Larg’ mon lourlé ek kari la nèz !

Quand l’école fait l’impasse sur La Réunion, on a envie de crier : «larg’ mon lourlé don» !

1963 : manuel scolaire de géographie à l'usage des cours moyens (1re et 2e années) et des classes de transition de La Réunion. Auteur : Jean Defos Du Rau, professeur de Géographie à l'Université d'Aix-Marseille. Editeur : André Journaux, professeur de géographie à l'université de Caen.
1963 : manuel scolaire de géographie à l’usage des cours moyens (1re et 2e années) et des classes de transition de La Réunion. Auteur : Jean Defos Du Rau, professeur de Géographie à l’Université d’Aix-Marseille. Editeur : André Journaux, professeur de géographie à l’université de Caen.

Tir malol…


«Dann liv i bour ali kari la nèz son monmon patri»1, chantait Danyèl Waro en 1978.

Depuis, non seulement, l’enseignement de ce qui a trait à La Réunion occupe toujours un espace restreint — voire anecdotique — dans le cursus scolaire mais l’on assiste même à une tendance à la régression en comparaison notamment de ce que les générations scolarisées jusque dans la décennie 80 ont vécu sur les bancs de l’école.

En effet, dans ces années [50/60/70/80… et avant aussi], La Réunion était au programme notamment dès les classes primaires [CM1/CM2/]. Ainsi des bataillons d’écoliers ont étudié dans des manuels scolaires qui certes leur enseignaient la «mère patrie» mais dissertaient aussi sur La Réunion et parfois même sur l’environnement indianocéanique. On n’y parlait pas [ou très peu] d’histoire mais de géographie, avec un soupçon d’économie et une pincée de «population», ultime chapitre qui vaut son pesant d’or [manuel de 1967].

1967 : 'Notre milieu', manuel scolaire de géographie à l'usage des cours élémentaires de La Réunion. Auteurs : André Journaux, professeur de géographie à l'Université de Caen / Jean Defos du Rau, professeur de géographie à l'Université d'Aix -Marseille / Maxime Plante, instituteur à La Réunion / René Parisse, inspecteur de l'enseignement primaire.
1967 : ‘Notre milieu’, manuel scolaire de géographie à l’usage des cours élémentaires de La Réunion. Auteurs : André Journaux, professeur de géographie à l’Université de Caen / Jean Defos du Rau, professeur de géographie à l’Université d’Aix -Marseille / Maxime Plante, instituteur à La Réunion / René Parisse, inspecteur de l’enseignement primaire.

Le poids colonial


Le poids colonial influençait la conception de ces outils pédagogiques qui flirtaient parfois avec le registre de la propagande ; pour autant, ils avaient le bénéfice d’exister dans les cartables et permettaient d’appréhender La Réunion comme un sujet d’étude au même titre que d’autres, de la faire exister dans la sphère éducative comme une entité reconnue et légitime.

Aujourd’hui, à quelques rares exceptions, c’est le néant ; en tout cas ça y ressemble furieusement.

«Je me souviens qu’en 5ème, on avait un livre d’histoire de La Réunion mais on ne l’utilisait que très rarement, raconte David, un étudiant de 20 ans. Par contre, à l’école primaire, je n’ai aucun souvenir qu’on nous ait jamais parlé de La Réunion».

« Le Bernica », Adolphe Le Roy. Source : cg974.

Le manuel sur La Réunion restait à la maison


Constat consternant et sans appel auquel l’Éducation nationale pourra toujours répondre en opposant circulaires, textes et légendes, exemples et contre-exemples, en brandissant des manuels [la plupart rarement utilisés par les enseignants]… Rien n’y fera, les exceptions ne faisant, ici aussi, que confirmer la règle générale et la triste — pauvre — réalité à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés.

Julie, étudiante elle aussi, a globalement la même appréciation. «Au collège, on avait un petit manuel sur La Réunion mais on ne l’a ouvert que lors de deux ou trois cours, précise-t-elle. De la part du prof, c’était vraiment juste pour dire qu’il l’avait fait mais c’était superficiel. En fait, pendant plusieurs années, on a eu un manuel à part des autres sur La Réunion mais on ne l’étudiait jamais : il restait à la maison !»

Nous poursuivons notre petite enquête parmi quelques étudiants et apprenons ainsi de la bouche de l’un d’entre eux que «le prof nous avait dit que c’était moins important d’étudier ça parce que de toutes façons, ça tomberait pas au brevet».

2001 : manuel scolaire, 'Histoire de La Réunion', niveau collège, sous la direction de Prosper Eve et Claude Wanquet. Auteurs : Jean-Pierre Coevoet, professeur au collège Joseph Bédier de Saint-André, Prosper Eve, Professeur à l'Université de La Réunion, Albert Jauze, Professeur au collège des Deux-Canons de Sainte-Clotilde et auprès du service éducatif des archives départementales de La Réunion, Claude Wanquet, Professeur à l'Université de La Réunion
2001 : manuel scolaire, ‘Histoire de La Réunion’, niveau collège, sous la direction de Prosper Eve et Claude Wanquet. Auteurs : Jean-Pierre Coevoet, professeur au collège Joseph Bédier de Saint-André, Prosper Eve, Professeur à l’Université de La Réunion, Albert Jauze, Professeur au collège des Deux-Canons de Sainte-Clotilde et auprès du service éducatif des archives départementales de La Réunion, Claude Wanquet, Professeur à l’Université de La Réunion

Quand, par bonheur, on leur parle de leur pays…


Autres exemples : nés en 1983, 1993 et 2005, les trois enfants d’une même famille n’ont jamais bénéficié d’un apprentissage sérieux et durable sur l’histoire de La Réunion.

Tout au plus ont-ils effleuré certains aspects, à l’occasion d’une sortie, d’une visite sur le terrain, ou quand, par bonheur — par miracle —, un enseignant se mettait en tête de «leur parler de leur pays».

Ils ne sont certes pas légion ces enseignants-là mais il y en a et il convient ici, non seulement de souligner leur engagement, mais encore de leur rendre hommage. Quant aux autres, c’est souvent derrière les impératifs du programme et les circulaires qu’ils trouvent matière à exclure La Réunion de la pédagogie, son enseignement n’étant pas prioritaire mais tout juste facultatif.

Dans mon cursus scolaire et notamment à l’école primaire, La Réunion était présente sous bien des aspects : manuels de géographie, poésies, sorties pédagogiques… J’ai le souvenir de trois sorties pédagogiques. La première a consisté en une visite au musée Léon Dierx qui exposait une partie du «fonds Vollard» et accueillait conjointement les tableaux d’art abstrait du peintre Hans Hartung.

Hans Hartung. Sans titre (1960)
Hans Hartung. Sans titre (1960)

Premières émotions pour les arts plastiques


Choc : fascinée par Hartung et perplexe à la fois tant il me semblait que l’art, en l’espèce, consistait à plonger un pinceau de peintre en bâtiment dans un bac de couleur et à en badigeonner une toile.

Appréciation d’une fillette de 9 ans et premières émotions pour les arts plastiques. Et surtout découverte d’une partie du «fonds Vollard» même s’il ne m’a laissé qu’un souvenir diaphane.

La deuxième sortie nous a menés sur les quais du port de la Pointe-des-Galets. Les grands bateaux au repos sous le soleil de l’enfance ressemblaient à des baleines échouées. Leurs silhouettes titanesques sont restées gravées dans ma mémoire comme un appel au départ.

Et je revois aussi, de manière très réaliste, le ballet incessant des travailleurs, des dockers, criant et suant sous le soleil de plomb, et se démenant dans la poussière.

Et je revois le ballet incessant des travailleurs, criant et suant sous le soleil de plomb, et se démenant dans la poussière. Illustration de Térésa Small extraite du livre 'Pipit marmay Le Port, carnet d'enfance', de Patrice Treuthardt. Graphisme : Elsa Lauret. 2006.
Et je revois le ballet incessant des travailleurs, criant et suant sous le soleil de plomb, et se démenant dans la poussière. Illustration de Térésa Small extraite du livre ‘Pipit marmay Le Port, carnet d’enfance’, de Patrice Treuthardt. Graphisme : Elsa Lauret. 2006.

Une nouvelle prise de conscience


La pénibilité de leur travail ne m’avait pas laissée indifférente et je me demandais comment ils faisaient pour aller pieds nus sur le béton ardent. Un pied hors de la chaussure, j’avais tâté le sol pour en évaluer la chaleur.

Ce jour-là, j’ai abordé dans ma tête, emplie de contes et légendes de l’enfance, une nouvelle prise de conscience que je n’avais pas encore qualifiée mais qui ne me quitterait plus.

La troisième sortie était en fait un pique-nique à la mal nommée «Grotte des premiers Français»… De retour à l’école, exercice : rédaction sur la sortie à la «Grotte des premiers Français». Et chacune y va de son compte-rendu plus ou moins inspiré. Quelques jours plus tard, la maîtresse rend les copies et humilie à cette occasion une élève, Agnès A., qui avait, tout au long de sa rédaction, parlé de la «crotte des premiers Français».

La 'Crotte des premiers Français'... et le 'Cahier noir' ! (Lithographie : Antoine Roussin)
La ‘Crotte des premiers Français’… et le ‘Cahier noir’ ! (Lithographie : Antoine Roussin)

La peur bleue du cahier noir…


Interprétée par la maîtresse comme une provocation et un outrage à la mémoire de ces fameux «Premiers Français», la rédaction d’Agnès fut punaisée avec rage sur le mur de la classe, barrée d’une croix noire. Et punition extrême infligée par la maîtresse à Agnès : «pendant une semaine, tu écriras dans le “cahier noir”

Le «cahier noir» ! Nous avions tous une peur bleue du «cahier noir»… Un simple cahier recouvert d’un papier noir dans lequel les élèves jugées non méritantes ou insolentes — appelées cancres ou cancrelats — étaient contraintes de travailler pendant une semaine en plus d’être reléguées au fond de la classe, telles des pestiférées.

Pendant longtemps, le cauchemar du «cahier noir» nous hantera, symbole Ô combien lourd dans cette société post-coloniale.

A gauche : 1987, « La Réunion, atlas thématique et régional », de Wilfrid Bertile. « Cet atlas rendra les plus grands services aux élèves, aux étudiants, à leurs maîtres et professeurs, écrit Jacques Georgel, ancien recteur de l’académie de La Réunion. (…) Il permet aux Réunionnais et à tous ceux qui s’intéressent à cette île de mieux l’apprécier, de mieux mesurer ses atouts comme ses difficultés. » A droite : 1990, manuel scolaire. « Géographie de La Réunion, je découvre La Réunion… et le monde », Géographie humaine et économique. CE2-CM1-CM2. Par Nicole Dangleterre, conseillère pédagogique / Paule Jista, conseillère pédagogique / André Renard, IDEN. Éditions Hatier.

Les grands bouleversements de la société réunionnaise


Même si nos esprits d’enfants n’étaient pas encore forgés pour mener une réflexion pertinente et analyser finement les relents de la punition du «cahier noir», nous ressentions profondément l’humiliation et confusément les aspects malsains du procédé.

Il n’est pas question ici de revendiquer le retour du funeste «cahier noir» ! Cela va sans dire, mais disons-le quand même, histoire d’éviter à quelques mal fondés d’user leur salive ou leur clavier.

Notre propos est bien de revendiquer l’enseignement de l’histoire réunionnaise : la découverte, la colonisation, la traite, le Code noir, l’esclavage, le marronnage, l’engagisme, l’abolition, la départementalisation — pour ne citer que quelques exemples —, bref, les grands bouleversements qui ont forgé la société réunionnaise de ce 21ème siècle !

La production littéraire réunionnais offre un panel intéressant dans lequel peuvent 'piocher' les enseignants. Un exemple (parmi tant d'autres) ici avec ce livre adapté aux petites classes (à partir de 6 ans). 'La Réunion de A à Z, 100 mot sur La Réunion'. Textes : Vignol & Vignol avec l'aimable participation de Patrice Treuthardt. Graphisme : Elsa Lauret. Les Éditions du Boucan. 2007
La production littéraire réunionnais offre un panel intéressant dans lequel peuvent ‘piocher’ les enseignants. Un exemple (parmi tant d’autres) ici avec ce livre adapté aux petites classes (à partir de 6 ans). ‘La Réunion de A à Z, 100 mot sur La Réunion’. Textes : Vignol & Vignol avec l’aimable participation de Patrice Treuthardt. Graphisme : Elsa Lauret. Les Éditions du Boucan. 2007

«Entre deux parois hautes»


Actuellement en CM1, Gabriel n’a jamais eu à apprendre une poésie réunionnaise. Même pas celle que l’on nous servait à l’époque au primaire et qui nous affirmait que «Perdu sur la montagne entre deux parois hautes, il est un lieu sauvage au rêve hospitalier, qui dès le premier jour n’a connu que peu d’hôtes»2… «On peut y oublier»… mais nous ne l’avons pas oublié ce poème !

Pour entendre parler de La Réunion à l’école, il faut en fait généralement se rendre dans les «fêtes de fin d’année» où franchement, «ça sent la banane» et autres épices du même tonneau, exercice de style pour lequel les enseignants se décarcassent, qui plaît aux enfants certes, aux parents aussi parfois, mais qui finalement, sous prétexte de chansons et danses créoles, dédouanerait presque l’Éducation nationale d’un véritable programme qui ne ferait pas l’impasse sur La Réunion.

L’on ne manquera pas de nous accuser de faire un mauvais procès à cette vieille demoiselle qu’est l’Education nationale. Qu’importe. Il ne s’agit pas de mettre «les cahiers au feu et» — encore moins — «la maîtresse au milieu» mais il n’empêche qu’à l’école — une école comme toutes les autres, avec une maîtresse sympa et efficace comme bien des maîtresses — Gabriel n’apprendra pas «Café», ce magnifique poème de Raphaël Barquissau.

Nathalie Valentine Legros


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Café

 

Ce café monte à la tête
Il évoque un jour de fête
Chez tante Zaza,
Lorsque tantes et cousines
Servaient les tasses de Chine
Sous la véranda,

Ce jour où dix ans d’absence
Au pays de ma naissance
Chez les Saint-Pierrois,
Ramenaient avec mon père
Ma ribambelle de frères
Ma mère et moi.

C’était fête de famille
Et le rhum à la vanille
Avait préludé,
Doux encore qu’un peu raide,
Aux caris, rougails et brèdes
Du grand déjeuner.

À présent sous la varangue,
Le chaud relent de la mangue,
Térébenthineux,
Me parfume encore la bouche,
Qui brûle quand je te touche,
Café sirupeux.

La cousinette Lucinde
Descend les stores de l’Inde
Contre le soleil.
Au creux d’un fauteuil hindou
Je sens venir à pas doux
Déjà le sommeil.

Robes noires, robes blanches
Sur les revenants se penchent.
C’est la fête aujourd’hui.
Et l’ancien esclave Issambe,
Assis sur ses vieilles jambes,
Pleure à petit bruit.

Raphaël Barquissau , 1957
« Au-delà de la mer »

1932 : manuel scolaire à l'usage de l'enseignement primaire. La Réunion est alors une colonie. Elle a droit à quatre lignes en page 89 et à une petite représentation de sa carte.
1932 : manuel scolaire à l’usage de l’enseignement primaire. La Réunion est alors une colonie. Elle a droit à quatre lignes en page 89 et à une petite représentation de sa carte.

Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.

  1. «Tir malol», Danyèl Waro, 1978.
  2. «Le Bernica», Charles Leconte de Lisle, «Poèmes barbares».