La danse de résistance des esclaves marrons est au cœur du «Festival national son de negro»…
Marc Mirault : Kaf kafrine i veut pas danser
En 1961, Marc Mirault chante «20 décembre» sur un air de séga chaloupé, accompagné par Loulou Pitou et son orchestre [A écouter : lien à la fin de l’article]. Un 45 tours au son délicieusement désuet. «Le 20 décembre, c’est la liberté / Kaf kafrine i veut pas danser / kaf kafrine i veut pas fêter»… Autres temps, autres mœurs !
Marc Mirault, tombé dans l’oubli
C’était l’époque où les ségas commençaient par une longue introduction musicale. Le séga «20 décembre», lent et chaloupé, chanté par Marc Mirault n’échappe pas à cette tradition : sur un morceau de 2 minutes et 33 secondes, l’introduction musicale dure 42 secondes avant que la voix n’entre dans la cadence.
Et quelle voix ! Marc Mirault, qui fit plusieurs duos avec Benoîte Boulard1, restera malheureusement, malgré son talent, une figure de l’ombre peu à peu tombée dans l’oubli — sauf pour les spécialistes de la musique réunionnaise.
En 1961, quand ce 45 tours sort sous le label «Festival», le maloya — versant traditionnel — est encore cantonné aux arrière-cours dans l’intimité des familles, aux écarts, aux champs de cannes. Au fénoir. Mais dès les années 1950/1960, le mot «maloya» apparaît non seulement sur les disques [78 puis 45 tours] et dans les paroles des chansons, mais aussi dans la rythmique.
«Séga Malou Ya indien» chanté par Nénette2 avec l’orchestre de Loulou Pitou [1922-2002] en est un exemple particulièrement emblématique : «mi aime bien son p’tit cadence / sa malouya / tout’ zindien i danse comme ça»3.
«Maloya longtemps» / «Maloya la mode»
À la même époque [années 50], Benoite Boulard [1927-1985] enregistre «Un coq, un poule» [avec presque les mêmes paroles que «Séga Malou Ya indien»] sur une lente orchestration de Loulou Pitou : c’est incontestablement un maloya. «Maloya longtemps» et «Maloya la mode» chante Maxime Laope4 [1922-2005] sur des orchestrations plus proches du séga que du maloya. Claude Vinh San [1934-2016] et son «Jazz Tropical» affirment que «Partout coméla i danse maloya / Son rythme i transporte mieux qu’un vrai séga»5.
A cette époque, le thème du maloya est en vogue : «Ça maloya même» par Jules Arlanda avec l’Orchestre Serge Barre ; «Ça maloya» par les Gil’s ; «Maloya» par Claude Vinh San… Et tandis que Michel Admette évoque le «Maloya créole», Maxime Laope prophétise l’explosion prochaine du maloya dans son «Maloya la mode».
Et si l’on remonte à l’œuvre de Georges Fourcade, on trouve dès 1928 un «Caïambe et sombrère» dans lequel le chanteur à la voix haut perchée et précieuse déclare : «Mi aime pas danse la polka / Quand mi danse, mi danse maloya / Quand mi chante, mi chante kabaré / C’est moin même cavalier bridé6»7.
Une époque marquée par la répression
Mais revenons à Marc Mirault et à son « 20 décembre » sorti en 1961 : le contexte de l’époque est marqué par une forte répression [suite notamment à la création du Parti communiste réunionnais en 1959, provoquant parfois des réactions violentes de la part des autorités] : le 15 octobre 1960, une ordonnance promulguée par Michel Debré, alors premier ministre de la France, permet effectivement d’exiler arbitrairement les fonctionnaires des départements d’outre-mer dont les activités et prises de position ne plaisent pas au pouvoir. Et les principales victimes de cette ordonnance sont les communistes, militants anticolonialistes, autonomistes, etc.
«Souvent associés aux meetings politiques des communistes, des joueurs de maloya sont inquiétés voire emprisonnés, leurs instruments parfois confisqués, comme le raconte le maloyeur Firmin Viry»8.
On peut comprendre alors pourquoi «quand i arrive le 20 décembre / na pi personne i veut fait la fête», comme le chante Marc Mirault sur un rythme de séga plutôt que sur un maloya. A ce sujet, il faut se souvenir que les maloyas étaient souvent «passés en contrebande» : une chanson pouvait très bien être interprétée en séga ou adaptée en maloya, selon la composition de l’assistance.
«Tout le monde la honte bat’ in caïamb’»
D’ailleurs, quelques années plus tard, la troupe «Fondbac» sort un 45 tours avec une adaptation de cette histoire de «Kaf kafrine ki vé pas dansé». «20 décembre, c’est la liberté» chantent les enfants de «Fondbac» qui ajoutent : «Ma trape mon roulèr ma fé danse azot !». Ce n’est plus du séga, c’est du maloya ! Mais ne nous y trompons pas : la mélodie est bien la même.
«Qui a entendu parler des bals maloya, des bals tamoul, des cabarets donnés à l’occasion de veillées mortuaires, des parties de moringue, sortes de combats rythmés au son d’un tam-tam, des carnavals ?», écrivaient en 1963 des étudiants réunionnais à Paris dans «Le Rideau de cannes» n°49, notant que la «politique d’assimilation a tout mis en oeuvre pour étouffer» cette contre-culture de la nuit.
Pas de doute, les paroles chantées par Marc Mirault recouvrent bien la réalité de ce début des années 1960 où «tout le monde la honte bat’ in caïamb’ / avec un bob’ à la baguette». Le mot «honte» est particulièrement révélateur de la charge sulfureuse alors attribuée au maloya, notamment dans certains milieux. D’ailleurs dans les origines et significations du mot «maloya», on trouve : incantation, sorcellerie [Mozambique] / grand sorcier [Zimbabwe] / honte [Bambara] / peine, douleur, mal être [nombreux dialectes africains], etc. À Madagascar, «Maloy Aho» signifie «Parler, dégoiser, dire ce que l’on a à dire».
«Le 20 décembre, un anniversaire sacré»
Il faudra attendre encore une quinzaine d’années pour que le maloya — version traditionnelle — soit gravé sur microsillons en 197610.
En 1981, après l’accession de la gauche au pouvoir en France, le 20 décembre, date de l’abolition de l’esclavage à La Réunion en 1848, s’impose comme un temps fort de commémoration officielle articulé autour du maloya. Mais la population n’a pas attendu les autorités pour célébrer le 20 décembre.
«Ainsi dans son ouvrage «Histoire anecdotique de Bourbon – la Réunion» publié en 1940, le Révérend Père Engelvin rapporte que «le 20 décembre est toujours regardé par les noirs comme un anniversaire sacré; (…) ils font chanter des messes d’actions de grâces dans toutes les paroisses, et ils y assistent en grand nombre». Ce témoignage apporte un éclairage d’homme d’église et démontre qu’un siècle après l’abolition, la force de l’oralité a accompli son œuvre pour que le sens profond du 20 décembre reste dans la mémoire vive. Cet espace mémoriel est aussi celui du maloya. Ainsi le 20 décembre 1977, on recense des «soirées maloya un peu partout dans l’île» («Actualités réunionnaises»). Date chômée depuis 1983, le 20 décembre souffre malheureusement d’une proximité avec la débauche consumériste des réveillons de fin d’année»11.
« Certain patron i donne toujours journée fériée »
Si aujourd’hui le 20 décembre est effectivement reconnu et fêté, en revanche, la «débauche consumériste» liée à la proximité de Noël et de la Saint-Sylvestre est une tendance qui va s’accentuant.
Fériée ou pas, chômée ou pas, cette date de commémoration de l’abolition de l’esclavage doit composer avec la marche forcée d’une économie mondialisée et dominée par la course aux profits. En 1961, Marc Mirault chantait pourtant : «le 20 décembre certain patron / i donne toujours journée fériée»… Autres temps, autres mœurs.
«Quand i arrive le 20 décembre / na pi personne i veut fait la fête / tout le monde la honte bat’ in caïamb’ / avec un bob’ à la baguette / Le 20 décembre, c’est la liberté / kaf kafrine i veut pas danser / kaf kafrine i veut pas fêter / le 20 décembre certain patron / i donne toujours journée fériée»…
Nathalie Valentine Legros
Avec Antoine KonsöLe
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- Août 1976 : Le Parti communiste réunionnais (PCR) tient son 4ème congrès pendant lequel sont enregistrés les deux premiers disques 33 tours de maloya, dans les conditions du direct et en public. Firmin Viry, la troupe Résistance, la troupe René Viry et la troupe Gaston Hoareau participent ainsi activement à ces deux 33 tours qui consacrent le versant engagé du maloya et sont aujourd’hui reconnus comme des documents historiques.
- Extrait du livret «Oté maloya».