A la recherche du roulèr originel

Petite hypothèse historique sur l’apparition du premier roulèr à La Réunion, ci-devant île Bourbon. Par Expédite Laope-Cerneaux.

La grosse barrique devenue 'roulèr' ! 'Bal des Cafres', lithographie d’Antoine Roussin, 1882.
La grosse barrique devenue ‘roulèr’ ! ‘Bal des Cafres’, lithographie d’Antoine Roussin, 1882.

1663 : une «tentative» de peuplement pérenne


La 3ème «tentative» de peuplement de l’île a lieu en 1663 ; elle sera pérenne1. Le 14 novembre 1663, le navire «Saint-Charles» accoste l’île…

Deux Français, nommés Louis Payen [le « chef »]2 et Pierre Pau [son « valet »]3, viennent s’installer dans l’île, accompagnés de 10 Malgaches : 7 hommes et 3 jeunes filles4.

En théorie, ces 10 Malgaches ne sont pas esclaves, car à cette époque-là, le Roi de France [Louis XIV] avait interdit la pratique de l’esclavage dans ses colonies. Ces Malgaches sont donc — en théorie — des «travailleurs libres», d’ailleurs ils ont leurs noms et leurs prénoms, alors que plus tard, les esclaves n’auront pas de noms de famille, juste un prénom.

Septembre 1948, un siècle après l'abolition de l'esclavage à La Réunion, scène de maloya sous les yeux de touristes, illustrant un dépliant d'Air France consacré à La Réunion, Maurice et Madagascar. Instruments : le roulèr (à gauche), le sati, etc.
Septembre 1948, un siècle après l’abolition de l’esclavage à La Réunion, scène de maloya sous les yeux de touristes, illustrant un dépliant d’Air France consacré à La Réunion, Maurice et Madagascar. Instruments : le roulèr (à gauche), le sati, etc.

Les Malgaches, premiers marrons de l’île


Il y a eu quelques péripéties dans cette histoire, notamment le marronnage qui a commencé dès ce moment-là, ce qui montre que la tradition du marronnage est inscrite dans l’histoire de La Réunion dès les premiers temps. C’est important, mais ça n’a pas de rapport avec notre sujet.

Cette première installation était très précaire ; les 12 personnes ont vécu à la dure, un peu abandonnées par les autorités françaises basées à Madagascar. Il est peu probable, dans ce contexte, qu’il ait pu y avoir un instrument de musique « fabriqué ». Si les Malgaches chantaient, cela devait être « a capella ».

Maloya sur instruments improvisés, fête du journal Témoignages, organe du Parti communiste réunionnais, 1971. (Avec l’aimable autorisation de Françoise Vergès).
Maloya sur instruments improvisés, fête du journal Témoignages, organe du Parti communiste réunionnais, 1971. (Avec l’aimable autorisation de Françoise Vergès).

Moque, fer-blanc, bidon, bouteille, sachet plastique, table, mur…


C’est peut-être de là que vient cette tradition des Créoles de pouvoir chanter en s’accompagnant de ce qui leur tombe sous la main : moque, fer-blanc, bidon, bouteille, sachet plastique, voire en tapant sur la table ou sur le mur…

En 1665, le gouvernement envoie un autre contingent coloniser l’île Bourbon. C’est le Commandant Etienne Regnault avec 11 colons blancs — ceux que l’on appelle «Les Premiers Français» – et une dizaine de Malgaches, «travailleurs libres». On connaît avec précision le nom des Blancs, et les noms de certains Malgaches, surtout les femmes5, et c’est important parce que ces femmes-là sont les vraies « grand-mères » des Réunionnais.

Carte de l’île Bourbon établie en 1661 par Etienne de Flacourt (premier gouverneur de Fort-Dauphin) sur la base des indications fournies par les douze exilés qui ont séjourné dans l'île de 1646 à 1649.
Carte de l’île Bourbon établie en 1661 par Etienne de Flacourt (premier gouverneur de Fort-Dauphin) sur la base des indications fournies par les douze exilés qui ont séjourné dans l’île de 1646 à 1649.

Désormais cette île était leur univers


De cette époque, jusqu’à à peu près le tout début du 18ème siècle, les Noirs comme les Blancs vivaient dans des conditions difficiles, étaient très mal installés, rarement ravitaillés, etc. Entre temps, l’esclavage était devenu une réalité, mais pour autant, les Blancs n’avaient pas grand-chose de plus que leurs esclaves. Ils étaient tous dans une logique de survie et s’employaient à trouver leurs marques dans cet environnement nouveau où ils manquaient de tout ce qui venait de l’extérieur.

L’idée de fabriquer des instruments de musique pour accompagner les chants ne pouvait arriver qu’avec une idée de permanence : il fallait que les Noirs aient intériorisé le fait que désormais cette île était leur univers. Ils chantaient sans doute depuis toujours, mais ils n’étaient pas forcément «organisés».

1 : Joueur de roulèr par Jean-Claude Legros (1961). 2 : En 1987, la pub s’empare du maloya, ici pour la promotion d’un magasin de chaussures.

Le premier roulèr créé vers 1700-1725


Et pour faire un tambour avec une vieille barrique de vin, il fallait que le maître ait des barriques de vins, donc qu’il ait un certain train de vie, ce qui n’était pas le cas au début du peuplement.

En conclusion, il est vraisemblable que le premier roulèr a été créé vers 1700-1725 car c’est à ce moment-là que l’on situe les aspects historiques comme :

  • l’importation massive d’esclaves pour développer les plantations ;
  • L’enrichissement des grands propriétaires qui dominent sur de grandes habitations ;
  • La stabilisation du créole comme langue ;
  • L’organisation des esclaves entre « esclaves des champs » et « esclaves de maison ».
Le roulèr, pièce centrale du maloya. Au bal de la Croix Blanche, en 1956. (Source : 'La Réunion se souvient', 1986)
Le roulèr, pièce centrale du maloya. Au bal de la Croix Blanche, en 1956. (Source : ‘La Réunion se souvient’, 1986)

Avec une barrique qui ne servait plus


Les esclaves de maison avaient la possibilité de récupérer ce que le maître jetait ou délaissait, comme éventuellement une barrique qui ne servait plus. Il ne paraît pas incongru que le premier roulèr ait été créé dans cette période.

Kozman si roulèr

… Pou klak la figuir bann négryé
Lèr l’arivé pou roulèr réponn zot moring la onte
Timba la la la Tumba lé lé lé
Zambambou Zagréno Zambambou Zambambou…

Lontan, pov ti kaf té fé roule ali pou saroy devin té pa li i boire
Koméla, li la ni momon toute tanbour
I paré k’dann Moriss, banna la koupe ali an rondel pou fé ravann

Timba la la la Tumba lé lé lé
Zambambou Zagréno Zambambou Zambambou…

Asoir mon roulèr va pèt anflèr
Asoir mon roulèr va grènn dofé

[Inspiré de Jean-Henri Azéma, extrait de «Le Cap de Bonne-Espérance», in «Archives en chair vive», éd. ADER, 1998].

Expédite Laope-Cerneaux
Février 2018


Lire aussi :



  1. En nous limitant à la période 1646-1663, nous pouvons relever trois tentatives d’implantations successives :

    — 1• En 1646, douze mutins français de Fort-Dauphin sont débarqués dans l’île Mascareigne. Ces douze exilés resteront trois ans sur l’île et seront récupérés le 15 août 1649 par le «Saint-Laurent» pour être ramenés à Fort-Dauphin. De 1649 à 1654, l’île est de nouveau inhabitée.

    — 2• En 1654, un Français, dénommé Couillard, dit «le taureau», surnommé «Marovoule» [longs cheveux] par les Malgaches, coupable de vols multiples et convaincu de complot contre le gouverneur de Fort-Dauphin, est à son tour exilé sur l’île Mascareigne en compagnie de sept de ses hommes et de six Malgaches, afin d’y «cultiver du tabac et y faire recherche de ce qu’il y a de bon et propre pour envoyer en France». Quatre ans plus tard, le 28 mai 1658, un navire anglais, le «Thomas Guillaume», embarque les quatorze hommes pour « Maderaspatan » [Madras]. L’île demeurera encore inhabitée jusqu’en 1663.

  2. Louis Payen, originaire de Vitry-le-François, dans la Marne.
  3. Pierre Pau, identité qui n’est pas clairement établie.
  4. Payen et son compagnon ne resteront qu’à peine deux ans dans l’île, mais les Malgaches y demeureront jusqu’à leur mort. Jusqu’à preuve du contraire, ces dix Malgaches sont les véritables premiers habitants de La Réunion à titre permanent et définitif.
  5. Anne Caze et ses sœurs cadettes, Marguerite et Marie.