Une grand-mère paternelle au destin royal contrarié, morte exilée en Algérie. Un grand-père maternel esclave dans…
Andy Razaf rêvait d’écrire un opéra malgache (9)
Épisode 9 : Andy Razaf : la part malgache et royale • Jennie, 15 ans et enceinte, future mère d’Andy, fuit Madagascar • Andy Razaf, «prince malgache du jazz» • Andy Razaf, c’est Madagascar, l’Afrique, Harlem • Aux confluences du « roman » d’Andy Razaf • La princesse Rasendranoro, «l’espoir du bonheur»… • Andy, de la tragédie grecque à l’opéra malgache • «Harlem renaissance» : Andy Razaf [in the mood]…
Andy Razaf : la part malgache et royale
Andy Razaf est un enfant de Harlem. C’est là qu’il grandit au début du 20ème siècle.
Parolier talentueux, auteur de nombreux standards du jazz1, poète engagé, journaliste militant pour la cause des Afro-Américains2, il revendique aussi une importante part constitutive de son identité : la part malgache et royale.
Cette part est héritée d’un père mort à Madagascar avant qu’Andy ne voit le jour à Washington [Henri Razafkeriefo3, neveu de la reine Ranavalona III] et d’une grand-mère paternelle hors norme [princesse Rasendranoro] exilée par les Français à La Réunion [1897] puis en Algérie [1899]…
Jennie, 15 ans et enceinte, fuit Madagascar
Car Andy aurait pu naître à Madagascar… mais dans le contexte de la deuxième guerre franco-malgache4, la jeune Jennie Maria Waller5, qui sera bientôt sa mère, est amenée à fuir la Grande Ile en 1895 pour rentrer aux USA dont elle est originaire. Cette fuite intervient après deux drames qui frappent directement la jeune Jennie, 15 ans et enceinte :
- l’arrestation par les Français colonisateurs, de John Lewis Waller, alors Consul des États-Unis à Madagascar. John Lewis Waller n’est autre que le père de Jennie.
- le décès brutal d’Henri Razafkeriefo tué au combat par les troupes coloniales françaises. Fils de la princesse Rasendranoro et neveu de la reine Ranavalona III, Henri Razafkeriefo était le mari de Jennie.
Peu après son retour aux États-Unis, Jennie Maria Waller veuve Razafkeriefo, accouche d’un petit garçon, à Washington, le 16 décembre 1895. Il s’appelle Andriamanantena Paul Razafkeriefo — alias Andy Razaf. Il deviendra l’un des plus grands paroliers de jazz des années 30 et participera activement au mouvement avant-gardiste «Harlem renaissance»6.
Andy Razaf, «prince malgache du jazz»
Madagascar est donc ce pays mythique qu’Andy n’a pas connu mais où il a été conçu. Sa mère, qui y a vécu pendant quatre ans [1891/1895] et s’y est mariée, lui raconte cette grande île de l’océan Indien et lui parle de ses ancêtres de lignée royale qu’il n’a jamais rencontrés.
Fasciné, Andy Razaf rêve de consacrer à Madagascar un opéra qu’il souhaite composer avec son complice artistique, le pianiste prodige et facétieux : Thomas «Fats» Waller. Mais la disparition prématurée de «Fats» Waller — emporté par une pneumonie à 39 ans le 15 décembre 1943 — met douloureusement fin à ce rêve madécasse.
Qu’importe, jusqu’à son dernier souffle, Andy Razaf sera le «prince de Madagascar» aux USA et restera, pour la postérité, le «prince malgache du jazz».
Andy Razaf, c’est Madagascar, l’Afrique, Harlem
En toutes circonstances, Andy Razaf sublime ses origines malgaches et royales — sans jamais renier ses ancêtres afro-américains nés esclaves — comme lorsqu’il pose avec une certaine solennité sous le nom de «Duc Andrea Razafkeriefo, petit-neveu de la dernière reine de Madagascar»7 pour une réclame vantant un produit cosmétique [crème capillaire].
Andy Razaf, c’est Madagascar, l’Afrique, Harlem… Une synthèse lumineuse qui forge une œuvre rare à la confluence de ces cultures ancestrales.
Andy Razaf, c’est l’histoire d’une vie qui commence dans le fracas de l’esclavage et du colonialisme.
Aux confluences du « roman » d’Andy Razaf
Andy Razaf, c’est l’esprit de résistance hérité de ces grand-parents charismatiques :
- l’Américain John Lewis Waller, ex-esclave dans le Missouri, avocat, politicien, homme d’affaires, chef militaire, journaliste, consul des États-Unis à Madagascar… Andy sera influencé par ce grand-père maternel qui œuvre pour les droits des Afro-Américains dans une société gangrénée par la ségrégation. Lorsque son grand-père meurt d’une pneumonie à New York en 1907, Andy a 12 ans. Cette disparition laisse un vide dans le quotidien du jeune garçon.
- la Malgache, princesse Rasendranoro, grand-mère paternelle et figure rebelle qui fait face à l’oppresseur et au colonialisme, n’hésitant pas à s’interposer physiquement et à provoquer des incidents diplomatiques8. Cette forte personnalité, trop souvent incomprise et cruellement dénigrée, que l’envahisseur français veut réduire à une caricature, la comparant même à une «contrefaçon noire de “Madame Sans-Gêne”, avec l’intempérance en plus»9, est en fait une femme de cœur10 et de conviction.
C’est avec fierté qu’Andy porte le nom de ce père de lignée royale malgache, mort au combat en résistant à l’envahisseur français. Quant à l’étrange vie heurtée de cette grand-mère paternelle qu’il n’a pas connue non plus, la princesse Rasendranoro, exilée de force par les Français à La Réunion puis en Algérie, elle participe à la construction du «roman» d’Andy Razaf.
La princesse Rasendranoro, «l’espoir du bonheur»…
Le 22 novembre 1883, la princesse Rasendranoro11 assiste au couronnement de sa petite sœur, la princesse Razafindrahety qui devient à 22 ans la reine Ranavalona III. «Blessée que sa [cadette] ait été préférée à elle» alors qu’elle est la «première prétendante au trône selon l’ordre de la succession»12, Rasendranoro [26 ou 23 ans selon les sources] aurait «un temps pensé lui arracher la couronne»13.
Particulièrement «hostile aux Français»14 qui envahissent son pays pour l’annexer, la princesse Rasendranoro est l’un des chefs militaires des armées de résistance malgaches15. Cela lui vaudra notamment d’être victime d’une campagne de calomnie orchestrée par la presse coloniale française : «bonne grosse dondon aimant la bonne chère et surtout le bon vin, voire le vazaha»16, «connue pour son ivrognerie et son manque de tenue»17, «fort laide (…) joyeuse commère dont les aventures galantes ont (…) défrayé la chronique scandaleuse de Tananarive»18.
Andy, de la tragédie grecque à l’opéra malgache
Rasendranoro, un nom qui signifie en malgache : «l’espoir du bonheur». Peut-être la princesse Rasendranoro garda-t-elle l’espoir jusqu’au bout… toujours est-il que le sort sembla s’acharner contre elle :
- Privée de couronne royale [1883] ;
- Un mari mort empoisonné ;
- Sa maison confisquée par les Français ;
- Une fille, la Princesse Rasoherina, décédée jeune [1895] ;
- Un fils, Henri Razafkeriefo — futur père d’Andy Razaf — abattu par les troupes coloniales françaises [1895] ;
- Une belle-fille, Jennie Maria Waller, enceinte et veuve à 15 ans, qui fuit aux États-Unis où elle donne naissance le 16 décembre 1895 à Andy Razaf, petit fils que sa grand-mère Rasendranoro ne verra jamais ;
- Emprisonnée [1896] ;
- Exilée de force avec avec sa sœur cadette, la reine Ranavalona III, à La Réunion [1897] puis en Algérie [1899] ;
- Une autre fille, la princesse Razafinandriamanitra, décédée [1897] à 14 ans des suites d’un accouchement19 ;
- Internée en 1901 à l’hôpital Mustapha d’Alger, pour des signes de folie…
Cette suite de drames [non exhaustive…] s’arrête le 9 décembre 1901 quand la princesse Rasendranoro, grand-mère d’Andy Razaf, meurt en exil, à 41 [ou 43] ans. Elle est toujours enterrée à Alger…
Tous les ingrédients propres à la tragédie grecque sont en place… De la tragédie grecque à l’opéra malgache, le rêve d’Andy Razaf s’est brisé contre les remparts d’une réalité parfois plus rude que la fiction.
«Harlem renaissance» : Andy Razaf [in the mood]
Mais l’histoire d’Andy se poursuit [in the mood] ; dans l’ambiance des boîtes de nuit, des bars clandestins, des clubs de jazz [le «Cotton Club», le «Lafayette», le «Savoy Ballroom», le «Théâtre Apollo»…] ; dans le décor de Harlem, de «Tin Pan Alley», de Broadway ; au son du ragtime, du «rhythm and blues», des orchestres de jazz et des big bands ; sur fond de prohibition et de ségrégation ; au milieu de journalistes engagés, de plasticiens et de musiciens de génie bien sapés, d’écrivains noirs à succès, de gangsters, de militants et d’intellectuels…
Dans l’effervescence de ce mouvement magique de l’«Harlem renaissance», on croise Thomas «Fats» Waller, Duke Ellington, Billie Holiday, Aaron Douglas, Joséphine Baker, Marcus Garvey, Langston Hughes, Claude McKay, Jacob Lawrence, Nella Larsen20, Lois Mailou Jones, Louis Armstrong, Zora Neale Hurston, Count Basie, Cab Calloway… et Andy Razaf !
Nathalie Valentine Legros
Lire aussi :
- Minuit : la reine Ranavalona III pleure dans son palais Rova (1)
- La «Petite fille du Bon Dieu» au cimetière de Saint-Denis (2)
- La tristesse infinie dans les yeux d’une reine (3)
- La reine Ranavalona III liée par un pacte de sang (4)
- L’émouvante vidéo de la reine Ranavalona III (5)
- Entrez dans la maison de la reine et de la sirène (6)
- Harlem : Andy Razaf était l’âme malgache du jazz (7)
- Andy Razaf, jazzman au destin cabossé (8)
- Qui se cache derrière l’esclave Furcy ?
Biographie d’une reine contrainte à l’exil
«Ranavalona III, dernière reine de Madagascar», biographie d’une reine contrainte à l’exil, par Jean-Claude Legros, Editions Poisson Rouge, 2018 /
Pour commander ce livre en ligne : Editions Poisson Rouge.oi
Orientations bibliographiques
«Ranavalona III, dernière reine de Madagascar», biographie d’une reine contrainte à l’exil, par Jean-Claude Legros, Editions Poisson Rouge, 2018 / Pour commander ce livre en ligne : Editions Poisson Rouge.oi • «Encyclopedia of the Harlem Renaissance», par Cary D. Wintz, Paul Finkelman, 2004 • jazz-culture • Jazzagemusic • songbook1 • blogdemadagascar • agir.avec.madagascar • geneanet • radama • inmotionaame • lecitoyen • jittrbug • americanhistory • blackpast • mcmparis • Archives privées •
Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.
- Andy Razaf a écrit plusieurs centaines de textes dont certains sont inédits. Il est l’auteur de nombreux standards du jazz :
- « Baltimo », 1912.
- « Anybody Here Wants to See My Cabbage », 1925.
- « My Special Friend Is Back in Town », 1926.
- « Louisiana », 1928.
- « Dusky Stevedore », 1928.
- « Sweet Savannah Sue », 1929.
- « Ain’t Misbehavin’ », 1929.
- « (What Did I Do to Be So) Black and Blue », 1929.
- « Honeysuckle Rose », 1929.
- « My fate Is in Your Hands », 1929.
- « Zonky », 1929.
- « Sposin’ », 1929.
- « I’ve Got a Feelin’ I’m Falling », 1929.
- « A Porter’s Love Song to a Chambermaid », 1930.
- « Memories of you », 1930.
- « Stealin’ Apples », 1932.
- « Ain’tcha Glad ? », 1933.
- « Christopher Columbus (A Rhythm Cocktail) », 1936.
- « Stompin’ at the Savoy », 1936.
- « The Joint Is Jumpin’ », 1938.
- « In the Mood », 1939.
- « We Are Americains Too », 1941, etc.
- Andy Razaf contribue, notamment par sa poésie engagée, à divers « magazines radicaux afro-américains » comme « The Messenger », « Emancipator », « The New Negro », « Crusader », etc. Source : « The New York Times ».
- Ou Razafinkarefo, selon les sources.
- Guerres franco-malgaches, pour en savoir plus : Minuit : la reine Ranavalona III pleure dans son palais Rova (1).
- Jennie Maria Waller, fille de John Lewis Waller [1850-1907] — sans lien de parenté avec la famille de «Fats» Waller. John Lewis Waller était le fils de Maria et d’Anthony Waller, esclaves sur une plantation du Missouri, affranchis au cours de la guerre de Sécession. Avocat, politicien, homme d’affaires, chef militaire, journaliste, John Lewis Waller, devient consul des États-Unis à Madagascar. C’est là que sa fille Jennie rencontrera le neveu de la reine Ranavalona III, Henri Razafkeriefo. Pour en savoir plus : Andy Razaf, jazzman au destin cabossé (8).
- «La “renaissance de Harlem” est le nom donné à une période s’étendant de la fin de la première guerre mondiale au plus fort de la Dépression des année 30, pendant laquelle un groupe de talentueux écrivains afro-américains a constitué un corpus littéraire considérable, touchant tant à la littérature de fiction qu’à la poésie, l’essai et l’art dramatique». Source : «Sweet soul music: rhythm and blues et rêve sudiste de liberté», Peter Guralnick, 2004.
- Grandnephew of the Late Queen of Madagascar.
- La presse rapporte en 1896 que la princesse Rasendranoro a un jour giflé Mme Laroche, femme du Résident Général français, alors que celle-ci entrait au palais de Ranavalona III ; elle a ensuite griffé M. Laroche venu au secours de sa femme. Elle a été jetée en prison séance tenante.
- «Journal du Loiret», 1er octobre 1896.
- Par exemple, en 1883, la princesse Rasendranoro «adopte» la petite fille de 5 ans [Louise Ravoninoro Ranavalozafimanjaka, 1878 – 1947] que sa sœur cadette, la princesse Razafindrahety, a eu avec son premier mari [prince Ratrimoarivon] avant de devenir la reine Ranavalona III et d’épouser le premier ministre Rainilaiarivony. Afin de protéger cette enfant menacée «pour d’obscures raisons de sécurité, sans doute liées à l’avenir du trône», Rasendranoro va faire en sorte qu’elle vive cachée… Pour en savoir plus : La reine Ranavalona III liée par un pacte de sang (4).
- La princesse Rasendranoro [1857 ou 1860 – 1901] et sa petite sœur, la princesse Razafindrahety [1861 – 1917] sont issues du mariage du prince Andriantsimianatra avec la princesse Raketaka. La princesse Razafindrahety devient Ranavalona III, dernière reine malgache, destituée et exilée par les Français en 1897.
- Source : Ministère de l’économie et de la promotion des investissements, Madagascar 1996.
- «Histoire du royaume Hova depuis ses origines jusqu’à sa fin», Victorin Malzac, 1930, page 499. Le Père Victorin Malzac était un proche de Galliéni, ancré dans son époque. Ses témoignages et appréciations méritent la distance que l’histoire met dans la lecture des évènements et des personnages…
- «Le Temps», 24 novembre 1896.
- Source : Rapport national sur le développement humain, RNDH, Madagascar, 2003.
- «Le Madécasse», 19 juin 1932.
- «La Croix», 1er octobre 1896.
- «Le Figaro», 18 mai 1895.
- La princesse Razafinandriamanitra [1882 – 1897] est exilée de force par les Français en même temps que sa mère, la princesse Rasendranoro, et que la reine Ranavalona III. Le 15 mars 1897, lendemain de leur arrivée à La Réunion, la princesse Razafinandriamanitra accouche d’une petite fille baptisée Marie-Louise… Une semaine plus tard, elle meurt des suites de l’accouchement. Elle est enterrée à Saint-Denis de La Réunion. Pour en savoir plus : La «Petite fille du Bon Dieu» au cimetière de Saint-Denis (2).
- Pour en savoir plus : Nella Larsen, être noire en société raciste