«La kolère pran moi»... Des mots qui vibrent et une voix désormais éternelle pour un séga-ravane…
Larg’ mon lourlé ek kari la nèz !
Quand l’école fait l’impasse sur La Réunion, on a envie de crier : «larg’ mon lourlé don» !
Tir malol…
«Dann liv i bour ali kari la nèz son monmon patri»1, chantait Danyèl Waro en 1978.
Depuis, non seulement, l’enseignement de ce qui a trait à La Réunion occupe toujours un espace restreint — voire anecdotique — dans le cursus scolaire mais l’on assiste même à une tendance à la régression en comparaison notamment de ce que les générations scolarisées jusque dans la décennie 80 ont vécu sur les bancs de l’école.
En effet, dans ces années [50/60/70/80… et avant aussi], La Réunion était au programme notamment dès les classes primaires [CM1/CM2/]. Ainsi des bataillons d’écoliers ont étudié dans des manuels scolaires qui certes leur enseignaient la «mère patrie» mais dissertaient aussi sur La Réunion et parfois même sur l’environnement indianocéanique. On n’y parlait pas [ou très peu] d’histoire mais de géographie, avec un soupçon d’économie et une pincée de «population», ultime chapitre qui vaut son pesant d’or [manuel de 1967].
Le poids colonial
Le poids colonial influençait la conception de ces outils pédagogiques qui flirtaient parfois avec le registre de la propagande ; pour autant, ils avaient le bénéfice d’exister dans les cartables et permettaient d’appréhender La Réunion comme un sujet d’étude au même titre que d’autres, de la faire exister dans la sphère éducative comme une entité reconnue et légitime.
Aujourd’hui, à quelques rares exceptions, c’est le néant ; en tout cas ça y ressemble furieusement.
«Je me souviens qu’en 5ème, on avait un livre d’histoire de La Réunion mais on ne l’utilisait que très rarement, raconte David, un étudiant de 20 ans. Par contre, à l’école primaire, je n’ai aucun souvenir qu’on nous ait jamais parlé de La Réunion».
Le manuel sur La Réunion restait à la maison
Constat consternant et sans appel auquel l’Éducation nationale pourra toujours répondre en opposant circulaires, textes et légendes, exemples et contre-exemples, en brandissant des manuels [la plupart rarement utilisés par les enseignants]… Rien n’y fera, les exceptions ne faisant, ici aussi, que confirmer la règle générale et la triste — pauvre — réalité à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés.
Julie, étudiante elle aussi, a globalement la même appréciation. «Au collège, on avait un petit manuel sur La Réunion mais on ne l’a ouvert que lors de deux ou trois cours, précise-t-elle. De la part du prof, c’était vraiment juste pour dire qu’il l’avait fait mais c’était superficiel. En fait, pendant plusieurs années, on a eu un manuel à part des autres sur La Réunion mais on ne l’étudiait jamais : il restait à la maison !»
Nous poursuivons notre petite enquête parmi quelques étudiants et apprenons ainsi de la bouche de l’un d’entre eux que «le prof nous avait dit que c’était moins important d’étudier ça parce que de toutes façons, ça tomberait pas au brevet».
Quand, par bonheur, on leur parle de leur pays…
Autres exemples : nés en 1983, 1993 et 2005, les trois enfants d’une même famille n’ont jamais bénéficié d’un apprentissage sérieux et durable sur l’histoire de La Réunion.
Tout au plus ont-ils effleuré certains aspects, à l’occasion d’une sortie, d’une visite sur le terrain, ou quand, par bonheur — par miracle —, un enseignant se mettait en tête de «leur parler de leur pays».
Ils ne sont certes pas légion ces enseignants-là mais il y en a et il convient ici, non seulement de souligner leur engagement, mais encore de leur rendre hommage. Quant aux autres, c’est souvent derrière les impératifs du programme et les circulaires qu’ils trouvent matière à exclure La Réunion de la pédagogie, son enseignement n’étant pas prioritaire mais tout juste facultatif.
Dans mon cursus scolaire et notamment à l’école primaire, La Réunion était présente sous bien des aspects : manuels de géographie, poésies, sorties pédagogiques… J’ai le souvenir de trois sorties pédagogiques. La première a consisté en une visite au musée Léon Dierx qui exposait une partie du «fonds Vollard» et accueillait conjointement les tableaux d’art abstrait du peintre Hans Hartung.
Premières émotions pour les arts plastiques
Choc : fascinée par Hartung et perplexe à la fois tant il me semblait que l’art, en l’espèce, consistait à plonger un pinceau de peintre en bâtiment dans un bac de couleur et à en badigeonner une toile.
Appréciation d’une fillette de 9 ans et premières émotions pour les arts plastiques. Et surtout découverte d’une partie du «fonds Vollard» même s’il ne m’a laissé qu’un souvenir diaphane.
La deuxième sortie nous a menés sur les quais du port de la Pointe-des-Galets. Les grands bateaux au repos sous le soleil de l’enfance ressemblaient à des baleines échouées. Leurs silhouettes titanesques sont restées gravées dans ma mémoire comme un appel au départ.
Et je revois aussi, de manière très réaliste, le ballet incessant des travailleurs, des dockers, criant et suant sous le soleil de plomb, et se démenant dans la poussière.
Une nouvelle prise de conscience
La pénibilité de leur travail ne m’avait pas laissée indifférente et je me demandais comment ils faisaient pour aller pieds nus sur le béton ardent. Un pied hors de la chaussure, j’avais tâté le sol pour en évaluer la chaleur.
Ce jour-là, j’ai abordé dans ma tête, emplie de contes et légendes de l’enfance, une nouvelle prise de conscience que je n’avais pas encore qualifiée mais qui ne me quitterait plus.
La troisième sortie était en fait un pique-nique à la mal nommée «Grotte des premiers Français»… De retour à l’école, exercice : rédaction sur la sortie à la «Grotte des premiers Français». Et chacune y va de son compte-rendu plus ou moins inspiré. Quelques jours plus tard, la maîtresse rend les copies et humilie à cette occasion une élève, Agnès A., qui avait, tout au long de sa rédaction, parlé de la «crotte des premiers Français».
La peur bleue du cahier noir…
Interprétée par la maîtresse comme une provocation et un outrage à la mémoire de ces fameux «Premiers Français», la rédaction d’Agnès fut punaisée avec rage sur le mur de la classe, barrée d’une croix noire. Et punition extrême infligée par la maîtresse à Agnès : «pendant une semaine, tu écriras dans le “cahier noir”.»
Le «cahier noir» ! Nous avions tous une peur bleue du «cahier noir»… Un simple cahier recouvert d’un papier noir dans lequel les élèves jugées non méritantes ou insolentes — appelées cancres ou cancrelats — étaient contraintes de travailler pendant une semaine en plus d’être reléguées au fond de la classe, telles des pestiférées.
Pendant longtemps, le cauchemar du «cahier noir» nous hantera, symbole Ô combien lourd dans cette société post-coloniale.
Les grands bouleversements de la société réunionnaise
Même si nos esprits d’enfants n’étaient pas encore forgés pour mener une réflexion pertinente et analyser finement les relents de la punition du «cahier noir», nous ressentions profondément l’humiliation et confusément les aspects malsains du procédé.
Il n’est pas question ici de revendiquer le retour du funeste «cahier noir» ! Cela va sans dire, mais disons-le quand même, histoire d’éviter à quelques mal fondés d’user leur salive ou leur clavier.
Notre propos est bien de revendiquer l’enseignement de l’histoire réunionnaise : la découverte, la colonisation, la traite, le Code noir, l’esclavage, le marronnage, l’engagisme, l’abolition, la départementalisation — pour ne citer que quelques exemples —, bref, les grands bouleversements qui ont forgé la société réunionnaise de ce 21ème siècle !
«Entre deux parois hautes»
Actuellement en CM1, Gabriel n’a jamais eu à apprendre une poésie réunionnaise. Même pas celle que l’on nous servait à l’époque au primaire et qui nous affirmait que «Perdu sur la montagne entre deux parois hautes, il est un lieu sauvage au rêve hospitalier, qui dès le premier jour n’a connu que peu d’hôtes»2… «On peut y oublier»… mais nous ne l’avons pas oublié ce poème !
Pour entendre parler de La Réunion à l’école, il faut en fait généralement se rendre dans les «fêtes de fin d’année» où franchement, «ça sent la banane» et autres épices du même tonneau, exercice de style pour lequel les enseignants se décarcassent, qui plaît aux enfants certes, aux parents aussi parfois, mais qui finalement, sous prétexte de chansons et danses créoles, dédouanerait presque l’Éducation nationale d’un véritable programme qui ne ferait pas l’impasse sur La Réunion.
L’on ne manquera pas de nous accuser de faire un mauvais procès à cette vieille demoiselle qu’est l’Education nationale. Qu’importe. Il ne s’agit pas de mettre «les cahiers au feu et» — encore moins — «la maîtresse au milieu» mais il n’empêche qu’à l’école — une école comme toutes les autres, avec une maîtresse sympa et efficace comme bien des maîtresses — Gabriel n’apprendra pas «Café», ce magnifique poème de Raphaël Barquissau.
Nathalie Valentine Legros
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Ce café monte à la tête
Il évoque un jour de fête
Chez tante Zaza,
Lorsque tantes et cousines
Servaient les tasses de Chine
Sous la véranda,
Ce jour où dix ans d’absence
Au pays de ma naissance
Chez les Saint-Pierrois,
Ramenaient avec mon père
Ma ribambelle de frères
Ma mère et moi.
C’était fête de famille
Et le rhum à la vanille
Avait préludé,
Doux encore qu’un peu raide,
Aux caris, rougails et brèdes
Du grand déjeuner.
À présent sous la varangue,
Le chaud relent de la mangue,
Térébenthineux,
Me parfume encore la bouche,
Qui brûle quand je te touche,
Café sirupeux.
La cousinette Lucinde
Descend les stores de l’Inde
Contre le soleil.
Au creux d’un fauteuil hindou
Je sens venir à pas doux
Déjà le sommeil.
Robes noires, robes blanches
Sur les revenants se penchent.
C’est la fête aujourd’hui.
Et l’ancien esclave Issambe,
Assis sur ses vieilles jambes,
Pleure à petit bruit.
Raphaël Barquissau , 1957
« Au-delà de la mer »
Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.