«Imitez le bobre à la basse, imitez le kaiambe à la basse». C'est ce que l'on…
Séga-maloya : la «symphonie sauvage»
La «symphonie sauvage» est une expression utilisée en 1883 dans l’Album de La Réunion dirigé par Antoine Roussin pour décrire une scène qu’aujourd’hui on appelle familièrement : kabar. «7 Lames la Mer» vous propose un recueil de quatre textes qui témoignent de l’acharnement dont ont été victimes le séga, le maloya et le séga-maloya… jusqu’à ce qu’un «choc» se produise. Les termes parfois utilisés en disent long sur le chemin parcouru : primitif, civilisé, infernal, émanations sauvages, contorsions, mouvements lascifs, rondes de sorciers…
1987 : la pub s’empare du maloya
Du fénoir des champs de cannes… aux spots médiatiques [papillons la lampe…] ! En 1987, la pub s’empare du maloya, ici pour la promotion d’un magasin de chaussures [voir photo ci-dessus]. La blondeur flamboyante de la fille chevauchant le roulèr, sa pose « lascive » [terme récurrent des descriptions d’époque au sujet de la « danse des cafres »] plus que suggestive et l’ambiance « jeunesse dorée » qui émane de l’ensemble tranchent singulièrement avec l’image « sulfureuse » auparavant associée au maloya [voir textes ci-dessous].
Cette pub marque une rupture sans équivoque : ainsi dépouillé de sa charge sacrée, de son cérémonial, de ses rituels liés au culte des ancêtres, détourné de sa dimension de résistance et militante, le maloya «civilisé» [pour reprendre une expression utilisée à plusieurs reprises dans les textes ci-dessous] exhibe désormais un savant dosage de sensualité chic et de glamour, propre à appâter le touriste, et se transforme en produit d’appel paré des attributs — faux semblants — de l’authenticité sans les scories «dérangeantes» de la contestation identitaire et sociale.
Le slogan «le rythme de la mode» suggère ouvertement que le maloya incarne désormais «le rythme à la mode». Devenu «fréquentable» et emblématique, le maloya occupe ainsi le devant de la scène branchée, reléguant son cousin séga au statut de «musique ringarde». Il entre à l’UNESCO en 2009 ; le séga reste à la porte ! Comme un pied de nez à l’époque où le séga entrait dans les salons tandis que le maloya était cantonné dans les camps et les champs de cannes. Qu’importe, le séga gagne en audience et devient de plus en plus fédérateur dans les milieux populaires, un engouement qui ne se traduit pas par le reniement du maloya.
Deux versants pour une même source
Les textes d’époque — révélateurs d’une société esclavagiste, colonialiste et dominée par les clivages raciaux et sociaux — délivrent sans ambigüité les sources du «malentendu» : «Les airs publiés par l’Album de La Réunion sous forme de quadrille paraissent appartenir à la musique européenne, écrit «F.A.», en 1883. Ils nous semblent n’avoir revêtu un caractère d’originalité exotique qu’à la suite des modifications que leur ont fait subir instinctivement, depuis nombre d’années, ceux qui les ont appropriés à l’usage de la danse». Histoire de fusion donc même si l’exotisme dont il est question là découle en l’occurrence d’une «vision inversée», le point de vue émanant d’un observateur aux références européennes.
Du séga originel sont nées deux formes artistiques et populaires. L’une, ancrée dans la dimension sacrée, dans la pratique familiale et de «cour», prend pour nom «maloya». L’autre s’occidentalise, au frottement de styles musicaux et de danses tels le quadrille, le scottish, etc. et garde le nom de «séga». Deux versants pour une même source donc. Il était d’ailleurs courant, dans les années 50/70, de voir l’inscription «séga-maloya» orner les pochettes des 45 tours de la production discographique locale.
Une nouvelle génération d’artistes engagés
Le renversement des valeurs qui s’est opéré est pourtant radical : le maloya, pratique populaire, estampillé «interdit», voué à l’ombre hier ; aujourd’hui, le séga, genre populaire, peu prisé — voire méprisé — des milieux branchés, tenu à l’écart des «scènes prestigieuses», même si certaines expériences sont actuellement menées dans le sens d’un ré-équilibrage.
La scène réunionnaise compte évidemment des figures emblématiques qui s’emploient, ici comme à l’international, à faire vivre le maloya, voire à le faire évoluer. Cependant, on remarque au sein de la nouvelle génération d’artistes engagés — qui revendique l’héritage du maloya — un tournant radical vers le rap, accentuant ainsi la désertion de la fibre contestataire qui avait, un temps, caractérisé le maloya.
Nathalie Valentine Legros
Geoffroy Géraud Legros
Une cinquantaine de démons presque nus
C’était à Saint-François (…) ; il était près de minuit et, fatigué d’une longue course, je me hâtais d’arriver à mon modeste logement, quand j’aperçus au milieu du chemin une lueur rougeâtre qui, se projetant sur les grands filaos et les tiges élancées des aloès, faisaient danser dans la nuit leurs ombres gigantesques ; des tambours de timbres différents, depuis la note la plus criarde à laquelle puisse monter une peau vigoureusement tendue, jusqu’à la basse la plus profonde que puisse gronder une énorme caisse, accompagnaient l’aigre tintement d’une centaine de grelots en cuivre, formant le dessus de cette symphonie sauvage.
Les airs n’étaient pas variés, il est facile de les écrire sans notes ; quatre temps rapides et égaux, puis une pause suivie de deux coups pressés qu’une pause nouvelle sépare de la mesure suivante. Ou bien encore une succession précipitée de battements détachés trois par trois par des pauses.
Telle était la mélodie qui me brisait déjà les oreilles à distance. En m’approchant, je reconnus que cet orchestre en plein air accompagnait un chant, et quel chant, mon Dieu ! une mélopée monotone et nasillarde, psalmodiée par une voix seule et reprise à tue-tête par un choeur général, capable de faire bondir un sourd ! Et réglant leurs pas ou plutôt leurs poses sur ce concert infernal, une cinquantaine de démons presque nus, le buste luisant de graisse et d’une sueur aux émanations sauvages, le front ceint d’une corde où s’implantaient quelques plumes de coq fièrement redressées, se livraient à mille contorsions bizarres, les bras relevés en ailes de pingouins et le corps brusquement secoué par des mouvements lascifs d’un réalisme à faire reculer Courbet. On eu dit une de ces rondes de sorciers dont Goethe a su évoquer les terreurs fantastiques dans les nuits du Walpurgis. Et ce bal se donnait à deux pas de ma maisonnette ; le rhum circulait dans des tasses de coco ou des boîtes de ferblanc, et à deux heures et demi seulement je fus délivré de ce sabbat d’Afrique !! Cependant, (faut-il l’avouer ?) je ne me plains qu’à moitié car le tableau était véritablement original, et je ne me plaindrais pas du tout si j’avais su peindre ce que je voyais. Paul de Monforand Album de La Réunion, 1883 Louis Maillard, ami de Paul de Monforand, écrivit «Notes sur La Réunion», ouvrage dans lequel il qualifie le cafre de «musicien remarquable» chez lequel tout est réuni : «mélodie, harmonie, accompagnement par les instruments, voix forte et juste, rythme approprié au chant, mesure irréprochable». Seule réserve exprimée par Maillard : un peu de rudesse dans la mélodie…Le séga ou t’séga… au contact de « notre » civilisation
Le Séga ou T’séga désigne, soit un air ou une collection d’airs de danse, soit la danse particulière à laquelle se livrent les Cafres. Dans ce dernier cas, il consiste dans une suite de mouvements du corps et des membres, et de poses lascives et pleines parfois d’une grâce naturelle et charmante, qui témoigne de la souplesse du danseur plus que de sa science chorégraphique.
La musique et la danse interviennent sans cesse dans les diverses situations de la vie du cafre. Il danse pour adoucir les chagrins de l’exil ; il chante pour exprimer sa joie ; il chante et danse autour du cortège de la mariée ; il chante et danse en conduisant un père, une épouse, un ami au champ du repos.
La danse et le chant sont un besoin de cette nature indolente. Sans souvenir du passé, sans souci du lendemain, préoccupé seulement de se procurer au jour le jour les quelques racines nécessaires à sa nourriture, il ne connaît pas de plus grand bonheur que de consacrer le plus de temps possible au sommeil : tel est le cafre avant que sa nature sauvage ne se soit modifiée au contact de notre civilisation.
Le chant du cafre est monotone et triste, sa musique est presque toujours dans le mode mineur, et ses airs de danse, loin de respirer la gaieté et l’animation, sont ordinairement mélancoliques, comme empreints d’un sentiment de douleur. Quoique le rythme en soit fortement accusé, ce n’est qu’à grand renfort de bobres, de caïambes, de tam-tams, de cris aigus, etc. etc., que les danseurs parviennent à obtenir l’entrain nécessaire pour régler leurs pas en cadence.
Les airs publiés par l’Album de La Réunion sous forme de quadrille paraissent appartenir à la musique européenne. Ils nous semblent n’avoir revêtu un caractère d’originalité exotique qu’à la suite des modifications que leur ont fait subir instinctivement, depuis nombre d’années, ceux qui les ont appropriés à l’usage de la danse.
F. A.
Album de La Réunion, 1883
« La » séga… danse érotique des travailleurs noirs africains
(…) La séga, avant de se civiliser, était, à l’île Bourbon, devenue l’île de La Réunion en 1794, la danse érotique des travailleurs noirs africains qui, y débarquant avec la pauvreté de leurs hardes sur le dos, émigrèrent avec la richesses d’une épileptique musique.
Les dimanches, ces noirs de l’Afrique se réunissaient au bord de la mer et, à l’ombre des filaos chantants, se livraient à leur passion favorite : la danse. Les instruments de l’orchestre étaient des plus simples mais des plus efficaces : l’instrument mélodique était le « timbila » de Mozambique, véritable xylophone manié d’une marnière parfaite par un musicien expérimenté.
L’accompagnement était tenu par le « bobre », sorte de contrebasse comprenant, une caisse de résonance faite d’une calebasse vidée de sa substance et séchée, montée sur un long manche de bois courbé servant de support et également de tension à une corde d’aloès ou de boyau d’animal desséché.
L’exécutant tient l’instrument de la main qui lui convient le mieux : la calebasse visée à l’arrière du manche est tournée du côté du ventre. De l’index libre, il corrige les sonorités en le faisant glisser sur la corde frappée d’une petite baguette tenue de l’autre main. Du talon, il martèle le sol, ou le plancher afin de soutenir la mesure et aussi pour aider à tout une mimique fort appréciée des danseurs ou des auditeurs et spectateurs.
Un autre instrument de complément était le « caïambe », boîte de bois très sec contenant des graines de « cascavelle », d’un arbre du même nom. Secoué en cadence de droite et de gauche, il crée un glissement des graines dont le bruit sert à rythmer le déhanchement des danseurs.
Mentionnons que, pour donner la cadence à cette danse, donc toute la saveur de la séga, deux tambours différents étaient incorporés à l’orchestre ; un tambourin attaché à la taille pendait entre les jambes du batteur se tenant debout. Les notes grêles qui s’en échappent font un genre de roucoulement. La grosse caisse était un tronc d’arbre creusé sur lequel on montait une peau de chèvre. Il sert à syncoper le rythme et à créer chez le danseur, avec le concours des reins, le geste, parfois pas trop orthodoxe, de l’érotisme. Notons que celui qui bat ce tambour le place entre ses jambes et s’assied dessus.
Sous le soleil implacable, comme le travail est dur sur l’habitation. Tous les jours se pencher — Dieu que la terre est basse — et recommencer sa peine. Qu’il serait bon après le travail sur la sucrerie de se laisser bercer, par la complainte du bobre ou de se lancer dans la frénésie de la danse, de crier sa misère ou d’implorer l’amour par la chanson. Les soirées pleines de lune ou d’étoiles sont envoutantes sous les Tropiques ; le tambour résonne, on veut se griser de chants, de musique et de danses, car l’harmonie est dans l’air.
Et rou-ou-lez la séga…
Alors, sur la plantation, c’était le bal cafre qui commençait…
Emilien Albany , 9 août 1961
Publié dans «Le Rideau de cannes»1 n°4 (juillet 1963), pour ouvrir le débat.
Une expression de l’âme réunionnaise… et un choc
Au bal organisé par l’Union Générale des Etudiants Créoles de La Réunion (UGECR), nous avons vu une présentation folklorique de «séga maloya». Manifestement les spectateurs voyaient cela pour la première fois.
Le «caïambe» et la «cascavelle», le «bobre» lui-même intriguaient. Les rythmes et les danses rappelaient aux esprits ou évoquaient les danses d’Afrique, vues au cinéma, ou décrites dans les livres. Un spectacle étrange.
Pourtant c’était l’expression d’une partie de l’âme réunionnaise. C’était le «séga maloya» tel qu’on le danse encore, spontanément, en 1962, le samedi soir, généralement dans les camps.
Les hommes et les femmes scandent des rythmes sauvages en créole ou en malgache ; ils dansent au son du tam-tam et des instruments auxquels nous venons de faire allusion. Leur danse se prolonge toute la nuit durant et leurs chants montent par dessus les cases du camp et les champs de cannes.
On danse le «séga maloya» à Beaufonds, à Saint-André, à Mahavel, à Saint-Pierre, au Bras-Panon, là où il y a des camps, des champs de cannes, des hommes qui conservent vivantes les traditions ancestrales de leurs pères venus peupler notre pays comme esclaves ou comme «engagés».
C’est donc une expression de l’âme réunionnaise aussi valable que d’autres, que pourtant l’on ne connaît pas ; que l’on voudrait ne pas connaître aussi. La démonstration de samedi soir a provoqué un choc certainement, et fait découvrir à certains Réunionnais l’existence d’autres Réunionnais frères mais combien différents.
Paul Hoarau
Le Progrès, 4 septembre 1962, publié dans «Le Rideau de cannes» n°4 (juillet 1963), pour contribuer au débat.
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