Le samedi 26 février 1972, Madoré se produit au cours d'une soirée à La Montagne. A…
Ne croyez pas que Madoré est mort
«Quelle était la norme que ce taciturne paraissait sans fin ruminer ? Une nostalgie peut-être, la conscience de quelque grand possible manqué ?» Deux questions posées par Boris Gamaleya au sujet d’Henri Madoré. Photos, textes et vidéos… pour trouver un début de réponse.
Avec Madoré, tout était prétexte à broderie instantanée
Henri Madoré — «Madouré» de son vrai nom — est né à Saint-Denis le 11 avril 1928. Il nous a quittés, à l’âge de 60 ans, le samedi 31 décembre 1988. Madoré fut, au sens littéral du terme, notre dernier chanteur de rue.
Sur le coin de la boutique, devant la gare, au rond-point du Jardin de l’Etat, au grand comme au petit bazar, pour quelques quate-sou, Madoré chantait. Il animait les soirées, il montait sur les podiums dans les foires commerciales, il se produisait parfois sur la scène des cabarets.
Ce qui était merveilleux chez Madoré, c’était son art époustouflant de l’improvisation : à partir du canevas plus ou moins bien établi de ses chansons, Madoré était capable de s’envoler en improvisant textes et musiques, s’inspirant de ce qui se passait à l’instant même sous ses yeux : quelqu’un dans la rue, un accident, une panne de voiture, tout était prétexte à broderie instantanée, en temps réel comme on dit maintenant. Et Madoré retombait toujours sur ses pieds.
Comme les chanteurs de blues américains
Les divers enregistrements dont nous disposons illustrent parfaitement ce don qui n’est pas sans rappeler les techniques d’improvisation des chanteurs de blues américains : il n’y a pas deux enregistrements identiques de Madoré. Madoré jongle avec les paroles et intervertit selon sa fantaisie couplets et refrains.
Dans le livre de Nathalie Valentine Legros sur Madoré «Pas besoin croire moin lé mort»1, j’avais écrit [Madoré et moi habitions la même rue] : «Madoré ne fait pas partie de notre folklore : il fait partie de notre patrimoine culturel, sans k et sans i. Il appartient à l’univers de mon enfance, à ce quartier de l’Assomption des années cinquante : le Jardin de l’Etat, la rue Malartic, la rue du Ruisseau des Noirs (qui étaient encore des rues en terre) et la boutique «Étoile des Neiges».
La mythologie du petit peuple de Bourbon
Dernier chanteur des rues et premier chansonnier créole moderne, il nous lègue la mythologie irremplaçable du petit peuple de Bourbon, à la charnière de la colonie et du département. Auteur-compositeur-interprète, artiste musicien et artisan des mots, menant sa «carrière» autant que le lui permettaient la bohème, la misère et l’alcool, en professionnel soucieux de son «image», il est ainsi entré, de son vivant, dans la légende».
Tout le monde est capable de fredonner ou de reprendre en choeur les chansons de Madoré, même les jeunes générations qui ne l’ont pas connu. Si dans une soirée les gens commencent à bailler d’ennui, demandez au guitariste de service d’entonner quelques airs de Madoré, vous verrez l’ambiance remonter en flèche.
Rue Madoré…
La ville de Saint-Denis, ville d’Art et d’Histoire — du moins est-ce son ambition affichée — n’a toujours pas pris la dimension patrimoniale hors du commun que représente notre dernier chanteur des rues, Henri Madoré.
La rue Malartic, qui longe le Jardin de l’État, a vu fleurir et s’épanouir l’une des personnalités les plus emblématiques du florilège créole de La Réunion. J’avais déjà approché l’ancienne municipalité dionysienne pour faire de la rue Malartic la rue «Henri Madoré». On m’avait fait valoir à l’époque qu’il n’était pas concevable que le commissariat Malartic devînt le commissariat Madoré ! Et pourquoi pas, après tout ? Ceci dit, rien n’empêche que la rue s’appelle Henri Madoré et que le commissariat garde son nom de Malartic. Avec la municipalité actuelle, les choses en sont toujours au même point.
La rue Malartic est toujours là, ni tout-à-fait la même, ni tout-à-fait une autre. Flanquée d’une station d’essence et d’un commissariat, elle est désormais goudronnée, ses trottoirs en galets du bord de mer ont été remplacés par des trottoirs en béton et le carrefour des trois boutiques se réduit aujourd’hui à une supérette.
Pour moi elle sera toujours la «rue Henri Madoré».
Jean-Claude Legros
Gilbert Aubry : Quel drame derrière cet homme ?
Je me souviens d’un voyage en «car courant d’air» entre La Possession et Saint-Denis. La route en Corniche ne rêvait pas encore de naître… (…) Mal côté, Ravine à Malheur ! Le car est bloqué par le convoi d’en face. De l’arrière du véhicule, quelques accords de guitare s’élèvent. Je rencontre la voix de la radio, je vois Madoré pour la première fois.
Un petit groupe se forme autour du chanteur qui se lance dans une improvisation avec pour thème : «le car l’a arrêté» ! Les jeunes tapent dans les mains. Madoré crache par côté et s’envoie de grands coups de pouce dans l’œil. Étrange, vraiment étrange. Quel drame se dissimule derrière cet homme ? (…) Au royaume de la musique que Dieu nous réunisse un jour !
Boris Gamaleya : Le silence d’une troublante lucidité…
Il encaissait parfois quelques avanies mais en imposait le plus souvent par sa façon d’empoigner les gens par une parole rude, imagée, allant droit au but, son visage farouche de corsaire, son oeil qui lui donnait, l’ivresse venant, un air d’illuminé, un oeil qui ne désarmait pas, obstiné, au plus fort de l’épreuve, à garder le silence d’une troublante lucidité.
Quelle était la norme que ce taciturne paraissait sans fin ruminer ? Une nostalgie peut-être, la conscience de quelque grand possible manqué ?
Jean-Max Labonté : Cabotin en diable
Moi j’aime beaucoup Madoré. Il a vécu son art jusqu’au bout, sans embêter personne. Il n’était pas prétentieux mais cabotin en diable et, à mon avis, c’est uniquement à la qualité de ses créations qu’il doit d’être déjà passé à la postérité.
Patrice Treuthardt : Charge poétique créole exaltante
Du strict point de vue de la langue, ses paroles directes, crues parfois, émouvantes, contiennent une charge poétique créole exaltante.
Gora Patel : Tous des «zenfants La Réunion» !
Je crois bien qu’il était le premier à faire état sans honte de nos origines «zenfant bâtard», sénégalaises ou autres, nous ramenant à des racines que nous étions peut-être prêts d’oublier, nous y ramenant jusqu’à les dépasser, semblant dire avant d’autres : cafres, chinois, zarabes, malbars, créoles ? Qu’importe ! Nous sommes tous des «zenfants La Réunion» !
Alain Gili : Un relais tragique passé à Peters
Madoré me plaisait par sa recherche conviviale ; il me faisait peur en même temps. Son âge, une fragilité tout de même, ses yeux pathétiques sous les verres de ses éternelles lunettes noires, tout cela me suggérait confusément cette ambiance autodestructrice des créateurs populaires qui saisit, quelques années plus tard, comme si un relais tragique était passé de l’un à l’autre, mon ami Alain Peters2.
Maxime Laope : Zenfant bâtard devant ti bazar
Avec son guitare / Dann toute coin chemin / Li l’était gaillard / Mais tous les matins / Avec son guitare / Devant grand bazar / Pou deux franc cinquante / Madoré té qui chante / Zenfant bâtard / Devant ti bazar / Son l’ABCD / Sa qui fait danser.
Ce que m’a dit Madoré
Sa silhouette de cow-boy a déserté les trottoirs. Henri Madoré tire sa révérence un 31 décembre, à l’heure où les transistors assaisonnent les deuils avec les flonflons de la Saint-Sylvestre.
Fini les concerts cadencés de l’arrière-boutique du « compère Chinois » devant un parterre complice. Fini les prestations d’équilibriste de la guitare contre un quart de rhum. Fini les galas de kermesses contre une chemise blanche.
Oubliés les tours de chants des salles vertes de bals mariage contre une paire de lunettes noires. Oubliés les récitals des podiums agrémentés de barbe-à-papa.
Les cantines fraudées ont baissé le rideau à l’instar des buvettes-marron et du mythique «Chez Marcel» où l’on dégustait un rougail-saucisses-macatia à l’heure où les couche-tard devisent sur les lève-tôt3.
Le séga-trottoir — et ses coups de talons rageurs marquant la mesure sur le macadam — a été remplacé par le flot envahissant du « tout automobile ». Les couplets égrillards largués du fond des bastringues ont été remisés au rayon fénoir. Les refrains insolents scandés aux comptoirs des bars où l’on perd à tous les coups, ne font plus recette. Les romances ne hantent plus les vieux marchés où les chiens errent en solitaires. Le décor s’est métamorphosé ; l’acteur est mort.
Provocateur, moucateur, poète en diable…
Henri Madoré était chanteur, musicien, compositeur, acteur. Improvisateur ! Chroniqueur. Provocateur. Moucateur. Poète en diable, vagabond maniant une langue créole truculente et décomplexée, borgne à l’œil aiguisé par les turpitudes d’une existence à la dérive, naufragé lumineux de la colonisation, gratteur de guitare plutôt que gratèrdki ou gratèrdtiboi.
Il nous manque. Dans cette île de La Réunion de ce 21ème siècle, il n’aurait aujourd’hui aucun mal à trouver l’inspiration et à improviser sur nos travers d’insulaires post-colonisés. D’ailleurs, n’a-t-il pas, à sa façon, instinctive et généreuse, décalée mais toujours sans calcul, liquidé les sempiternels débats qui torturent toujours notre société créole ?
Il suggère, puis précise et conclut d’une pirouette déroutante mais tellement juste : «Zanfan i kour/ Papa moin la faim/ Manzé na poin/ Oilà ke le rom sé lespri d’lom»… [Cassé-brisé]. Ou encore :« Créole la pas zeuropéen/ Zot i aime pas beaucoup de pain/ Zot i profère d’zassiette do riz/ ‘vec un bon rougail la morie» [Mouvement de riz].
Son oeuvre — par nature tronquée puisque volatile — regorge de critiques acérées, d’images cocasses et de vérités assénées sans détour.
Peut-être n’a-t-on pas assez écouté et entendu Henri Madoré.
Nathalie Valentine Legros
Photos : Tony Manglou, Raymond Barthes, Jean-Claude Legros, Nathalie Valentine Legros.
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Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.
- Madoré 1928 – 1988 «Pas besoin croire moin lé mort» Nathalie Legros (Editions Réunion, 1990).
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