1899 : un navire en provenance de Chine introduit la peste bubonique dans l'île. Les autorités…
Le «mystère Baudelaire» et la belle Dorothée réunionnaise
Marie Dormeuil, 10 ans, esclave d’Édouard Lacaussade… Baudelaire a-t-il payé son affranchissement par amour pour la belle Dorothée ? Alexander Ockenden, étudiant à Oxford, explore l’énigmatique séjour de Baudelaire à La Réunion.
Qui était Dorothée, seule vivante sous l’immense azur ?
Au cours de son séjour dans notre île de La Réunion, Charles Baudelaire a-t-il contribué financièrement à l’affranchissement de Marie Dormeuil, 10 ans, esclave d’Édouard Lacaussade1 ? Marie Dormeuil était la petite soeur d’une dénommée Dorothée Dormeuil. Mais qui était Dorothée Dormeuil ? Était-elle une invention du poète [d’or ôtée] comme le suggère l’universitaire Hélène Sicard-Cowan ? Dorothée apparaît dans deux textes écrits par le poète plus de 20 ans après son retour en Europe.
Est-ce à Dorothée Dormeuil que Charles Baudelaire dédie le texte en prose intitulé «La belle Dorothée» et publié en 18632 ? Est-ce à elle encore qu’il pense lorsqu’il écrit le poème «Bien Loin d’ici»3 ? Enquête sur les traces de la belle Dorothée de Baudelaire, à travers notamment les travaux de recherche de l’universitaire Alexander Ockenden4…
Si les 19 jours de Baudelaire à Maurice ont fait l’objet de nombreux récits, son séjour à Bourbon — du 19 septembre au 4 novembre 1841 — reste nimbé de mystère. Baudelaire déclare même à Leconte de Lisle : «Je n’ai jamais mis le pied dans votre cage à moustiques, sur votre perchoir à perroquets. J’ai vu de loin des palmes, des palmes, des palmes, du bleu, du bleu, du bleu…»5 Pourtant son rocambolesque débarquement à Saint-Denis n’est pas passé inaperçu6 ainsi que certains épisodes qui firent scandale comme celui de l’hôtel d’Europe7.
Une jeune fille lui cuisait des ragoûts étrangement pimentés
Si l’on en croit un autre poète français, Théodore de Banville, Baudelaire était «dans je ne sais plus quel pays d’Afrique, logé chez une famille à qui ses parents l’avaient adressé ; il n’avait pas tardé à être ennuyé par l’esprit banal de ses hôtes et il s’en était allé vivre seul sur une montagne, avec une toute jeune et grande fille de couleur qui ne savait pas le Français, et qui lui cuisait des ragoûts étrangement pimentés dans un grand chaudron de cuivre poli, autour duquel hurlaient et dansaient de petits négrillons nus».8
Dans «Pages Réunionnaises», publié en 1962, Hippolyte Foucque s’attaque donc à un mythe : «jusqu’ici biographes et critiques ne rapportaient qu’à l’île de France les souvenirs de l’exotisme tropical de Baudelaire. Il nous semble désormais établi que l’île Bourbon doit y avoir autant de part, voire plus, presque trois fois plus que Maurice».
Selon le capitaine du bateau «Paquebot des mers du Sud», Baudelaire a mis pied à terre le 20 septembre et passé un mois à Saint-Denis. Quand le «Paquebot des mers du Sud» quitte l’île le 21 octobre, Baudelaire n’est pas à bord : il restera encore deux semaines à Bourbon avant d’embarquer sur «L’Alcide» pour rentrer en France, le 4 novembre.
Marie Dormeuil affranchie 10 jours après l’arrivée de Baudelaire
Dans les recensements de l’époque9, on trouve la trace d’une seule esclave nommée «Dorothée» : Dorothée Dormeuil. Affranchie le 30 janvier 1838 à 23 ans, elle en a 26 en 1841 lorsque Baudelaire, 20 ans, arrive dans l’île. A-t-il rencontré et fréquenté Dorothée Dormeuil, laquelle se prostituait notamment afin de payer l’affranchissement de sa petite soeur ?
Un indice plaide en faveur de cette hypothèse : Dorothée Dormeuil a deux petites soeurs recensées comme esclaves en 1841. L’une de ces deux soeurs correspond à la description faite par Baudelaire dans le texte en prose intitulé «La belle Dorothée» et publié en 1863 : «Dorothée est admirée et choyée de tous, et elle serait parfaitement heureuse si elle n’était obligée d’entasser piastre sur piastre pour racheter sa petite soeur qui a bien onze ans, et qui est déjà mûre, et si belle !» Or, les archives attestent que Dorothée Dormeuil, en 1841, a une petite soeur de 10 ans.
Le 30 septembre 1841, soit 10 jours après l’arrivée de Baudelaire, Marie Dormeuil, 10 ans, est affranchie grâce à la somme payée par sa grande soeur Dorothée.
Privilège refusé à Charles Baudelaire
Plus mystérieux encore que le passage de Baudelaire à La Réunion est le quasi-silence qui continue de l’entourer. Le label « Réunionnais » n’est guère difficile à décrocher: nos médias ont tôt fait de l’accorder à des individus vaguement visibles qui ont, un jour, mis les pieds dans notre île ou y ont de la famille ; et lorsque l’on ne va pas jusqu’à «réunionniser», on ne manque pas d’insister sur les liens, même les plus ténus, qui existent entre des «personnalités» — ou jugées telles — et notre pays.
Octroyé à d’obscurs sportifs ou a des «artistes» confidentiels, ce privilège est refusé à Charles Baudelaire, monstre sacré des lettres françaises. À Houellebecq aussi, d’ailleurs, qui est né ici. C’est dans le rejet d’une naissance en terre métisse, de l’itinéraire d’une mère qui avait embrassé le rêve réunionnais — il y avait alors un rêve réunionnais — jusqu’à rejoindre les rangs autonomistes, dans le trauma d’une enfance nomade, que l’écrivain a puisé les fragments de névrose qui ont si parfaitement rencontré l’humeur idéologique de la France pavillonnaire.
Épopée du morne, de l’angoisse identitaire et sociale, le récit houellebecquien est à rebours du récit réunionnais. Altéré, dans sa version contemporaine, jusqu’à devenir une simple extension du récit touristique, parfait décalque du « politiquement correct » élaboré par les universités californiennes, celui-ci ressasse « vivre-ensemble », grand spectacle (sic) et « intensité ». L’affaire est entendue : l’auteur de «La possibilité d’une île» et son île natale n’ont rien à se dire ; Houellebecq ignore La Réunion, La Réunion ignore Houellebecq.
De nombreux poèmes inspirés par La Réunion
Pourquoi le poète de la Malabaraise et des verts tamariniers subit-il le même sort depuis plus d’un siècle et demi ? Pourquoi, à quelques exceptions près, l’establishment culturel réunionnais, d’ordinaire si prompt à exalter l’influence de l’île, a-t-il laissé l’île Maurice annexer la figure de l’auteur des « Fleurs du mal », qui compte bon nombre de poèmes inspirés par La Réunion ? Pourquoi cette attitude s’est-elle transmise jusqu’à nos jours, malgré les avertissements formulés par Hippolyte Foucque ?
À l’orée de l’Abolition, la bonne société réunionnaise n’a guère dû goûter le don du poète qui permit de racheter l’esclave Marie10. Mais ce qui choquait alors était sans doute moins l’acte en lui-même, qui pouvait, non sans raison, passer pour une tocade de jeune homme prodigue, que la pernicieuse économie du pouvoir qu’il révélait. Édouard Lacaussade, le propriétaire de Marie, était le fils d’une esclave noire11, et juridiquement considéré comme un blanc.
Dorothée se prostitue afin de racheter ses sœurs
Baudelaire est non seulement le témoin de cette hypocrisie identitaire collective, mais aussi du procédé par lequel les maîtres monnaient des affranchissements et continuent de rançonner les affranchis en maintenant leur famille sous le joug — Dorothée se prostitue afin de racheter ses sœurs. Prémisses du « soft power » qui adviendra avec l’instauration du salariat et de l’indigne logique qui fit des propriétaires, et non des esclaves, les bénéficiaires de l’indemnisation qui suivit l’esclavage ? Baudelaire fut le miroir des turpitudes de cette classe dominante qui, quelques années plus tard, survit à la disparition de l’esclavage en conservant ses privilèges.
Mais peut-être est-il encore gênant aujourd’hui : plus portée à la mémoire qu’à l’histoire, engagée par la droite comme par la gauche dans la restauration de tous les essentialismes, la culture dominante contemporaine n’a que faire des complexités, signalées en leur temps par Raphaël Barquissau, d’une époque où la qualité de noir ou de blanc et le destin des individus pouvaient résulter d’un pur exercice d’arbitraire. N’est-ce pas aussi de cette méconnaissance que procèdent les difficultés de l’émancipation réunionnaise, toujours inconsciente de la manière dont la question du pouvoir est fondamentalement liée à celle de son « métissage » ? Édouard et Auguste Lacaussade étaient frères. Le premier fut inscrit au registre des blancs et devint un florissant cultivateur de tabac, qui employait deux cent esclaves. Le second fut enregistré comme noir ; libre, mais privé de la possibilité de faire ses études au Collège Royal. Il devint un grand poète abolitionniste…
Ironie du sort, Charles Baudelaire et Auguste Lacaussade ne se rencontrèrent pas à La Réunion, où ils séjournèrent à quelques mois d’intervalle.
Nathalie Valentine Legros
Geoffroy Géraud Legros
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Les chercheurs anglais ont fait un beau cadeau à Arnaud Dormeuil
7 Lames la Mer : Baudelaire et le théâtre Vollard, c’est une vieille histoire. Votre incursion en terrain baudelairien en 1997 avait déclenché en son temps des polémiques.
Emmanuel Genvrin : J’avais écrit une pièce «Baudelaire au Paradis», jouée une cinquantaine de fois à La Réunion et en Métropole. Le titre était ironique… Elle aurait dû s’appeler «Baudelaire en enfer» car je mettais le séjour du poète en perspective avec l’esclavage qui régnait dans l’île en 1841. À l’université et ailleurs, il était de bon ton de l’ignorer en faisant de Baudelaire un dandy, un écervelé, un jeune bourgeois en vadrouille. J’avais abordé sa relation avec Dorothée-Jeanne, en la prenant au sérieux, constitutive de sa vie future [en rentrant il va vivre avec une autre femme de couleur, Jeanne Duval] et de son œuvre puisque la moitié au moins des «Fleurs du mal» est nourrie du voyage. Conscient que ça allait remuer les spécialistes, j’avais couplé la sortie du spectacle à La Réunion [pour plus de sécurité, on avait organisé la première en Métropole] avec un colloque et une expo sur son voyage aux Mascareignes, en invitant des spécialistes venus du Canada, de Paris, de Maurice, de Haïti. L’accueil à l’Université de La Réunion avait été stupide et glacial. Par contre, l’expo avait eu du succès et, depuis, elle a été accueillie trois fois à Maurice. En 1999, au moment de notre procès — qui concernait André Pangrani [alors président de Vollard] et moi-même —, pour « menace et intimidation » à l’administration, Baudelaire est revenu sur le tapis à l’occasion d’un édito incendiaire du JIR : «Vollard on aime de moins en moins… parce que Baudelaire, selon Genvrin, c’était mauvais, petit, grossier, nul».
7LLM: L’éditorialiste était alors une «plume» bien connue de l’extrême-droite française avant d’arriver dans notre île. Avec « délicatesse », il avait appelé à vous «faire crever», à «pisser sur vous», etc.
Emmanuel Genvrin : Oui, sympa, et c‘est étonnant qu’il ait appelé Baudelaire à son secours. À mon avis, il n’est jamais venu au spectacle et on lui a «soufflé» l’argument. La «culture française» a toujours plus ou moins été la propriété des conservateurs et des colonialistes à La Réunion, Baudelaire compris. Que la gauche s’occupe de culture créole, de tambours et de maloya, ça ne les gêne pas. Ça leur est même sympathique [«pour aimer la France il faut aimer son clocher», Philippe Pétain]. Soit-dit en passant, il nous arrive la même déconvenue en ce moment avec l’opéra «d’outremer». L’opéra n’est pas pour les Réunionnais, entend-t-on, c’est un truc d’Européens…
7LLM : Baudelaire n’a passé qu’une vingtaine de jours à l’île Maurice et quarante dans notre île, qui lui ont inspiré certains de ses poèmes les plus fameux. Comment interprétez-vous ce point aveugle de l’histoire littéraire réunionnaise alors que dans le même temps, Maurice se revendique comme une source baudelairienne importante ?
Emmanuel Genvrin : Le séjour a suscité une évolution psychologique, pour ne pas dire mentale chez le poète. Il a d’abord été accueilli dans l’île sœur chez des bourgeois amis de la famille, le poème «La Belle créole», s’adresse à Madame Autard, c’est une œuvre de convenance, de remerciements polis à ses hôtes. N’oublions pas que l’esclavage n’existe plus à Maurice depuis 1835 et que Baudelaire rembarque vite. Son contact sera tout différent avec La Réunion où le Général Aupick, son beau-père, n’a pas de correspondants. Ayant décidé de repartir en France, Baudelaire reste sur place en attendant un bateau et se prend la réalité réunionnaise en pleine figure.
7LLM : Le travail des chercheurs britanniques révèle une relation complexe : Baudelaire a sans doute aidé Dorothée à racheter la liberté de sa sœur. Mais il le fait en échange de relations sexuelles tarifées ; néanmoins, la somme qu’il lui octroie va bien au-delà du prix de ses «services», et ne constitue pas un «placement» puisque le jeune homme repart, sans espoir de retour. Quel regard porte l’homme de théâtre sur cette étrange convention ? S’agit-il d’un acte gratuit, ou Baudelaire achète-t-il sa bonne conscience ?
Emmanuel Genvrin : Je pense que oui. Indubitablement, il finit par s’acheter une bonne conscience. C’est un jeune de vingt ans, original, révolté, solitaire. La société violente, inégalitaire, détestable qu’il côtoie le perturbe. Il « provoque », en faisant le malin dans Saint-Denis, en se baladant « à poil » dans les couloirs de l’hôtel, en jouant à l’intello qui préfère se faire dévorer par les requins plutôt que de lâcher ses livres. Il aurait pu facilement séduire une jeune fille du coin [sa venue n’était pas passée inaperçue et, riche, il était un «beau parti]. Mais non, il s’affiche avec une prostituée, une cafrine. La bourgeoisie fait de même, soit, mais discrètement. J’ai une autre hypothèse, Dorothée avait 26 ans donc était plus mûre que lui. Elle s’était déjà affranchie et voulait racheter ses sœurs. Donc c’était un sacré caractère, avec des valeurs, de l’expérience, sûrement pas une idiote. Leur relation a été au-delà d’un échange de services sexuels. C’est ce que j’ai voulu évoquer dans «Baudelaire au Paradis».
7LLM : On a dit que Byron, qui avait plaidé la cause des briseurs de métiers devant la Chambre des Lords, avait pris conscience de la condition ouvrière parce qu’il recrutait ses amantes dans les classes travailleuses… Selon vous, pourquoi Baudelaire n’est-il pas devenu anti-esclavagiste à la suite de ses amours réunionnaises ?
Emmanuel Genvrin : Son engagement n’a guère laissé de traces… La politique, ce n’était pas son affaire, et ne le sera jamais. Il s’engagera un court moment dans la révolution de 1848, c’est tout. Il restera un fieffé individualiste, un genre d’anarchiste de droite. Il y en a qui font de grandes déclarations et agissent autrement. Lui aura payé pour la libération des sœurs Dormeuil, aura vécu à Paris — scandale — avec une métis, Jeanne Duval, ne trahira jamais personne, restera fidèle en amitié, distribuera son argent et mourra dans le besoin. Baudelaire, aux côtés de Rimbaud, Vian, reste une vedette chez les lycéens, un type entier, sans préjugés. Le personnage connaissait toujours le même succès quand on faisait des scolaires.
7LLM : Il y a donc un lien inattendu entre Baudelaire, Dorothée et le théâtre Vollard : le nom de Dormeuil. Comment cela fait-il sens à vos yeux ?
Emmanuel Genvrin : C’est quelque chose d’époustouflant car, en écrivant leur article, les chercheurs d’Oxford ignorent l’impact du nom Dormeuil à La Réunion. Arnaud Dormeuil, aujourd’hui disparu, est considéré comme le plus grand acteur réunionnais. Dans «Baudelaire au Paradis», il interprétait le rôle de Brutus, le pourvoyeur en femmes, rhum et zamal du poète. C’est lui qui le met en relation avec Jeanne-Dorothée, en ignorant, évidemment, qu’historiquement, elle était son ancêtre ! Ensuite, il organise le mariage-vao — rite malgache — des amoureux à Salazie. Il existe une légende selon laquelle Baudelaire se serait enfui avec une amoureuse dans les Hauts. Cela rejoint le mythe des marrons et également celui des Francs Créoles puisqu’on sait, depuis peu, qu’ils ont tenté d’établir à Salazie une société «utopiste» de type saint-simonien. L’histoire réunionnaise a donc encore bien des choses à révéler. Au boulot, les historiens ! L’anniversaire de la mort d’Arnaud est dans quelques jours, un 14 novembre. Arnaud Dormeuil reste pour moi une énigme, comme une étoile filante : aucun de ses compagnons de scène ne l’a oublié à ce jour et il reste vivant dans la mémoire du public. Les chercheurs anglais lui ont fait là un beau cadeau.
Propos recueillis par 7 Lames la Mer
- Édouard Lacaussade était un des grands frères du poète anti-esclavagiste, Auguste Lacaussade. Les deux frères ne s’entendaient pas, notamment à cause des positions abolitionnistes d’Auguste Lacaussade. Leur mère, Fanny Desjardins, à laquelle Auguste Lacaussade vouait un grand amour, eut un destin hors du commun. Petite esclave, elle deviendra une des rares femmes d’affaires bourbonnaises. Affranchie en 1789, émancipée à 17 ans en 1795 pour fuir la prostitution, femme d’affaires à partir des années 1810. Lire à ce sujet : «Moi Fanny, esclave, affranchie, émancipée, mère d’un poète révolté»
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« La belle Dorothée », par Charles Baudelaire,
Le soleil accable la ville de sa lumière droite et terrible ; le sable est éblouissant et la mer miroite. Le monde stupéfié s’affaisse lâchement et fait la sieste, une sieste qui est une espèce de mort savoureuse où le dormeur, à demi éveillé, goûte les voluptés de son anéantissement.
Cependant Dorothée, forte et fière comme le soleil, s’avance dans la rue déserte, seule vivante à cette heure sous l’immense azur, et faisant sur la lumière une tache éclatante et noire.
Elle s’avance, balançant mollement son torse si mince sur ses hanches si larges. Sa robe de soie collante, d’un ton clair et rose, tranche vivement sur les ténèbres de sa peau et moule exactement sa taille longue, son dos creux et sa gorge pointue.
Son ombrelle rouge, tamisant la lumière, projette sur son visage sombre le fard sanglant de ses reflets.
Le poids de son énorme chevelure presque bleue tire en arrière sa tête délicate et lui donne un air triomphant et paresseux. De lourdes pendeloques gazouillent secrètement à ses mignonnes oreilles.
De temps en temps le brise de mer soulève par le coin sa jupe flottante et montre sa jambe luisante et superbe ; et son pied, pareil aux pieds des déesses de marbre que l’Europe enferme dans ses musées, imprime fidèlement sa forme sur le sable fin. Car Dorothée est si prodigieusement coquette, que le plaisir d’être admirée l’emporte chez elle sur l’orgueil de l’affranchie, et, bien qu’elle soit libre, elle marche sans souliers.
Elle s’avance ainsi, harmonieusement, heureuse de vivre et souriant d’un blanc sourire, comme si elle apercevait au loin dans l’espace un miroir reflétant sa démarche et sa beauté.
À l’heure où les chiens eux-mêmes gémissent de douleur sous le soleil qui les mord, quel puissant motif fait donc aller ainsi la paresseuse Dorothée, belle et froide comme le bronze ?
Pourquoi a-t-elle quitté sa petite case si coquettement arrangée, dont les fleurs et les nattes font à si peu de frais un parfait boudoir ; où elle prend tant de plaisir à se peigner, à fumer, à se faire éventer ou à se regarder dans le miroir de ses grands éventails de plume, pendant que la mer, qui bat la plage à cent pas de là, fait à ses rêveries indécises un puissant et monotone accompagnement, et que la marmite de fer, où cuit un ragoût de crabes au riz et au safran, lui envoie, du fond de la cour, ses parfums excitants ?
Peut-être a-t-elle un rendez-vous avec quelque jeune officier qui, sur des plages lointaines, a entendu parler par ses camarades de la célèbre Dorothée. Infailliblement elle le priera, la simple créature, de lui décrire le bal de l’Opéra, et lui demandera si on peut y aller pieds nus, comme aux danses du dimanche, où les vieilles Cafrines elles-mêmes deviennent ivres et furieuses de joie ; et puis encore si les belles dames de Paris sont toutes plus belles qu’elle.
Dorothée est admirée et choyée de tous, et elle serait parfaitement heureuse si elle n’était obligée d’entasser piastre sur piastre pour racheter sa petite soeur qui a bien onze ans, et qui est déjà mûre, et si belle ! Elle réussira sans doute, la bonne Dorothée ; le maître de l’enfant est si avare, trop avare pour comprendre une autre beauté que celle des écus !
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« Bien loin d’ici », par Charles Baudelaire,
C’est ici la case sacrée
Où cette fille très parée,
Tranquille et toujours préparée,D’une main éventant ses seins,
Et son coude dans les coussins,
Ecoute pleurer les bassins ;C’est la chambre de Dorothée.
La brise et l’eau chantent au loin
Leur chanson de sanglots heurtée
Pour bercer cette enfant gâtée.Du haut en bas, avec grand soin,
Sa peau délicate est frottée
D’huile odorante et de benjoin.
Des fleurs se pâment dans un coin - Alexander Ockenden, BAUDELAIRE, LACAUSSADE AND THE HISTORICAL IDENTITY OF ‘LA BELLE DOROTHÉE’ in Fr Stud Bull (2014) 35 (132) : 64-68. DOI : https://doi.org/10.1093/frebul/ktu017.
- Source : Mme H. Vacaresco. Université des Annales, 20 septembre 1928.
- Au moment de monter sur le débarcadère, Charles Baudelaire tente de se hisser tout en tenant des livres à la main…. «Baudelaire s’obstina à monter à l’échelle avec des livres sous le bras (c’était assurément original mais embarrassant), rapporte le journal « Chroniques de Paris » du 13 septembre 1867, et gravit l’échelle lentement, gravement, poursuivi par la vague remontante. Bientôt, la vague l’atteint, le submerge, le couvre de douze à quinze pieds d’eau et l’arrache à l’échelle. On le repêche à grand peine ; mais, chose inouïe, il avait toujours ses livres sous le bras. Alors seulement il consentit à les laisser dans le canot qui se tenait au pied de l’échelle ; mais, en remontant il se laissa encore une fois atteindre par la vague, ne lâcha pas prise, arriva sur la rive et prit le chemin de la ville, calme, froid, sans avoir l’air de s’apercevoir de l’émoi des spectateurs. Son chapeau seul avait été la proie des requins».
- Anecdote rapportée par Auguste de Villèle, membre de l’Académie de La Réunion, qui tient l’information d’Albert de Lasserve : Baudelaire aurait provoqué un scandale à l’hôtel d’Europe de Saint-Denis «en se montrant un jour tout nu».
- Cette description aux accents caricaturaux démontre la propension de Baudelaire à accentuer les traits… Le pays d’Afrique dont il est question est bien La Réunion. La montagne évoquée est Salazie. Mais en ce qui concerne la «toute jeune et grande fille de couleur» — était-ce Dorothée ? —, on trouve une autre version dans une lettre de la petite-fille du capitaine qui commandait le navire à bord duquel avait voyagé Baudelaire : «Le Capitaine Saliz présenta Baudelaire à une famille de riches planteurs dont les sept filles étaient d’une beauté remarquable. Or Baudelaire s’éprit de l’une de ces jeunes filles âgée de 15 ans. S’il s’en alla vivre dans la montagne, ce n’est pas qu’il fût ennuyé de l’esprit banal de ses hôtes, comme le dit Banville ; c’est parce que la jeune fille qu’il aimait alla séjourner avec sa famille à Salazie (…). Là, pour mieux voir l’objet de son amour, il prit pension chez une mulâtresse»…
- Notamment les Archives Départementales de La Réunion
- Petite soeur de Dorothée Dormeuil
- Fanny Desjardins, affranchie en 1789, émancipée à 17 ans…