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L’incroyable histoire de la route du Littoral
Au 17ème siècle, le projet d’une route directe de Saint-Denis jusqu’à La Possession déchaînait déjà les passions. Quatre siècles plus tard, La Réunion est toujours hantée par ce même débat. En 1956, Yves Pérotin, archiviste en chef, retrace l’histoire sinueuse et rocambolesque de cette route et des projets parfois loufoques qui ont jalonné ces fameux 12 kilomètres. 7 Lames la Mer vous livre l’intégralité de ce document exceptionnel.
Balancer des blocs de rochers au pied des falaises
Habert de Vauboulon était peut-être un affreux exacteur, du moins prenait-il ses fonctions au sérieux. Durant les quelques mois de son éphémère gouvernement de Bourbon — en 1690 avant son arrestation par ses administrés — il se préoccupa de questions importantes, entre autres des communications entre Saint-Denis et La Possession.
L’île n’était alors habitée que de Saint-Paul à La Possesion d’une part, de Saint-Denis à Sainte-Suzanne de l’autre ; mais entre les deux, il y avait — il y a toujours — un fameux obstacle : la Montagne. Vauboulon décida de relier les deux secteurs par un chemin littoral.
Cependant, comme il connaissait les lieux, il n’avait pas été sans observer que la plage de galets n’est pas continue ; aussi imagina-t-il une solution simpliste : on balancerait au pied des falaises les blocs de rochers épars sur les crêtes afin de créer un soubassement pour le chemin projeté.
Faire sauter le haut de la falaise avec de la poudre
On se mit à l’oeuvre, mais l’entreprise n’eut pas de suite, probablement à cause de la déposition du gouverneur. Pourtant l’idée était lancée et, vingt ans plus tard, la Compagnie des Indes prescrivait au gouverneur Parat de réétudier la question dans le même esprit.
Là-dessus, Antoine Boucher qui avait, on le sait, la dent dure, faisait remarquer que, si tout le monde, à Bourbon, était bien d’accord sur les possibilités de réalisation d’un chemin côtier «non seulement pour y passer un homme à cheval, mais une charrette», il convenait d’être sceptique quant à l’esprit de décision des habitants : «ce sera bien assez pour eux d’en convenir — disait-il — je suis persuadé qu’ils ne se mettront guère en devoir de la faire».
En même temps, Boucher suggérait un amendement au système Vauboulon : au lieu d’aller chercher des blocs erratiques pour les faire rouler [ce qui demanderait une main-d’oeuvre énorme], faire sauter avec de la poudre le faîte des surplombs pour qu’ils s’abîment dans la mer.
Contourner l’obstacle par le haut
Huit ans après, le Conseil provincial de l’île qui, on le voit, avait pris le temps de la réflexion, déclarait que la voie littorale était décidément infaisable, mais qu’on allait désigner des experts pour étudier et baliser, sous la conduite de l’ingénieur Champion, les cheminements les plus praticables par les hauteurs, pour ensuite y établir le passage qui se faisait de plus en plus nécessaire.
En somme, on allait faire pour la Montagne ce qu’on devait faire peu après pour le Grand Brûlé ou les promontoires séparant Saint-Gilles de Saint-Paul : contourner l’obstacle par le haut. J’ignore si les experts balisèrent ardemment ; en tout cas, en 1725, rien n’était fait.
Pour que hommes, chevaux et bêtes puissent passer
La Compagnie insista alors vivement et, croyant sans doute que l’on était arrêté par ses anciennes prescriptions de faire le chemin par le bord de mer, elle écrivit qu’elle n’exigeait pas l’impossible voie directe, mais qu’il fallait absolument faire quelque chose «soit en pratiquant un chemin tournant et facile, soit par la mine ou autrement».
En même temps était annoncé l’envoi, de retour de Pondichéry, d’un ingénieur compétent. En 1730, enfin, une convention fut passée entre le Conseil supérieur de Bourbon et deux entrepreneurs, Boisson et Muron, qui s’engagèrent à ouvrir une voie suffisante pour que hommes, chevaux et bêtes de somme puissent y passer ; le Conseil leur fournissait soixante noirs et deux contremaîtres.
Au bout de deux ans, les travaux étaient acceptés ; peut-être, cependant n’étaient-ils pas terminés ou fallut-il y revenir, car nous savons qu’en 1735 Muron se blessa sur ce chantier en faisant sauter une mine.
Le chemin Crémont : zigzag et rampes primitives
Ce chemin devait être amélioré par l’ordonnateur Crémont, une quarantaine d’années plus tard ; c’est celui que devait utiliser Bernardin de Saint-Pierre, que devait suivre et relever Bory de Saint-Vincent ; c’est aussi celui que devaient emprunter depuis la Grande Chaloupe les Anglais, lors de la prise de l’île en 1810.
Il existe encore et l’on y retrouve par endroits le pavage de Crémont. De La Possession à la Grande Chaloupe, il suit d’assez près la ligne des falaises, mais par les crêtes ; il descend ensuite au fond des grandes vallées, remonte en zigzag le flanc de la ravine à Jacques, puis coupe vers la «Montagne des Signaux», en partant bien au-dessous de la route actuelle, mais en parvenant presque à la même hauteur qu’elle, au dessus de Saint-Denis.
De là, les rampes primitives descendaient jusqu’à la Petite-Ile sans faire comme maintenant le tour de la Plaine de la Redoute, en «bordant» le Rempart de la Rivière.
Partis de La Possession, ils se retrouvent à… Tamatave !
Cette voie de 18 kilomètres fut abandonnée sous la Restauration, au profit d’un nouveau tracé, celui de la route actuelle, qui évite à la fois des ponts et les descentes en suivant une courbe de niveau très élevée.
Cette nouvelle route fut terminée en 1850. Elle vient d’être refaite et asphaltée, mais il y a cent ans on la trouvait interminable et, bien que théoriquement carrossable, elle était si exténuante à suivre que le service de diligence l’abandonna. En fait, elle ne servit guère en ses premiers temps ; certains même la qualifiaient d’inutile et, sauf en cas de tempête, on préférait avoir recours au service des chaloupes qui reliaient La Possession à Saint-Denis.
Il fallait vraiment que la route en question fût alors détestable car les chaloupes n’étaient ni confortables ni même sûres : c’est ainsi qu’en 1875, plusieurs passagers se noyèrent, et que l’année suivante, l’une des chaloupes, partie par beau temps de La Possession, arriva à Saint-Denis au lever d’un ouragan : impossible de débarquer ; les voyageurs durent se réfugier sur un navire alors en rade, lequel, fuyant le cyclone, devait débarquer tout le monde… à Tamatave.
Comme une tranchée taillée dans le roc
Telle était donc la situation au milieu du siècle dernier [19ème siècle NDLR] : absolument anachronique si l’on songe que le pays se trouvait alors en pleine expansion économique, que les échanges intérieurs et extérieurs y prenaient un développement considérable.
Par ailleurs, la colonie n’avait pas de port à proprement parler : les navires mouillaient en rade et des chaloupes embarquaient ou débarquaient leur chargement en utilisant les «marines» ; c’était coûteux et peu commode.
En 1854, Hubert-Delisle pose la première pierre du port de Saint-Pierre que l’on considérait alors comme devant être «le port de La Réunion», et ce n’est pas au hasard si, la même année, il revint au projet de route directe de Saint-Denis à La Possession, en suivant la côte ; en effet, il fallait, pour transporter d’une région à l’autre les sucres et les produits d’importation, mieux que la mauvaise route des Hauts.
Le projet d’Hubert-Delisle fut de tracer une voie moitié en tunnels, moitié à ciel ouvert, comme une tranchée taillée dans le roc. Il commençait par un tunnel de 200 mètres de long, à partir de Saint-Denis, lequel fut effectivement percé, grâce aux soldats de la garnison et aux disciplinaires sous la direction du Génie militaire. Mais l’opération était lente et coûteuse.
Une voie ferrée pour un tramway à traction animale
Or voici qu’en 1858 se fondait à La Réunion une société privée décidée à utiliser le premier tunnel fait et à ouvrir la route prévue, mais pour y poser une voie ferrée destinée à un tramway à traction animale ; des capitalistes créoles comme Rontaunay étaient intéressés dans l’affaire avec, à leur tête, le vieux Charles Desbassayns, toujours à l’avant-garde du progrès technique [à défaut du progrès social].
Cette entreprise était en liaison avec un éventuel aménagement du port de Saint-Paul par la construction de deux grandes jetées auxquelles devait aboutir la voie ferrée ; en sorte que, paradoxalement, Saint-Paul devenait le port de la région du Vent, Saint-Pierre devant rester celui de la côté sous le Vent. Mais l’opération financière ne réussit pas et les travaux ne furent jamais effectués par cette société mort-née.
Cependant, la colonie les poursuivit pour son compte, mais avec des ambitions très réduites ; les Ponts et Chaussées n’envisageaient plus qu’un simple chemin de piétons. En 1861, on arrêta même les travaux ; on les reprit bientôt pour faire se rejoindre divers tronçons entre le premier tunnel et la Grande Ravine. Peu après cependant, c’était le grand marasme de la fin du Second Empire : tout fut abandonné, aussi bien les projets de route côtière, ferrée ou non, que le port de Saint-Pierre.
Route «sous voûte» pour un chemin de cavalier
Après la guerre de 1870, la colonie demeura épuisée par la crise terrible qu’elle venait de subir ; elle n’était pas près de retrouver la prospérité des années 50. Cependant, tout le monde y était décidé à oeuvrer pour un relèvement et l’on y avait compris qu’un pays, même et surtout appauvri, se montre sage en effectuant des grands travaux dont la rentabilité à venir permettra de nouveaux développements à l’économie. Et l’on se reprit plus que jamais à l’étude des projets de ports.
Mais en attendant que ceux-ci prissent corps, les communications restaient déplorables entre Saint-Denis et Saint-Paul. Or, on circulait alors beaucoup à pied et à cheval, aussi l’idée vint-elle à Milhet-Fontarabie, maire et conseiller général de Saint-Paul, de reprendre, pour un chemin de cavalier, la vieille idée de route directe, mais cette fois pour la faire en corniche, sans tunnels autre que le premier tronçon fait, et sans tranchées verticales. Il s’en ouvrît, en 1872, au directeur de l’Intérieur Laugier, lors d’une tournée à Mafatte.
Le directeur s’attacha immédiatement à la chose et fit faire un projet très économique qui ramenait l’achèvement de la route des 2.500.000 francs prévus à 325.000, ce qui n’était vraiment pas cher, même en monnaie du temps, si l’on précise que 2 kilomètres étaient seulement faits sur 10 restant à faire. On ferait donc une route en corniche de 2 à 2m.50 de large ; elle serait généralement sous voûte, en sorte que les pierres et les pluies dévalant des hauts, passeraient par-dessus sans l’atteindre.
1873 : la « route Laugier » est inaugurée !
Dès août 1872, les travaux étaient commencés pour une expérience de quelques centaines de mètres ; celle-ci s’avérant concluante, on attaqua très sérieusement par les deux bouts au 1er janvier 1873 ; huit mois après seulement, Milhet-Fontarabie pouvait — à la stupéfaction de ses collègues — se rendre au conseil général par cette voie ; il profitait de la session pour la faire inaugurer et baptiser «route Laugier».
En fait, elle était loin d’être finie et comportait beaucoup de raccords provisoires. Le principal obstacle, qui était la pointe du Gouffre, avait été tourné par un sentier serpentant dans les hauteurs avant d’atteindre de part et d’autre la plage, ce qui, du côté de Saint-Denis, avait entraîné l’abandon temporaire du morceau de tunnel existant et de la portion de route le suivant pour un cheminement sur le rivage de galets. De même on avait également ajourné l’entaille de la falaise entre la Ravine à Malheur et La Possession.
Mais en 1874 et 1875, les travaux furent poursuivis avec vigueur. Le difficile passage du Gouffre fut définitivement résolu en faisant passer la route à 45 mètres, au lieu de 20, au-dessus de la mer. L’attaque du Cap Bernard donna aussi bien du mal : il fallait reprendre la route qui suivait le tunnel et abandonner le petit sentier de plage aboutissant à la Petite-Ile, trop exposé.
De fortes pressions contre le chemin de fer
On espérait recevoir de la dynamite, article alors tout nouveau, mais on dut se contenter de la poudre ordinaire, et le passage définitif fut établi en 1876. Peu de temps après, toute la «route Laugier» était terminée. Cette entreprise se révéla immédiatement d’une utilité extrême, ce qui ne va pas sans nous surprendre un peu. Dès avant son ultime achèvement, il y passait 200 personnes par jour.
Une chose peut nous étonner : que cette route ait été construite à l’époque même où se discutaient les grands projets qui devaient aboutir à la création du port de la Pointe et au percement du grand tunnel du chemin de fer à vapeur.
La première idée du port actuel est en effet de 1872, et la concession est de 1874. Mais au début, il n’était question que d’un port, pas encore de chemin de fer, et si, pour celui-ci, il y eut une concession en 1875, l’affaire rencontrait de fortes opposions et ne fut réglée par la Métropole qu’en 1876 et 1877 et, localement, qu’en 1878. On voit donc que, jusqu’alors, rien n’était sûr de ce côté-là et que la construction de la route — ou plutôt du chemin — Laugier n’avait rien d’absurde.
La « route Laugier » abandonnée…
Ce chemin fut entretenu un certain temps mais, parallèlement à lui, en deux ans, de 1879 à 1881, était creusé le grand tunnel du chemin de fer, établi par la Société Pallu-et-Lavalley, sur un tracé beaucoup plus profondément souterrain que celui prévu jadis par Hubert-Delisle.
Devenue pratiquement inutile, la «route Laugier» fut abandonnée jusqu’à ces derniers temps, où elle a été l’objet d’une réfection provisoire pour servir de chemin de chantier aux travaux de la nouvelle route littorale.
Cette dernière sera établie à une hauteur moyenne de 10 à 30 mètres au-dessus du niveau de la mer, elle aura 7 mètres de large. Elle suivra sensiblement le même tracé que la «route Laugier» et, comme elle, évitera le plus possible la pratique des tunnels. Elle débouchera dans Saint-Denis par un boulevard.
La route en Corniche vaincra la Montagne
Il n’est pas besoin de dire l’importance que revêtira cette réalisation. Ainsi, ce massif montagneux qui avait vu les projets avortés de Vauboulon et Boucher, connu l’établissement de la route Muron de la Compagnie des Indes, reprise par Crémont et appelée ultérieurement «Chemin des Anglais», cette Montagne dont on avait ensuite contourné profondément les ravines avec la route du 19ème siècle et dont Hubert-Delisle avait voulu percer les obstacles côtiers pour faire une route directe que d’autres voulaient transformer en tramway à chevaux, cette Montagne enfin que le tunnel du chemin de fer actuel avait rendu célèbre dans le monde entier, va être définitivement vaincue.
La voie nouvelle apportera aussi de la vie dans ces parages quelque peu désolés, où les ravines portent des noms de désespoir, où les seuls établissements notables auront été pendant longtemps les lazarets. Il est très agréable de terminer une évocation du passé par une ouverture sur l’avenir. Mais le passé existe, et aussi les efforts qu’il a connus. Aussi souhaiterais-je que le jour où se fera l’inauguration de la nouvelle route, on ait une pensée pour les pionniers d’autrefois, tout spécialement pour le malheureux Vauboulon qui, en 1690, il y a donc deux-cent-soixante-six ans, avait eu le premier l’idée de cette voie.
Yves Pérotin, 1956
Archiviste en chef de La Réunion
Texte extrait de : «Chroniques de Bourbon»
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