Arnaud Dormeuil, sa té in moun kom nou !
En 20 ans de carrière, Arnaud Dormeuil aura joué 1.409 fois sur scène devant 328.000 spectateurs. Mais au diable les chiffres. Arnaud Dormeuil est à jamais gravé dans la mémoire populaire comme la figure emblématique du théâtre Vollard. Hommage à celui qui nous a quittés le 14 novembre 2008, à 44 ans.
Le plus bel hommage est venu du peuple
20 décembre 2008. Cela fait un mois qu’Arnaud Dormeuil est mort, à Paris, seul dans sa chambre de location. Arnaud Dormeuil était l’une des figures les plus populaires de l’île de La Réunion. Son corps, retrouvé en l’absence de sa logeuse, ne sera identifié que quelques jours plus tard. L’annonce de sa mort provoque une vive émotion palpable dans tous les milieux à travers l’île [et de l’autre côté de la mer].
«Au fil des spectacles, Arnaud est devenu l’acteur fétiche de la compagnie, explique le théâtre Vollard sur son site1. Comme disent les journalistes : “on ne voit que lui”. Petit (1,40 m), d’un talent exceptionnel et d’une jovialité communicative, il est issu d’une famille de musiciens et de ségatiers réunionnais. Il est apprenti maçon quand amené dans la troupe par sa sœur Marie-Hélène, il joue de l’orgue et tient le rôle de l’évêque en 1982 dans “Nina Ségamour” et devient comédien à la suite d’un remplacement dans “Le Mariage de Mascarin” (1982)».
Il provoque l’enthousiasme et l’adoration du public
Les multiples talents d’Arnaud le propulseront sur le devant de la scène où il provoque l’enthousiasme et l’adoration du public. Comédien, musicien multi-instrumentiste [avec une «préférence» pour l’accordéon], chanteur, ténor… artiste, touche-à-tout.
Il incarnait une sorte de dalonerie réunionnaise à laquelle prenaient part tous ceux qu’il croisait, ici ou de l’autre côté de la mer : pas de triage dans son café.
20 décembre 2008. L’abolition de l’esclavage a 160 ans et Arnaud est mort depuis un mois. La source des hommages et réactions émues commence à peine à se tarir. Pourtant… l’un des plus beaux hommages va lui être rendu.
Le maloya résonne dans la nuit quand…
Dans un quartier populaire d’une commune réunionnaise, on se prépare ce jour-là à célébrer l’abolition de l’esclavage. Toutes les générations sont réunies autour d’un grand feu. Le maloya résonne dans la nuit.
Le maire et quelques élus vont de kabar en kabar… La conversation s’engage avec un groupe d’habitants autour du feu, dans l’odeur des poulets grillés. « Monsieur le maire, moin néna in nafèr pou di aou : i fo ou done lo nom Arnaud Dormeuil pou nout sité »2.
Cette petite cité principalement ouvrière constituée de cases Satec anciennes n’est pas épargnée par le chômage. Ici, le 20 décembre est un rendez-vous ancré dans les mémoires familiales ; il cristallise la résistance à travers un réseau phréatique de solidarités créoles. Dans ce quartier, la mort d’Arnaud Dormeuil a soulevé une émotion encore à vif.
«Arnaud Dormeuil reste pour moi une énigme»
Celui qui a parlé pour exprimer cette revendication, chapeau sur la tête, les yeux humides et le regard déjà embrumé par le rhum, a la soixantaine bien entamée.
Il n’en démord pas et argumente en frappant sur sa poitrine : « Arnaud Dormeuil, sa té in moun kom nou ! »3.
«Arnaud Dormeuil reste pour moi une énigme, commente Emmanuel Genvrin, directeur du Théâtre Vollard, comme une étoile filante : aucun de ses compagnons de scène ne l’a oublié à ce jour et il reste vivant dans la mémoire du public».
Arnaud, la belle Dorothée… et Baudelaire4
Mais l’histoire ne s’arrête pas là et nous réserve un rebondissement théâtral : le 4 novembre 1997, la pièce du théâtre Vollard « Baudelaire au paradis », écrite par Emmanuel Genvrin, est jouée pour la première fois. L’auteur situe son action « dans une île unique et esclavagiste des Mascareignes combinant les îles sœurs » et évoque le séjour de Baudelaire dans l’océan Indien.
Un personnage, Brutus, « sorte de vagabond urbain », est incarné par Arnaud Dormeuil. Mais à l’époque, personne ne se doute qu’Arnaud Dormeuil était le descendant d’une esclave nommée Dorothée Dormeuil et affranchie en 1838. Personne ne se doute qu’Arnaud avait pour ancêtres « La belle Dorothée » de Baudelaire et ses petites sœurs, Marie et Vitaline Dormeuil, la première ayant été affranchie le 30 septembre 1841 alors que Baudelaire se trouvait en terre bourbonnaise. La magie du théâtre, comme un lointain écho du passé guidé par de mystérieuses connexions, avait réuni sur scène Arnaud Dormeuil et son ancêtre Dorothée.
« C’est époustouflant, commente Emmanuel Genvrin, car, en écrivant leur article, les chercheurs d’Oxford ignorent l’impact du nom Dormeuil à La Réunion. Arnaud Dormeuil, aujourd’hui disparu, est considéré comme le plus grand acteur réunionnais. Dans « Baudelaire au Paradis », il interprétait le rôle de Brutus, le pourvoyeur en femmes, rhum et zamal du poète. C’est lui qui le met en relation avec Jeanne-Dorothée, ignorant, évidemment, qu’historiquement, elle était son ancêtre ! Les chercheurs anglais lui ont fait là un beau cadeau ».
7 Lames la Mer
Les mots d’Arnaud…
- Si je grandis aujourd’hui, tout est perdu – je suis le Sganarelle du système. Appelez-moi Arnold ! (Quotidien, 19 avril 1992)
- Grâce au théâtre, j’ai eu la chance de vivre la vie d’un médecin, d’un avocat, d’un tuteur, d’un valet et même celle d’un clochard. (L’Express, février 91)
- Cela fait tout drôle de voir sa figure sur les colonnes Morris dans tout Paris. (Journal de l’île de La Réunion, février 2001)
- Dans ma famille, néna kaf, chinois, malgache, comore, guadeloupéen, guadeloupédeux, guadeloupétrois. (Journal de l’île de La Réunion, 21 novembre 2008)
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Réalités émergentes Réunion, Océan Indien, Monde.
Presse, Edition, Création, Revue-Mouvement.
- Vollard.
- Monsieur le maire, j’ai quelque chose à vous dire : il faut que vous donniez le nom d’Arnaud Dormeuil à notre cité.
- Arnaud Dormeuil, c’était quelqu’un comme nous.
- Lire à ce sujet : Le bateau fou de Baudelaire jusqu’à La Réunion.