La danse de résistance des esclaves marrons est au cœur du «Festival national son de negro»…
Oté Hitler ! Sote pa la barièr
«Saute pas la barrière Hitler !». C’est le titre d’une chanson créole fredonnée à La Réunion pendant la Seconde Guerre mondiale. Les souvenirs liés à cette chanson conduisent Daniel Vabois sur les traces de notre mémoire populaire et sur les destinées des œuvres laissées par les créateurs de notre « péï-zonbri » [terre natale]. Sollicitant lui aussi ses souvenirs, Jean-Claude Legros raconte que, dans la période suivant les deux guerres mondiales, les Créoles des hauts avaient pris l’habitude [vengeance, revanche ?] de donner à leurs chiens des noms de chefs allemands, les plus répandus étant ceux de Hitler et de Bismarck.
Ces créations musicales… perdues
Dans les textes et les musiques de leurs chansons en créole réunionnais, les créateurs de notre terre natale ont laissé des témoignages sur la vie de la société réunionnaise, à travers les époques. Les sujets traités sont divers, si l’on en juge par les quelques exemples de créations, plus ou moins récents, qui me viennent en mémoire [voir ci-dessous le chapitre « Chanson réunionnaise : petit panorama des thèmes abordés »].
Mais, combien de créations musicales du terroir ne nous sont pas parvenues dans leur intégralité, c’est-à-dire avec texte, musique et noms des créateurs ?
Beaucoup d’entre elles sont arrivées jusqu’à notre époque, en lambeaux, par «petits bouts» ! Il y en a pas mal, si l’on prend à témoin les nombreux pots-pourris que les artistes réunionnais contemporains ont faits à partir de «petits bouts» dont on ignore, bien entendu, le nom des créateurs.
Les «veilleurs de coque»…
Parmi les créations qui ont échappé aux mutilations au fil du temps, il en est qui ont, par ailleurs, été la proie d’opportunistes malveillants. Ces «veilleurs de coque» — comme on dit dans ma langue maternelle — les ont fait passer pour leurs propres œuvres, certains allant même jusqu’à les faire reconnaître officiellement comme leur propriété, par la société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique !
La mémoire populaire s’est volontiers accommodée de ces appropriations illicites et cela perdure : on mutile les créations jusque dans leurs titres, on tire profit de leur notoriété, sans sourciller. Bref, la mémoire populaire laisse gommer, à jamais, l’identité de celles et ceux envers qui nous devrions avoir de la reconnaissance pour le travail accompli !
J’ai antérieurement illustré les propos que je viens de tenir par des exemples de créations bien connues des musiciens du terroir réunionnais. Parmi elles, je citerai à dessein un titre à la transmission duquel j’ai apporté ma contribution. Il s’agit de «Louxor i sava». Les raisons de ce choix apparaîtront plus loin.
Chanson réunionnaise : petit panorama des thèmes
• L’amour et la relation amoureuse :
«Nounoute» de Frédéric Legras / «La grande promenade» de Georges Fourcade et Jules Fossy / «Mon malbaraise» de Julot Arlanda et Maxime Laope1 / «L’amour l’est doux» de Luc Donat / «Ti case en paille» de Fred Espel / «Grainé la pluie» de Gilberte Rougemont / «Nénette» de Jules Joron…
• Les composantes du peuple réunionnais :
«Ôté zoreil» des frères Legros / «Compère chinois» de Fred Espel / «Zoréol» d’André Legras et René Cambon / «Polka Angélo» des Pat’Jaune / «Zéro calbasse» de Jacqueline Farreyrol / «Rassine» de Kiki Mariapin et Sabouk / «Batarsité» de Danyèl Waro…
• Les conflits conjugaux :
«Blanche et Noir» de Luc Donat / «Joséphine» de Jules Joron / «Piton Fougères» de Germaine Vinson / «Tombé-lévé» de Narmine Ducap et Elie Pitou2 / «Marchande z’azalées» de Mervin Commins et Germaine Vinson…
• Le travail, le chômage :
«Travail macrotage» d’Edmond Euger / «Pêcheurs Terre Sainte» de Jules Joron / «Le petit coupeur de cannes» de Julot Arlanda / «Gernihonm» de moi-même…
• La misère :
«Caf Francisco» de Georges Fourcade et Frédéric Legras / «Zenfant la misère» de Jacqueline Farreyrol / «Ti Paris» de Frédéric Joron…
• Les abus de pouvoir :
«Commandeur» de Jean Albany et Pierrot Vidot3 / «Banm kalou banm» de Danyèl Waro…
• Les discriminations sociales :
«Juliana» d’Elie Pitou / «Docker Titine» de Fred Espel et Michel Adélaïde…
• L’urbanisation :
«L’étang longtemps» de Germaine Vinson / «Cognac Perrier» de Luc Donat…
• Les distractions populaires :
«Bal la poussière» de Germaine Vinson et Fred Espel / «Bataille coqs» de Germaine Vinson / «Picnic chemin volcan» de Jules Joron / «Cinéma longtemps» de Faldo Dubar et Zabitan…
Sans oublier tout ce qui peut être révélé par l’écoute des quadrilles d’Isaac Guény !
«Saute pas la barrière Hitler !»
Il y a quelque temps j’ai retrouvé, dans un coin de ma mémoire, un air solidement accroché à des paroles qui évoquent le temps de notre île dans la Seconde Guerre mondiale.
Tout ce que j’en ai conservé, au fil des années, se résume à ce peu de phrases : «Ôté Hitler, toué la fé coure lo bruit toué la tape la France dann kafé Berlin» [bis/couplet] / «Sote pa la barièr Hitler, n’a koupe ton kolé» [bis/refrain].
Ce sont les paroles que la population chantait «dann shemin», plus particulièrement au moment où Paris a été libéré par les troupes alliées en 1945. C’était pour ainsi dire la fin de la Seconde Guerre mondiale et les Réunionnais étaient à la fête !
«Hitler… Ton larme va couler»
Dans son ouvrage consacré aux musiques traditionnelles de La Réunion, Jean-Pierre La Selve parle de cette chanson comme d’un recyclage d’un vieux séga intitulé «Saute pas la barrière vieux coq»… Il en a même fait un enregistrement musical avec des paroles un peu différentes de celles que ma mémoire a conservées :
— Couplet —
«Le général de Gaulle
l’a v’nu La Réunion
rode soldats créoles
pou enforce son bataillon» [bis].
— Refrain —
«Saute pas la barrière Hitler
M’a coupe ton collet
Saute pas la barrière Hitler
Ton larme va couler» [bis].
Jean-Pierre La Selve mentionne aussi [page 224] que cette chanson a été mêlée aux criailleries d’élections, à Salazie, au cours des années 1990, en liaison avec le prénom du maire de l’époque : Hilaire Maillot.
NB : à ma connaissance, cette création n’a pas encore été la proie des «veilleurs de coque» !
Cette maigre carcasse accrochée à mes souvenirs…
Les péripéties de survie concernant «Saute pas la barrière Hitler» ont des airs de famille avec celles d’une autre chanson rescapée — «Louxor i sava» — dont les paroles évoquent le comportement des jeunes gens réunionnais au début de la Première Guerre mondiale.
Il n’en fallait pas d’avantage pour me donner l’envie de mettre un peu de «chair» autour de cette maigre carcasse restée accrochée à mes souvenirs.
A l’image de ce que j’avais entrepris pour «Louxor», j’ai cherché un peu plus de paroles qui permettent d’éliminer les «bis» habituels, mais aussi évoquent, plus justement, le contexte historique réunionnais de l’époque : le régime de Vichy et ses harcèlements, la France libre et le contre-torpilleur «Léopard», etc.
C’est le résultat de cette entreprise que je propose de faire figurer, sous l’intitulé «Hitler ! sote pa la barièr», comme une adaptation de la chanson traditionnelle de mes souvenirs d’enfance «Saute pas la barrière Hitler !».
«Oté Hitler, sote pa la barièr»
Paroles de Daniel Vabois, sur un air traditionnel de l’époque vers… 19 septembre 2019 !
— Couplet 1 —
«1940, Hitler la-kriye partou,
li la-kraze la France,
la-mètte anou dann trou.
La-fé pliye boi-d’rin
grand maréshal Pétain
(k’)lavé bare zot chemin
dann karo Verdun».
— Refrain —
«Toué la-v’ni rode malèr, Hitler !
Toué la-mal kalkilé.
Sote pa la barièr Hitler !
N’a koupe ton kolé»4.
— Couplet 2 —
«Général de Gaulle
la-koure la kaze zanglé,
po li gaingne parole,
po apèle bann fransé.
(Li) la-koze dann radio,
la-kriye koloni
vien rédi-tienbo,
porsui l’bann modi».
— Refrain —
«Toué pa loin gaingne malèr, Hitler !
N’a soulangue atoué.
Sote pa la barièr Hitler !
N’a koupe ton kolé»5.
«Toué la-mizère anou, Hitler !»
— Couplet 3 —
«Issi, La Rényon,
apark déssertin,
toute la-koure kapon,
konm gramoune Pétain.
Le bann ptit kréol
la-passe la mizèr,
akoz toute kontrol
gouvernèr Auber».
— Refrain —
«Ça bann kontr-nasyon, Hitler !
(K’)la-v’nu ède atoué.
Sote pa la barièr Hitler !
N’a koupe ton kolé»6.
— Couplet 4 —
«(Rantr’) 40, 42
(a)koz nout pétainiz,
bato bann zanglé
la-bloke marshandiz.
Nou la-krève la faim,
la-mètte linje rabane,
la-rashe karo kane
po plante maïs, lo grin».
— Refrain —
«Toué la-mizère anou, Hitler !
demin n’a artrouvé.
Sote pa la barièr Hitler !
N’a koupe ton kolé»7.
La France libre du général de Gaulle défile dans Paris
— Couplet 5 —
«Général de Gaulle
l(a)-anvoye La Rényon
Bato Léopard
po shanje gouvernman.
Bann jènejan kréol
la-koure donne le nom
(èk) Komandan Richard,
po rantr’ batayon».
— Refrain —
«Ton poi lé au feu, Hitler !
Ala (oila) n’i vien po toué.
Sote pa la barièr Hitler !
N’a koupe ton kolé»8.
— Couplet 6 —
«1945, de Gaulle la-rantr’ Paris.
(Par)-flo d’moune dann shemin
la-vnu di ali mersi.
Issi la Rényon,
mersi Capagorry,
nou l(a)-armanje graton,
l(a)-argaingne fé kui de-riz.».
— Refrain —
«Toulmoune dann shemin, ti-frère !
la-mètte à shanté :
Toué la-sote la barièr, Hitler !
Nou la-koupe ton kolé»9.
Daniel Vabois
Merci à : Pochettes, Vinyles & K7 Océan Indien
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- Plus connu sous le nom de : Loulou Pitou.
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- En 1940, Hitler et ses sbires étaient venus se pavaner dans Paris pour afficher, aux yeux du monde, la supériorité des troupes allemandes. Il avait humilié ceux qui leur avaient barré la route à Verdun, sous le commandement de Philippe Pétain, en 1918.
Hitler, tu es venu te créer de graves ennuis, c’est un mauvais calcul ! Mais ne va pas plus loin, nous allons te décapiter.
- Le Général de Gaulle a trouvé asile auprès des Anglais, à Londres. Il a obtenu d’utiliser les ondes de leur BBC pour lancer un appel aux Français de France mais aussi à ceux des colonies de l’Empire français. Il les a exhortés à continuer le combat par tous les moyens.
Hitler, les ennuis commencent pour toi ! Notre riposte est en marche. Ne va pas plus loin, Hitler, nous allons te décapiter.
- A La Réunion, mis à part quelques rares édiles résistants, tous se sont rangés sous la bannière du Maréchal Pétain. Quant aux petits créoles de la population, ils ont vécu la misère noire et les contrôles pervers de la milice du gouverneur Auber.
Hitler, tu as bénéficié de l’aide d’une bande de traites. Mais si tu vas plus loin, nous allons te décapiter.
- Entre 1940 et 1942, notre pétainisme déclaré a fait réagir nos alliés anglais. Ils ont organisé le blocus de l’île : plus aucune marchandise n’entrait au port de la Pointe-des-Galets. On a dû fabriquer des vêtements avec des tissus de mauvaise qualité, dont la « toile rabane », la « toile de jute ». La population a vécu la famine : il a fallu arracher les champs de canne à sucre pour y planter du maïs, des féculents, des plantes potagères.
Tu nous as fait toucher le fond, Hitler, nous ne sommes pas à la veille de l’oublier. Mais ne va pas plus loin, nous allons te décapiter.
- Le général de Gaulle, chef de la France libre, a missionné le Léopard [un navire de guerre commandé par le Commandant Richard] pour venir démissionner le gouverneur Auber. A cette occasion, nombre de jeunes Réunionnais ont signé leur engagement pour aller faire la guerre aux Allemands, en Europe.
Ton compte est bon Hitler ! Nous voici, comme promis. Nous t’empêcherons d’aller plus loin, nous allons te décapiter.
- Mai 1945, la France libre du général de Gaulle défile dans Paris. La foule porte ses libérateurs en triomphe.
A La Réunion, la population est très reconnaissante envers le gouverneur André Capagorry [arrivé par le Léopard en 1942 et qui a fait rapidement réapprovisionner l’île en denrées alimentaires, dont le riz]. Elle l’a surnommé « papa-de-riz ».
A cette époque, à la ville comme à la campagne, une chanson était sur toutes les lèvres : « Sote pa la barièr Hitler, n’a koupe ton kolé ».