La «symphonie sauvage» est une expression utilisée en 1883 dans l'Album de La Réunion dirigé par…
Le chaînon manquant du séga-maloya ?
«Imitez le bobre à la basse, imitez le kaiambe à la basse». C’est ce que l’on peut lire entre les portées d’une partition datant de 1880 et intitulée : «Souvenir de l’île de La Réunion, quadrille créole pour piano». La référence ainsi faite à des instruments de musique typiques des anciens esclaves, sur une partition pour piano éditée à Paris, montre que le processus de créolisation de la musique réunionnaise s’est opéré dans les deux sens.
Le «séga originel» pratiqué lors du «bal des Noirs»
Il existe de nombreuses partitions de «musiques créoles» datant notamment du 19ème siècle et du début du 20ème siècle, dès lors qu’il s’agit de quadrille1, scottisch, valse, polka, mazurka… Mais très rares parmi elles sont celles qui mentionnent des instruments généralement utilisés pour le maloya : bobre, caïambe.
De ce point de vue, la partition «Souvenir de l’île de La Réunion, quadrille créole pour piano» — éditée à Paris en 1880 par Joseph Barrès —, constitue un document exceptionnel, atypique et qui nous renseigne quant au processus de créolisation qui s’amorce très tôt dans l’histoire de l’île pourtant caractérisée par les turpitudes de l’esclavagisme et du colonialisme.
Dans le domaine de la musique [instruments, chants, danses], ce processus de créolisation aboutira à deux formes d’expression musicale aujourd’hui toujours vivaces : le séga et le maloya — auxquelles on peut adjoindre un espace de fusion/synthèse à travers le « séga-maloya ».
Les sources africaines, malgaches et indiennes
Ce qui fait de la partition du « quadrille créole » de Joseph Barrès un document exceptionnel, c’est qu’elle invite à «imiter le kaiambe et le bobre», mettant ainsi en lumière les passerelles qui se sont instaurées au fil du temps entre l’univers musical des esclaves et celui des maîtres ; pour autant les termes de « séga » et de « maloya » n’y apparaissent pas.
Séga ? Maloya ? Il est communément admis que ce que l’on nomme aujourd’hui «maloya» correspond en fait à ce qui était à l’origine désigné à La Réunion comme dans plusieurs îles de l’océan Indien [Maurice, Rodrigues, Seychelles, Chagos, etc.], sous le terme de «séga», c’est à dire la musique, les chants et la danse des esclaves.
Ce «séga originel», avec sa dimension sacrée dominante, était pratiqué lors du rituel «bal des Noirs»2 — expression utilisée dans plusieurs témoignages d’époque —, cérémonie qui s’est perpétuée à travers le temps dans l’intimité des familles, qui s’apparente à ce que l’on connaît aujourd’hui sous les vocables de «kabar» ou «servis zancêtre» et qui puise ses sources dans les terres africaines, malgaches et indiennes.
« Imitez le Kaiambe à la basse »
Du séga originel sont donc nées deux formes artistiques et populaires toujours vivaces dans le champ culturel réunionnais.
L’une, ancrée dans la dimension sacrée — culte des ancêtres —, dans la pratique familiale et de «cour», est désormais identifiée à La Réunion sous le nom de «maloya», terme employé dans les récits écrits vraisemblablement dès le début du 19ème siècle si l’on se réfère au journal de Jean-Baptiste Reyonal de Lescouble [1834]. Il est à noter que le mot « maloya » n’apparaît qu’à l’île de La Réunion ; dans les autres îles de l’océan Indien [Maurice, Rodrigues, Seychelles, Chagos, etc.], le terme de « séga » — auquel s’accole comme à Maurice celui de « tambour » pour faire « séga tambour » — reste dominant sur l’ensemble de l’expression musicale.
L’autre s’occidentalise, au frottement de styles musicaux et de danses tels le quadrille, le scottish, etc. et garde le nom de «séga», expression musicale festive et dépouillée de la charge sacrée et rituelle.
Mais les passerelles entre ses deux expressions musicales persistent et il était d’ailleurs courant, dans les années 1950/1970, de voir l’inscription «séga-maloya» orner les pochettes des 45 tours de la production discographique locale.
Au sujet de l’apparition du mot « séga »
«Le mot «séga» formalisé depuis le début du 19ème siècle, dérive de «t’shéga», «t’séga», danse mozambicaine voulant dire en langue swahilie : «retrousser, relever ses habits». (…) Le maloya actuel est resté proche de ce séga originel»3.
Robert Chaudenson pour sa part, fait remonter l’apparition du mot «séga» au début du 18ème siècle4. Les récits décrivant la danse et la musique des Noirs sous la terminologie de «séga» ne manquent pas. Mais en 1834, Jean-Baptiste Reyonal de Lescouble aurait utilisé le mot de «maloya», lui conférant ainsi une dimension traditionnelle indiquant que le terme n’est pas nouveau : «Le repas a été gai, animé. On a porté les santés, chanté des couplets maloyas, etc., etc., comme de coutume».
Cette version fait cependant l’objet d’un débat concernant la lecture qu’il faut faire du mot écrit dans le manuscrit de Lescouble [voir reproduction ci-dessous] : «Faut-il lire maloyacs ou malagacs ?» interrogeait Jean-Pierre La Selve dans son ouvrage «Musiques traditionnelles de La Réunion» [Kreolart 2015]. Norbert Dodille en son temps avait opté pour la version «maloyas».
1839 : un « ballet de Noirs » triomphe au théâtre
Les deux appellations, «séga» et «maloya», cohabitent donc à La Réunion, désignant des pratiques de différentes formes issues d’une source commune et du « frottement » entre deux cultures : celle des esclaves et celle des maîtres.
Mais cette cohabitation n’a pas toujours été apaisée comme en témoigne, en 1839, une critique publiée dans l’Indicateur Colonial à propos d’une séquence du spectacle «Paul et Virginie» constituée par un ballet de Noirs dansant et chantant le «séga». Le racisme qui transpire de la société coloniale de l’époque s’exprime alors sans détour.
«C’est une innovation peu heureuse que d’avoir fait figurer de véritables Noirs dans ce ballet, et c’est une idée plus inconvenante que d’avoir fait danser le Séga en pleine scène. Quant au «Pas de cocos» dansé ou plutôt sauté par six petits Noirs, il a bien quelque originalité, mais j’ai été surpris, je l’avoue, du succès pyramidal, colossal, idéal qu’il a obtenu ; c’étaient des applaudissements, des trépignements, des acclamations effrayants ; on a même crié bis».
Une partition «pour piano» avec kaiambe et bobre
Le processus qui allait, au fur et à mesure, aboutir à la forme contemporaine du séga s’est amorcé au cours du 19ème siècle. La partition de Joseph Barrès, intitulée «Souvenir de l’île de La Réunion, quadrille créole pour piano», a participé à ce processus de manière effective.
Editée en 1880 à Paris, cette partition «pour piano» comporte des annotations faisant référence à des instruments de musique propres au maloya : kaiambe, bobre. Ce qui, pour une musique et une danse d’origine européenne comme le quadrille — même si l’adjectif «créole» était accolé au mot «quadrille» —, était peu courant au regard des différentes partitions de l’époque.
«Imitez le bobre à la basse… Imitez le kaiambe à la basse», peut-on lire entre les portées de la partition de Joseph Barrès. Les autres partitions de Barrès que nous avons pu consulter ne comportent pas ces mentions.
En arrière-plan, trois joueurs de maloya
«Le quadrille, tout comme d’autres danses de salon, apparaît dans les bals nobles de l’île au milieu du 19ème siècle, précise l’association Kréolart dans son ouvrage «Isaac Guény, danses créoles»5. Il y fut introduit par la bourgeoisie, principalement composée de militaires issus de différentes couches de la population parisienne et provinciale. Embarqués sur des vaisseaux de ligne, les officiers nobles, colons, marins et missionnaires, sont les principaux propagateurs de ce répertoire de danse, du temps de l’expansion coloniale française».
Parmi les compositions attribuées à Joseph Barrès figure d’ailleurs la partition d’un «quadrille militaire pour piano» intitulé «La famille Deuze» et illustré d’une lithographie montrant trois militaires dans des postures grotesques censées représenter la danse. En arrière-plan, trois joueurs de maloya et leurs instruments traditionnels, et sur la droite, une vue de la rade de Saint-Denis avec le cap Bernard.
Cette image typique de l’époque coloniale n’en est pas moins annonciatrice d’une fusion qui s’opèrera au fil du temps entre quadrille et «musique-danse» des anciens esclaves. Elle porte aussi en elle les prémices d’une folklorisation par la charge exotique qu’elle ne manque pas d’évoquer aux Européens.
Origines et influences finissent par se confondre
L’historien Jean-François Géraud évoque une «communauté culturelle auditive entre maîtres et esclaves» et décrit la musique — très présente dans la vie de l’île — «comme un lieu de sociabilité dans une société qui en compte peu» et aussi «un lieu de mémoire». Cependant, poursuit-il, «les musiques qui forment cet environnement musical révèlent une dissonance fondamentale dans l’univers bourbonnais : celle de l’esclavage, dont les planteurs affectent de penser qu’il a été approprié à la réalité insulaire».
Dans ce «lieu de sociabilité», on voit des esclaves utiliser les instruments de musique des Blancs : «Paulin, commendeur de Lachapelle, est venu ce mattin me voir et m’a demandé de la colle forte pour coller son violon», écrit Lescouble6, qui observe ailleurs : «J’ai rencontré aussi en route Sidonie, sœur de Bellonie la joueuse de guittare».
«Les esclaves s’approprient une partie notable des chants des maîtres : romances7, airs de vaudeville, mais aussi cantiques», explique Jean-François Géraud.
De cette «communauté culturelle auditive», émergera donc le séga contemporain, fruit d’un processus de créolisation marqué par la violence de l’esclavagisme et du colonialisme. Dans ce creuset, origines et influences finissent par se confondre : les esclaves et leurs descendants sont soumis à la prépondérance de la culture européenne du dominant tandis que les dominants empruntent au registre des traditions venues principalement d’Afrique, de Madagascar et d’Inde comme en atteste cette partition d’un quadrille créole avec «bobre et kaiambe».
Nathalie Valentine Legros
Antoine KonsöLe, consultant musique
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Antoine KonsöLe, consultant musique 7 Lames la Mer
Antoine Konsöle, alias DJ KonsöLe, est un passionné de musiques créoles et tropicales, de rythmes de l’Océan Indien, de l’Afrique, des Caraïbes, de l’Amérique du Sud. Collectionneur, connaisseur, il explore les arcanes des musiques indocéaniques et se distingue comme l’un des spécialistes de premier plan du séga et de ses déclinaisons insulaires. Il est président de l’association Kreolart qu’il fonde avec Arno Bazin et qui oeuvre pour la sauvegarde du patrimoine musical réunionnais.
- «Le quadrille était une série de danses dont l’ordre immuable était un rituel. Au départ, il était composé de danses traditionnelles européennes (scottish, polka, mazurka, auxquelles s’adjoignait une danse de groupe appelée «la poule» ou «pantalon») et d’une figure très libre qui finissait la série. Mais le plus beau de l’histoire, c’est que le quadrille a été complètement colonisé par le séga à La Réunion, et toutes les figures se dansaient sur des ségas». Source : «Danses traditionnelles de La Réunion», publié par le GRAT [Groupement réunionnais des artistes traditionnels] et le CRDP [Centre régional de documentation pédagogique de La Réunion] en 1988.
- Lire à ce sujet : Le bal des Noirs annonçait-il la créolité ?.
- Source : «Un siècle de musique réunionnaise», textes de Christophe David et Bernadette Ladauge, 2004.
- «Creolization of Language and Culture», Robert Chaudenson, Routledge, 2001.
- Collection Patrimoine de La Réunion, musiques oubliées, Kréolart 2009.
- Selon l’orthographe de Lescouble.
- La romance, genre «naïf et attendrissant» [Marmontel] est en vogue depuis le milieu du 18ème siècle, en même temps que l’opéra-comique. Elle succède à la chansonnette dont elle semble une forme plus relevée, expression prosaïque et bourgeoise de l’esprit français.