Une grand-mère paternelle au destin royal contrarié, morte exilée en Algérie. Un grand-père maternel esclave dans…
Andy Razaf, jazzman au destin cabossé (8)
Andy Razaf, fils d’une famille royale malgache par son père et d’une famille d’esclaves par sa mère, grandit à Harlem où il écrit son premier texte à 17 ans… avant de devenir l’«un des plus grands paroliers de l’âge d’or du jazz aux États-Unis». Un destin heurté — cabossé — qui transparaît dans les paroles de ses chansons. «Mon cœur est en lambeaux, pourquoi suis-je né ?» À suivre…
Jennie Maria Waller… une vie, un roman
Andy Razaf aurait pu naître sur la terre malgache, mais… le 16 décembre 1895, il voit le jour à Washington, États-Unis.
L’histoire commence par celle de Jennie Maria Waller — une vie, un roman —, née en 1880 aux États-Unis, fille de John Lewis Waller [1850 – 1907].
Elle arrive avec sa famille à Madagascar en 1891 où son père vient d’être nommé premier consul noir américain, sous le règne de la reine Ranavalona III1.
Soudain, la vie de Jennie bascule
En tant que consul des États-Unis, son père fréquente la famille royale malgache et bientôt Jennie Maria Waller épouse le neveu de la reine Ranavalona III : Henri Razafinkarefo [ou Razafkeriefo], fils de la princesse Rasendranoro2. Mais soudain la vie de Jennie bascule.
En 1894, les Français à l’offensive pour coloniser Madagascar arrêtent le père de Jennie, consul des États-Unis, et l’accusent d’espionnage.
Quelques mois plus tard, le mari de Jennie, Henri Razafinkarefo, est abattu par les troupes coloniales françaises.
Jennie, 15 ans, veuve et enceinte
À 15 ans, Jennie se retrouve veuve… et enceinte. Avec sa mère et ses frères, elle décide de fuir Madagascar et de rentrer aux États-Unis. Quelques semaines plus tard, elle donne naissance à un garçon à Washington.
Cet enfant deviendra l’un des plus grands paroliers de jazz des années 30 : Andy Razaf, de son vrai nom Andriamanantena Paul Razafinkarefo [ou Razafkeriefo].
Jennie emménage à Harlem. Pour élever son fils, elle travaille comme sténographe. En 1897, elle aurait donné le jour à une petite Marie-Louise3 qui aurait porté le nom Razafinkeriefo, même si elle ne pouvait être la fille d’Henri décédé à Madagascar en 1895.
Andy Razaf, portier à Harlem… «Tin Pan Alley» !
Dès l’âge de 16 ans, Andy quitte l’école pour travailler et aider sa mère : il trouve un emploi comme portier dans l’ascenseur d’un immeuble de Harlem, à «Tin Pan Alley»4, haut lieu de la musique populaire de New York.
Andy, qui s’exerce à la poésie depuis l’âge de 10 ans, se sent particulièrement à l’aise dans cette effervescence artistique, cette liberté créatrice et cette émulation qui échappent aux codes d’une société marquée par la ségrégation.
À 17 ans, il écrit sa première chanson, «Baltimo», et réussit à la vendre à la société musicale de James Kendis. Andy Razaf ne va plus s’arrêter : écrire, écrire, écrire, chanter aussi.
John Lewis Waller… une vie, un roman
Orphelin de père, Andy est influencé par la figure charismatique de son grand-père maternel : John Lewis Waller5 «dont il héritera le caractère révolté» et qui a rejoint la famille aux États-Unis après avoir été emprisonné par les Français à Marseille.
John Lewis Waller, une vie, un roman… Fils de Maria et d’Anthony Waller — esclaves sur une plantation du Missouri et affranchis pendant la guerre de sécession6 —, très tôt John Lewis travaille [barbier] pour étudier.
Avocat, politicien, homme d’affaires, chef militaire, journaliste… Il fonde le 1er journal noir du Kansas et œuvre pour les droits des Afro-Américains.
John Lewis Waller : condamné à 20 ans de prison
Nommé en 1891 Consul à Madagascar, John Lewis Waller est accusé en 1894 d’espionnage au profit des populations Hovas, par les Français colonisateurs de la Grande Ile. Arrêté et jugé par un tribunal colonial, il est condamné à 20 ans de prison et incarcéré à Marseille.
Le but des Français était surtout de mettre un terme au projet de John Lewis Waller : établir dans le sud du pays madécasse une colonie destinée aux Afro-Américains sur des terrains concédés par la famille royale, dans l’esprit d’un «nouveau Liberia».
Libéré au bout de 10 mois, grâce à l’intervention de Grover Cleveland, président des États-Unis, John Lewis Waller rentre aux USA où il retrouve sa fille, Jennie Maria Waller, et fait la connaissance de son petit-fils : Andy Razaf. Il participe par la suite à la guerre hispano-américaine à Cuba et meurt en 1907 d’une pneumonie à New York.
Andy, enfant de Harlem, Razaf, la part malgache…
Andy Razaf est un enfant de Harlem. À travers ses écrits, il témoigne de la condition sociale des Noirs dans la société américaine, de leurs souffrances et des injustices subies, comme par exemple dans la chanson intitulée «Black and Blue» [voir extrait ci-dessous]. Une vie un peu plus cabossée encore lorsque, sa mère, Jennie Marie Waller veuve Razafinkeriefo, décède.
Mais à l’inverse de la majorité des Afro-Américains coupés de leurs origines, Andy peut revendiquer la part malgache constitutive de son identité, héritée d’un père mort avant qu’il ne voit le jour et d’une grand-mère paternelle hors norme exilée par les Français en Algérie…
A suivre…
Lire la suite : Andy Razaf rêvait d’écrire un opéra malgache (9)
Nathalie Valentine Legros
What did I do to be so black and blue?
Cause you’re black, folks think you lack
Parce que tu es Noir, les gars pensent que t’es un minus
They laugh at you and scorn you too
Ils rient de toi et te méprisent
What did I do to be so black and blue?
Qu’ai-je fait pour être autant cabossé ?
I’m white inside, It don’t help my case
Mon âme est pure, cela ne m’aide pas
‘Cause I can’ t hide, what is on my face, oh!
Parce que je ne peux cacher ce que l’on voit sur ma figure, oh !
I’m so forlorn, Life’s just a thorn
Je suis si désespéré, la vie n’est qu’une blessure
My heart is torn, Why was I born?
Mon cœur est en lambeaux, pourquoi suis-je né ?
What did I do, to be so Black And Blue?
Qu’ai-je fait pour être autant cabossé ?
(Extrait)
Paroles d’Andy Razaf
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Biographie d’une reine contrainte à l’exil
«Ranavalona III, dernière reine de Madagascar», biographie d’une reine contrainte à l’exil, par Jean-Claude Legros, Editions Poisson Rouge, 2018 /
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Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.
- Princesse Razafindrahety.
- La princesse Rasendranoro est la grande sœur de la reine Ranavalona III.
- Le prénom de Marie-Louise revient plusieurs fois dans l’histoire de la famille royale malgache et peut donner lieu à quelques confusions. Par exemple, on trouve deux enfants nées en 1897, nommées Marie-Louise et mortes en 1948 . Si l’existence de la première est clairement établie en revanche, l’existence de la seconde semble moins documentée :
- Marie-Louise Razafinandriamanitra, née en exil à Saint-Denis de La Réunion, le 15 mars 1897. Sa mère, la princesse Razafinandriamanitra [Ra : madamoiselle – zafin : petite fille – andriamanitra : du Bon Dieu], « Petite fille du Bon Dieu », avait 14 ans et décède une semaine plus tard des suites de l’accouchement. Elle est enterrée au cimetière de Saint-Denis mais on ne retrouve plus trace de sa tombe. Marie-Louise Razafinandriamanitra, née à Saint-Denis, meurt quant à elle à Bazoches-sur-le-Betz dans le Loiret, à l’âge de 51 ans [1948], et repose au cimetière de Montreuil.
- Marie-Louise Razafinkeriefo voit le jour en 1897 aux États-Unis. Sa mère, 15 ans, Jennie Maria Waller veuve Razafinkeriefo, est donc la belle-fille de la princesse Rasendranoro. Marie-Louise Razafinkeriefo serait morte aux USA en 1948.
Ces deux Marie-Louise avaient un autre point commun : la même grand-mère, la princesse Rasendranoro.
Rappelons enfin que la reine Ranavalona III aurait été la mère d’une petite Louise dont le père était son premier mari : le prince Ratrimoarivony. Pour des raisons de sécurité, Louise Ravoninoro Ranavalozafimanjaka, née en 1878, aurait été confiée en 1883, à l’âge de 5 ans, à sa tante, sœur de la reine, la princesse Rasendranoro. Elle serait décédée en 1947, à 69 ans, laissant derrière elle une nombreuse descendance.
Quand la princesse Rasendranoro fut exilée à La Réunion, en 1897, en même temps que la reine Ranavalona III, Louise Ravoninoro avait déjà 19 ans.
- «Tin Pan Alley» signifie «allée des casseroles en métal» et fait référence au «son de casserole» de certains pianos. Ce nom désignait, à New York, une section de rue située dans la 28e Rue ouest, entre la Cinquième et la Sixième Avenue. Les éditeurs de musique s’étaient installés là vers la fin du 19ème siècle. Les musiciens jouaient généralement du piano dans la rue et y vendaient leurs partitions de musique, qui étaient la principale source de revenu des éditeurs et des compositeurs. Ces partitions se vendaient 30 ou 40 cents environ. La musique jouée à «Tin Pan Alley» influença les précurseurs du rock and roll.
- Sans lien de parenté avec la famille de «Fats» Waller.
- Guerre de Sécession : 1861-1865.