Ne balaie pas la maison après 6h du soir (2)

La Réunion, kèl èr ilé ? Lèr servis citrouille ? Non ! Lèr zistoir zam érante. L’heure des âmes errantes, des traditions, des croyances et des prescriptions compilées par la regrettée Emmeline Payet-Coupama, que «7 Lames la Mer» vous restitue.

Telle une âme errante sur le bord de mer du sud sauvage. Inspiré d'une lithographie d'Antoine Roussin.
Telle une âme errante sur le bord de mer du sud sauvage. Inspiré d’une lithographie d’Antoine Roussin.

La Réunion, kèl èr ilé ?


L’assimilation et son cortège de figures imposées auront-ils raison de tout ? Le 31 octobre est désormais dominé par le rituel commercial d’Halloween et son triptyque citrouilles-sorcières-bonbons auquel s’ajoutent des scènes d’émeutes attisées par les mauvais génies du net.

Halloween comme détonateur social ? Pas plus Halloween que tout autre évènement ! Rien que de très logique dans une île qui compte 9 communes parmi les 10 plus inégalitaires de la République. Chaque soubresaut émaillé de désordres urbains ne contient pas systématiquement une revendication claire, mais surtout l’expression d’un «mal être».

Halloween s’impose dans notre île d’autant plus surement que les enfants sont ciblés par des messages commerciaux propagés non seulement par les écrans, mais aussi, de manière croissante, via l’école. Le terreau réunionnais frémissant de légendes et croyances, d’âmes errantes de toutes sortes, voit donc germer des citrouilles vidées de leur contenu.

Quel parent aurait le cœur de refuser à son marmay le droit de se déguiser, d’aller quémander des bonbons, le droit de faire « comme les autres » ?

Mais cette énième fête de la consommation, n’est-elle pas une occasion en or de remettre au goût du jour les traditions du pays, liées à cette charnière des mois d’octobre et de novembre si importante dans l’univers réunionnais ? Des traditions, croyances et prescriptions compilées par la regrettée Emmeline Payet-Coupama, que «7 Lames la Mer» vous restitue.

La Réunion, kèl èr ilé ? Lèr zistoir zam érante.

À suivre…

7 Lames la Mer

Le chat noir de Théophile Steinlen.

Reculer de trois pas et faire un signe de croix


Si un chat sauvage vous apparaît, tout noir, et vous coupe le chemin, il faut vite reculer de trois pas et faire un signe de croix.

Si ta petite poule d’Inde s’étrangle à chanter comme un coq, attrape-la, tranche-lui le cou et cloue-la au tronc d’un arbre au fond de la forêt.

Si ton chat blanc se met à tousser, l’écume au museau, et s’il reste aux aguets devant le portail de la maison, une patte avant qui ne touche plus terre, cela veut dire qu’un membre de la famille est malade et qu’il risque de mourir avant le petit matin.


«Ramène-moi d’où je viens !»


Ne recueille pas d’animal la nuit, car dans tes bras il deviendra lourd, si lourd que tu seras obligé de le lâcher par terre. Et là, de sa voix d’outre-tombe, il te chuchotera à l’oreille : «Ramène-moi d’où je viens ! Ramène-moi d’où je viens !» Si tu ne fais pas ce qu’il dit, tu mourras dans l’instant.

Passé six heures du soir, rentre à la maison ! Debout sur le palier, déverrouille la porte, retourne-toi, rentre à reculons de trois pas, referme la porte et verrouille-la d’un même geste, et laisse bien la clef dans la serrure !

Le rituel accompli, la conscience blanchie, tu dormiras en paix, le cœur plus léger : les mauvaises âmes n’ont pas pu s’engouffrer.


A minuit, la cloche résonne…


Ne rentre pas dans l’église à la nuit tombée, car, à minuit, la cloche résonne et les tambours se mettent à jouer dans le cimetière de la Plaine-des-Palmistes. Des lumières s’allument, s’éteignent. La procession monte jusqu’à Sainte-Agathe, la chapelle en bois du premier village…

Ne balaie pas la maison après six heures du soir. Ne t’approche pas d’un arbre après six heures du soir à cause des esprits qui viennent y siéger.

Plèr pa ti maymay, plèr pa, sinon bébèt va souk azot... Illustration de Dany Peppuy extraite du livre 'Ti chemin grand chemin' de Marie-Josée Hubert Delisle, Océan Éditions.
Plèr pa ti maymay, plèr pa, sinon bébèt va souk azot… Illustration de Dany Peppuy extraite du livre ‘Ti chemin grand chemin’ de Marie-Josée Hubert Delisle, Océan Éditions.

Crépuscule, brouillard… et Bébête tout’ tout’


On dit que pour éloigner «Bébête Toute», il faut lui jeter une poignée de sel ou de l’eau bénite…

On ne sort pas de chez soi sous une lune sans éclat, auquel cas, on se protège d’une veste, d’un manteau, d’un feutre, d’un casque ou d’un chapeau de paille. Crépuscule et brouillard, c’est un temps béni pour Bébête tout’ tout’.

Le ségatier Maxime Laope1 chantait : «Là-haut Cap-La-Houssaye / N’a n’a Malbar / I fait danse coco / Grand-mère Kalle fait tou-tou-tou»2.

Hier au soir, moin l'a parti au bal, moin l'a trouve un grand-mère Kalle... Illustration de Dany Peppuy extraite du livre 'Ti chemin grand chemin' de Marie-Josée Hubert Delisle, Océan Éditions.
Hier au soir, moin l’a parti au bal, moin l’a trouve un grand-mère Kalle… Illustration de Dany Peppuy extraite du livre ‘Ti chemin grand chemin’ de Marie-Josée Hubert Delisle, Océan Éditions.

De son gosier sifflent des milliers de voix


Tout’ tout’ tout’… Loin là-bas, au bout de l’allée de bambous de Chine, une nuée de regards aux aguets : ce sont les fouquets. «Crich, criss-ss, shouaff !»

Voilà du bon miam-miam qui arrive à point nommé, ils n’ont ni veste ni chapeau, et leurs tignasses sont déglinguées, «crich, criss-ss-ss !»

Tout’ tout’ la bébête se dresse la bave aux lèvres, sort ses crocs et ses griffes, et de son gosier sifflent des milliers de voix : «Schfuit-itt».

Granmèr Kal, Kèl èr i lé ? Illustration de Dany Peppuy extraite du livre 'Ti chemin grand chemin' de Marie-Josée Hubert Delisle, Océan Éditions.
Granmèr Kal, Kèl èr i lé ? Illustration de Dany Peppuy extraite du livre ‘Ti chemin grand chemin’ de Marie-Josée Hubert Delisle, Océan Éditions.

Elles leur arrachent les cheveux


Son armée de chauves-souris sanguinaires pendues aux cimes du bois de calumet se déploie, ailes ouvertes. Les chauves-souris planent au-dessus des quelques malheureux qui ont croisé leur route, et plongent pour les griffer et les mordre.

Cramponnées à leurs têtes, elles leur arrachent les cheveux pour garnir leur antre.

Quand le crâne est à vif, rasé, leurs langues en vrille y percent des trous et siphonnent — shouff-ff ! — le précieux sang qui s’y trouve.

Granmèr Kal, kèl èr i lé ? Minui, souqu' à li ! Illustration de Dany Peppuy extraite du livre 'Ti chemin grand chemin' de Marie-Josée Hubert Delisle, Océan Éditions.
Granmèr Kal, kèl èr i lé ? Minui, souqu’ à li ! Illustration de Dany Peppuy extraite du livre ‘Ti chemin grand chemin’ de Marie-Josée Hubert Delisle, Océan Éditions.

Pour se prémunir contre les âmes errantes


Selon Auguste Billiard, on rapporte que pour détourner un maléfice, en 1822, le curé de Saint-Paul [le père Hyacinthe] ne trouva d’autre moyen que de dire le même jour, une messe dans chacune des trois paroisses de la colonie, dont la plus éloignée était à dix lieues de la sienne ; on assure aussi que ces trois messes délivrèrent le pays de la présence des malins esprits.

Pour se prémunir contre les rencontres nocturnes avec les esprits [âmes errantes], il ne faut jamais se déplacer en transportant de la viande ou du rhum.

Lire la suite : Des robes de mariée pour rendre les promesses (3)


À lire aussi :


Orientations bibliographiques : «Six hèrs le soir», Emmeline Payet-Coupama • «Encyclopédie de la Réunion, cultures et traditions», collection dirigée par Robert Chaudenson • «Ti chemin grand chemin», Marie-Josée Hubert Delisle, Océan Éditions • Légendes et croyances créoles populaires issues de la tradition et de la transmission orales.


Réalités émergentes Réunion, Océan Indien, Monde.
Presse, Edition, Création, Revue-Mouvement.

  1. Lire à ce sujet : Maxime, le premier Laope né libre.
  2. «Sous pieds d’camélias», «Maxime Laope, chapeau l’artiste», Takamba/PRMA.