui sont nés aux Chagos.
Au sein de la nouvelle génération dont les représentants ne sont pas nés «là-bas», la revendication d’une «installation» aux Chagos trouve moins d’échos. Le «pot de fer» américano-britannique joue donc la montre.
Les Chagossiens tous interdits de séjour aux Chagos
Diego Garcia accueille donc la plus grande base militaire américaine hors USA. 4.000 militaires — 15.000 en cas de crise — et des travailleurs civils vivent là. Les travailleurs civils sont Philippins, Singapouriens ou Mauriciens… mais aucun Chagossien, tous interdits de séjour dans l’archipel depuis leur expulsion manu-militari.
Les installations sont sophistiquées : port artificiel, cuves de stockage, piste d’atterrissage, autoroute, équipements pour les télécommunications… Une véritable ville en partie souterraine est édifiée : restaurants, dortoirs, installations sportives, clubs pour officiers, salles de conférence, hôpital, etc.
Ce complexe ultramoderne, opérationnel 365 jours par an, est au départ pudiquement dénommé «centre commun de communications navales» afin de ne pas alarmer les pays de la zone.
Cette force de frappe massive, dans le contexte d’escalade internationale et de concurrence entre puissances économiques, place l’armée américaine au coeur d’un espace océanique — axe central entre Afrique, Moyen Orient et Chine — de 75 millions de km2 qui recèle des enjeux économiques [pétrole], politiques, géostratégiques. Les raids aériens sur l’Irak [1990] et sur l’Afghanistan [2001] ont été menés à partir de Diego Garcia.
« Nous voulons que l’océan Indien soit zone de paix »
Structurés en organisation avec le «Chagos Refugees Group» depuis 1983 afin de porter leurs revendications sur la scène internationale, les Chagossiens ont entamé un bras de fer juridique contre la Grande Bretagne et par ricochet, contre les États-Unis.
«Nous voulons retourner sur l’archipel des Chagos, explique Olivier Bancoult, en 1989 lors d’une conférence de presse à La Réunion. Nous demandons le démantèlement de la base militaire de Diego Garcia. Nous voulons que l’océan Indien soit une zone de paix.»
En septembre de la même année, le premier ministre mauricien, Sir Anerood Jugnauth, intervient à la tribune du sommet des Non-alignés, à Belgrade, pour réclamer la rétrocession des Chagos [volonté exprimée depuis 1980].
Il s’émeut du risque nucléaire dans la zone océan Indien : «In clear violation of the principle of the United Nations, the island of Diego Garcia along with the Chagos Archipelago was detached and leased to the United States wich transformed it into a military base with nuclear capabilities. My government will continue to campaign for the return of Diego Garcia and the Chagos Archipelago to Mauritius. Everybody realises the danger this represents to the contries of this region not only in the event of nuclear war but also in the event of an accident happening to a nuclear vessel ou submarine in our ocean.2»
Sensibiliser l’opinion internationale
A l’approche de l’expiration du bail de location de Diego Garcia [31 décembre 2016] liant Britanniques et Américains, des voix s’élevèrent régulièrement pour rappeler la tragédie chagossienne.
Ainsi, le 2 février 2012, dans «L’Express», le journaliste Mahen Napal écrit : «Our Independence can be compared to a ripe mango. If not plucked, it was going to fall on its own. Independence was going to come one day or another. It would have come most probably without the excision of Chagos because the Britishers had had enough of us. What were they getting out of Mauritius? Nothing…3»
En 2012, les Chagossiens lancent une pétition intitulée «Le gouvernement américain doit réparer les torts infligés aux Chagossiens», sur le site internet de la Maison Blanche, espérant attirer ainsi l’attention de l’opinion internationale et sensibiliser l’administration Obama sur leur situation… Ils réunissent plus de 30.000 signatures. En vain.
« L’an prochain aux Chagos » !
Réponse de la Maison Blanche : «les Chagos sont sous souveraineté britannique et le Royaume-Uni a pris de nombreuses mesures pour compenser les anciens habitants pour les épreuves endurées, y compris les paiements en espèces et la possibilité d’obtenir la nationalité britannique.» Autrement dit : circulez, y a rien à voir !
Les Chagossiens répliquent : «contrairement à ce que l’administration Obama affirme, seulement 230 Chagossiens sur 1876 qui en avaient fait la demande ont obtenu une somme d’argent».
C’est un véritable combat juridique que les Chagossiens ont entamé pour faire reconnaître leurs droits et prioritairement, leur droit au retour.
Les Chagossiens sont les premières victimes de la militarisation de l’océan Indien, zone de coopération militaire active des puissances occidentales, à laquelle participe La France. Un demi siècle après le drame, ce peuple créole déporté ne se résigne pas et se rallie plus que jamais à son mot d’ordre historique : «L’an prochain aux Chagos». Rendez-vous mythique auquel le monde — et notamment l’administration américaine — semble répondre en écho par un «Demain, on rase gratis» !
Le cimetières déplacé par les « nouveaux propriétaires »
Avec la montée des puissances orientales et la concurrence renouvelée pour les matières premières africaines, la base de Diego Garcia s’impose de plus en plus et pourrait bien devenir le point nodal de la stratégie militaire américaine.
En attendant, sur l’île de Diego Garcia où l’armée américaine agit en «propriétaire», une tombe pimpante a été édifiée dans laquelle repose un chien renifleur, honoré ainsi pour les « bons services » qu’il a rendus…
Sur la même île, un peu plus loin, le cimetière des Chagossiens est à l’abandon, livré aux mauvaises herbes et à la décrépitude, après avoir été «déplacé» par les «nouveaux propriétaires».
Nathalie Valentine Legros
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Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.
- Lire à ce sujet : Marie-Elphegia Véronique, née au paradis en 1916
- En violation flagrante du principe de l’Organisation des Nations Unies, l’île de Diego Garcia — ainsi que l’archipel des Chagos — a été détachée et louée aux États-Unis qui l’ont transformée en base militaire dotée de capacités nucléaires. Mon gouvernement continuera de faire campagne pour le retour de Diego Garcia et de l’archipel des Chagos à Maurice. Tout le monde est conscient du danger que cela représente pour les pays de cette région, non seulement en cas de guerre nucléaire, mais aussi en cas d’accident d’un navire sous-marin nucléaire dans notre océan.
- Notre indépendance peut être comparée à une mangue mûre. Si elle n’est pas cueillie, elle tombera d’elle même. L’indépendance serait arrivée un jour ou l’autre. Elle serait très probablement arrivée sans l’excision des Chagos parce que les Britanniques en avaient assez de nous. Que pouvaient-ils obtenir de plus de l’île Maurice? Rien…