Tous les chemins de l’île mènent à Saint-Expédit (1)
Il fait l’objet d’une ferveur populaire en Amérique Latine. Pourtant, le Pape Pie XI aurait rayé son nom du martyrologe en 1905. A La Réunion, le culte de Saint-Expédit — dont l’existence même a été l’objet de controverses et de légendes — est une pratique populaire bien ancrée : en 20 ans (entre 1977 et 1998), les oratoires ont ainsi été multipliés par quatre. Un préfet en a même fait édifier un sur la route de la Montagne ! Retour sur les origines de ce culte dans notre île où l’on compte en moyenne un oratoire dédié à Saint-Expédit pour 2000 habitants.
Une promesse… et un vœu fut exaucé
L’église de Notre-Dame de la Délivrance, dans le quartier de la Petite-Ile à Saint-Denis-de-La-Réunion, est le fruit d’une promesse. Le bateau qui amenait à La Réunion le deuxième évêque de la colonie, Monseigneur Armand-René de Maupoint, au mois d’octobre 1857, fut pris dans une violente tempête au large du Cap de Bonne Espérance. Le navire risquait le naufrage.
L’évêque se mit à prier la Vierge Marie pour que soient sauvés les hommes et le bateau. Il fit la promesse de bâtir une église qui porterait le nom de Notre-Dame de la Délivrance. Son vœu fut exaucé.
C’est ainsi qu’il fit bâtir en 1858 une chapelle en bois. En 1891, le Père Berthomieu prit en mains la construction de l’église actuelle, dans le style néo-gothique toscan du XIXème siècle. La construction débuta en 1893 et dura cinq ans.
Un autre vœu exaucé
Dans le volume 8 de l’encyclopédie «À la découverte de La Réunion» (Ed. Favory), Christian Barat relate l’histoire de Fanny Fleurié, Réunionnaise bloquée à Marseille à cause de la grippe espagnole, à la fin de la première guerre mondiale.
Se désespérant de trouver un bateau pour rentrer à La Réunion, elle alla prier dans l’église de Saint-Cannat les Prêcheurs, au pied de la statue de Saint-Expédit, lui promettant de se vouer à son culte, une fois rentrée chez elle. Son vœu fut exaucé.
Le point de départ du culte de Saint-Expédit
Trois jours plus tard, elle put trouver un bateau pour regagner son île. Fanny Fleurié, devenue madame Chatel, profita d’un nouveau voyage en France pour acheter une statue de Saint-Expédit et en faire don à l’église de la Délivrance.
La statue y est installée en bonne place, sur un piédestal, entourée d’une grille. Elle a été bénie le 3 mai 1931.
D’après l’ancien évêque de La Réunion, Monseigneur Cléret de Langavant, cité dans le «Dictionnaire Illustré de La Réunion» de René Robert et Christian Barat (DCF, 1991), ce serait là le point de départ du culte de Saint-Expédit, à La Réunion.
Un point de départ controversé
La somme la plus exhaustive sur le sujet reste la thèse de doctorat de 450 pages soutenue en 2001 par Philippe Reignier, à l’Université de La Réunion.
Selon Philippe Reignier, le point de départ du culte de Saint-Expédit à La Réunion reste controversé : pour Prosper Eve, le culte date des années 1920, alors que Christian Barat suppose qu’il était connu avant cette époque.
Philippe Reignier reprend l’inventaire de Prosper Eve (p. 410) relatif à l’implantation des premières statues de Saint-Expédit dans les églises et chapelles catholiques de La Réunion (outre l’église de la Délivrance) : l’église de Saint-Leu, les chapelles de Notre-Dame des Champs à l’Etang Saint-Leu, de Notre-Dame de Pellevoisin à la Rivière-du-Mât-les-Bas et de Notre-Dame de l’Escalier dans le cirque de Salazie.
La statue de l’Etang Saint-Leu a disparu
Les plus anciennes chapelles «privées» connues sont celles du Baril à Saint-Philippe (1939) et de Bras-Fusil à Saint-Benoit (1938). Daniel Vaxélaire, en 1996, cite également les chapelles de la Rivières-des-Pluies et de Saint-Gilles-les-Bains, mais sans précision de date.
Les recherches effectuées par l’auteur de la thèse au début du XXIème siècle font apparaître que si les statues sont toujours présentes dans les églises de la Délivrance et de Saint-Leu, ainsi que dans la chapelle de Salazie, celle de Pellevoisin a été déplacée à l’extérieur, dans un oratoire attenant, et celle de l’Etang Saint-Leu a disparu.
Ont également disparu l’oratoire qui se trouvait à l’entrée de l’enceinte du CHD de Bellepierre à Saint-Denis — sans doute pour cause de travaux — ainsi que celui érigé par Paul Demange1, premier Préfet de La Réunion.
338 oratoires et 31 chapelles
Par sondages auprès de la population, Prosper Eve avait fait, en 1977, un premier recensement d’une centaine d’édifices dédiés au culte de Saint-Expédit : 92 oratoires et 8 chapelles. Certes l’inventaire ne se voulait pas exhaustif, mais il n’en demeure pas moins que le recensement opéré en 1998 par Philippe Reignier fait apparaître une véritable « explosion » du phénomène : en vingt ans, les édicules ont presque quadruplé : 338 oratoires et 31 chapelles, répartis sur 250 sites.
L’accroissement de la population (de 500.000 à 700.000 habitants sur la même période) entraînant une extension des zones habitées a joué un rôle certain. Mais il n’explique pas tout. Sur le dernier quart du XXème siècle, «l’activité saint-expédienne» aura bénéficié d’une légitimation croissante, sans doute liée au phénomène de syncrétisme dont le culte de Saint-Expédit est l’illustration flagrante, à travers les « greffes » malgaches et indiennes.
Le Pape raye le nom de Saint-Expédit
La plupart des auteurs et des journalistes emploient le mode conditionnel pour retracer le parcours du personnage historique. Certains vont jusqu’à mettre en doute son existence.
Au point que, selon l’historien d’art Louis Réau, le Pape Pie XI aurait rayé, en 1905, le nom de Saint-Expédit du martyrologe et aurait même demandé que l’on retirât des églises ses images et statues. Un siècle plus tard, nous pouvons mesurer l’étendue de son échec. Saint-Expédit figure toujours dans le Martyrologium Hieronymianum, et l’Eglise catholique n’a jamais condamné son culte.
Le 19 avril est d’ailleurs le jour traditionnel de la fête de Saint-Expédit en Europe, en Amérique Latine (notamment dans le village de Santo Expedito au Brésil) et à La Réunion, où une messe est célébrée chaque année à cette date, dans l’église de Notre-Dame de la Délivrance.
Flagellé et décapité
Le curé de cette paroisse du quartier de la Petite-Ile à Saint-Denis a d’ailleurs édité, avec l’imprimatur de l’évêché, un opuscule — de couleur rouge, comme le veut la tradition saint-expédienne — consacré au personnage historique et contenant en outre pas moins de seize prières au saint martyr.
Mais ce qui est intéressant, c’est que l’ouvrage retrace en détail le parcours du soldat Expédit et son martyre. Pour le rédacteur, le Père Lilian Payet, Expédit est né vers la fin du IIIème siècle ; il est mort décapité au début du IVème siècle, en 303. Il était le commandant en chef de la XIIème légion romaine, stationnée en Arménie.
Selon les spécialistes arméniens, cette légion était entièrement composée d’autochtones chrétiens, l’Arménie ayant été évangélisée dès l’aube du christianisme. Sous l’impulsion du général romain, César Galère, l’empereur Dioclétien décréta la persécution des chrétiens, y compris dans les rangs de l’armée romaine. C’est ainsi qu’Expédit et d’autres chrétiens furent flagellés et décapités en 303 dans la ville de Mélitène, chef-lieu de la province romaine d’Arménie.
Une caisse de reliques avec la mention «espedito»
Selon la journaliste Stéphanie Buttard (in «Le Quotidien de La Réunion», 6 février 2011), la société des Bollandistes, jésuites spécialistes de l’hagiographie au Collège Saint-Michel de Bruxelles (Belgique), détient l’évocation du martyre d’un certain Elpidius2, nom sous lequel le culte de Saint-Expédit se serait précisément répandu dans l’Allemagne du XVIIème siècle.
En 1910, le poète allemand Christian Morgenstern, inventeur dans sa jeunesse d’une forme de poésie «humoristico-fantastique» désopilante, publie un poème intitulé «Sankt-Expeditus», dans lequel il raconte l’histoire drôlatique de religieuses recevant une caisse de saintes reliques, portant la mention «espedito» et qui, pensant qu’il s’agissait du nom du saint, ont donné à leur chapelle le nom de Saint-Expédit ! En citant Morgenstern, Prosper Eve serait-il involontairement à l’origine de cette «légende» ?
À ses pieds, un corbeau
Philippe Reignier s’est attaché à collationner toutes les images qu’il a pu trouver sur Saint-Expédit (p. 285). Les deux plus anciennes sont d’une part celle d’origine allemande, éditée à Innsbrück, en Autriche, dans les années 1880-1890, et d’autre part celle éditée à Paris en 1897 (qu’il a achetée en 1995 dans l’église de la Madeleine, à Paris, dont la crypte abrite une statue de Saint-Expédit).
Sur l’ensemble des icônes ou statues, Saint-Expédit est généralement représenté sous les traits d’un général romain. Dans sa main droite, il tient une croix portant dans la traverse l’inscription latine «hodie» (aujourd’hui). Dans sa main gauche, il tient la palme du martyre. Il foule à ses pieds un corbeau qui tient dans son bec un phylactère, sur lequel figure l’inscription latine «cras» (demain).
L’ange des ténèbres
Le livret de la paroisse de la Délivrance explique la symbolique de ces deux représentations : «hodie» est la devise de Saint-Expédit ; nous ne devons jamais attendre à demain, que ce soit pour implorer de Dieu les grâces qui nous sont nécessaires, pour accomplir la bonne action qui nous sollicite ou pour nous confier à lui. Demain, c’est peut-être jamais !
Le corbeau représente l’ange des ténèbres qui nous pousse à remettre à demain. Si demain est à l’ange des ténèbres, aujourd’hui est à Dieu : aujourd’hui est éternel.
Il n’est pas certain, comme nous le verrons par la suite, que ce soit le message perçu par les fidèles qui viennent solliciter Saint-Expédit. Le rapprochement des paronymes «expédit», «expéditif», «expédient» et «expédier» les inciterait plutôt à miser sur la rapidité de l’intervention du saint et sur le caractère définitif du résultat obtenu.
Le manteau pourpre du général victorieux
Les pieds de Saint-Expédit sont chaussés de cothurnes, un casque «romain» est posé à côté de son pied gauche. Il est vêtu d’une tunique qui s’arrête aux genoux et par-dessus porte une cuirasse, d’où pendent des lambrequins.
L’élément le plus symbolique de la représentation du saint est le paludamentum, le manteau pourpre du général victorieux, cette cape emblématique qui a donné sa couleur rouge vif aux oratoires qui jalonnent les routes de La Réunion, aux croisées des chemins, aux ronds-points, aux abords des «radiers», ce qui les rend faciles à repérer et à identifier.
Les arrière-plans sont généralement composés de paysages indéfinissables sous des cieux bleu clair, agrémentés d’éléments architecturaux évoquant la ville de Rome (Eglise Saint-Pierre, Colisée, etc…).
A suivre…
Jean-Claude Legros
À lire aussi :
- Saint-Expédit… une statue « comme un être vivant » (2)
- Saint-Expédit : l’île aux statues (3)
- Joseph Tafiki, l’oeuvre de sa vie pour Saint-Expédit (4)
- Christian Barat — repris par Philippe Reignier — raconte l’histoire de Paul Demange, Préfet de Seine-et-Marne, héros de la Résistance, déporté au camp de Neuengamme. Avec ses amis résistants, Paul Demange avait pris l’habitude d’aller prier dans une église où se trouvait une statue de Saint-Expédit. Nommé Préfet de La Réunion en 1947, il fera construire un oratoire dédié à Saint-Expédit dans les rampes de la Montagne, à Saint-Denis. À plusieurs reprises, la statue de Saint-Expédit sera détruite par une dame de la bonne société dionysienne, intransigeante en matière d’orthodoxie. L’oratoire aura cependant vécu plus d’un demi-siècle, avant de disparaître, on ne sait comment, ni pourquoi, dans les première années du XXIème siècle.
- Le vocable latin «Expeditus» désigne en fait un légionnaire pourvu d’un armement léger.