Est-ce la silhouette floue de l'auteur de «Spleen» que l'on aperçoit à l'arrière-plan de cette photo,…
Les aventures de Baudelaire au paradis
Une île unique des Mascareignes combinant Maurice et La Réunion… C’est ainsi qu’Emmanuel Genvrin situe sa pièce «Baudelaire au paradis», créée il y a 20 ans, en 1997. L’auteur des Fleurs du mal a passé 21 jours à Maurice et 45 jours à La Réunion en 1841. Sur les traces de Baudelaire au paradis…
Pourquoi pas Baudelaire et son voyage aux Mascareignes ?
C’est dans un contexte tendu que, après la charge d’«Ubu Colonial» en 1994 qui dénonçait la corruption à La Réunion et «Émeutes» en 1996 de Pierre-Louis Rivière sur les événements du Chaudron de Saint-Denis en 1991, je cherchais un projet pour les autorités qui nous épargnerait une étiquette de régionalisme et de contre-culture.
Or les auteurs ou pièces de répertoire en lien avec La Réunion sont peu nombreux. J’avais auparavant exploré William Shakespeare et Aimé Césaire [«Tempête», 1980], Alfred Jarry, compagnon du Réunionnais Ambroise Vollard, avec «Ubu Roi» [1979], Olympe de Gouges avec «Étuves» et «L’Esclavage des Nègres» [1988]. Pourquoi pas Baudelaire et son voyage aux Mascareignes ? Ainsi naquit Baudelaire au Paradis.
Un point de vue peu exploité : celui de l’esclavage et du racisme
J’écartais le principe d’un récital de poèmes, trop convenu et imaginais de porter sur scène le personnage de Baudelaire, en chair et en os, dans des situations romanesques, aux Mascareignes.
Je susciterai ainsi l’intérêt de mon public créole et offrirai aux spécialistes baudelairiens un point de vue peu exploité : celui de l’esclavage et du racisme à propos du voyage et le lien avec Jeanne Duval, la maîtresse du poète à Paris.
On voulait bien considérer le séjour du poète à Maurice sachant qu’il avait côtoyé les planteurs locaux [dans une île où l’esclavage était aboli depuis 1835] mais pas celui à La Réunion où le poète, débarrassé de la tutelle du capitaine Saliz, avait mené une vie plutôt libre et fréquenté des milieux populaires [et où l’esclavage ne disparaitrait qu’en 1848].
Qui était cette femme de couleur ?
L’opinion commune [pour Sartre par exemple] était que le poète, d’éducation et d’idées conservatrices, avait au pire adhéré au système et au mieux éludé la question. En général on le décrivait raciste, en le lui pardonnant car «c’étaient les idées de l’époque».
Le deuxième sujet, polémique, était celui de Jeanne Duval, la maîtresse créole du poète à Paris, prolongement évident du voyage. Qui était cette femme de couleur, également vilipendée par les biographes ?
Les sources du voyage sont peu nombreuses
Mon travail a consisté à lire ce qui avait été publié sur le voyage et, concernant Jeanne Duval, à me rapprocher d’Emmanuel Richon [«Belle d‘abandon, Jeanne Duval et Charles Baudelaire», 1998] et de Fabienne Pasquet [«L’ombre de Baudelaire», 1996].
Les sources du voyage sont peu nombreuses et on les trouvait rassemblées dans les ouvrages du Réunionnais Hippolyte Foucque [«Baudelaire aux îles Maurice et Bourbon», 1930] et du Mauricien Jean Urruty [«Baudelaire aux Mascareignes», 1968].
Baudelaire voulait devenir auteur dramatique
Concernant la poésie elle-même, car je voulais distiller quelques vers dans le spectacle ; Emmanuel Richon était la référence qui, avec Vimala Rungasamy, avait également traduit le poète en créole mauricien [«Les poèmes mascarins de Charles Baudelaire», 1993].
Pour le reste ce fut un travail de fourmi car j’avais d’autres sujets à traiter, comme le théâtre lui-même — Baudelaire voulait devenir auteur dramatique et Jeanne Duval avait été actrice —, le look, les drogues, etc. Tout ce qui pouvait nourrir un récit dramatique.
21 jours à Maurice, 45 jours à La Réunion
Enfin, il me fallait explorer l’île Bourbon de l’époque, la marine à voile, les lieux et la nature, les clivages sociaux, les marrons, la prostitution, l’héritage culturel malgache et indien, etc.
On trouvait aussi dans les îles des bourgeois éclairés et des artistes, une vie théâtrale et lyrique, des journaux, des peintres, des poètes et des écrivains. En ce qui concerne le colonialisme de 1841, je découvrais aux archives — ça ne s’invente pas — un dénommé Jobard, secrétaire au marronnage auprès du gouverneur de Bourbon.
Le théâtre, en tant que fiction, se préoccupe peu de la vérité historique. Les mythes, légendes, ragots, symboles et anecdotes sont autant inspirants pour une re-présentation sur scène. Et ils ne manquent pas concernant le séjour en 1841 du poète :vingt et un jours à Maurice, quarante-cinq à La Réunion.
Caris, zamal et «danses sauvages»…
Pour la traversée, j’ai retenu le témoignage du capitaine Saliz sur l’attitude belliqueuse du garçon [scène de l’albatros où il s’en prend aux marins], et courageuse pendant une tempête où il participa aux manœuvres. Je relevai son comportement arrogant et solitaire et ses amours sur le bateau avec une dénommée Laya, une servante indienne.
À Maurice, le poète eut l’occasion de pratiquer les bonnes manières en fréquentant le magistrat-planteur Autard de Bragard et sa femme Emmeline [la fameuse «Dame Créole»].
À La Réunion, on trouve l’épisode du poète qui, pour n’avoir pas voulu se séparer de ses livres lors de son débarquement, faillit se noyer et être dévoré par les requins, le scandale de son apparition, nu, dans les couloirs de l’hôtel de l’Europe à Saint-Denis, sa fuite supposée avec une jeune fille dans les montagnes à Salazie où il se nourrissait de ragoûts [caris], fumait du zamal [la marijuana locale] et participait à des «danses sauvages».
Baudelaire révolté par le supplice du shabouk sur une femme
On trouve mention d’une liaison avec une prostituée affranchie, Dorothée, qui veut connaître Paris et l’opéra et économise pour racheter sa petite sœur. Il y a également ce témoignage qui rapporte que Baudelaire aurait été révolté par le supplice du shabouk [fouet] sur une femme. Et beaucoup de descriptions et de sensations autour du climat et de la nature.
À propos du jeune homme à Paris, on relève son mépris ambivalent de l’argent et des conventions, son usage du haschich et de l’opium.
Baudelaire et ses perruques bleues
On trouve la description de ses tenues vestimentaires « dandies », on note que le poète était capable de se raser la tête ou de porter des perruques bleues, qu’il lui arrivait de se déplacer comme une marionnette dans les rues, etc.
Ces détails révèlent la modernité du personnage, son côté hippie-punk, marginal et en rupture avec la société. L’usage des paradis artificiels, la sexualité débridée, le mépris des préjugés, le voyage « aux Indes » lui-même ramènent au mouvement «flower power» et à mai 68.
Gaëtan Duval se prétendait descendant de Jeanne Duval
En ce qui concerne Jeanne Duval, sous ce nom ou d’autres [Lemaire, Lemer, Berthe, etc.], on possède quelques portraits et descriptions mais peu d’informations sur son ascendance, probablement antillaise [en passant par Nantes].
Curieusement, les revendications d’une origine « mascareigne » sont nombreuses et variées. À Maurice, le politicien Gaëtan Duval se prétendait son descendant ; à La Réunion un chef cuisinier célèbre, également, sans parler des anonymes qui se signalèrent en «possédant des preuves» que j’attends toujours.
Baudelaire tombe à l’eau…
On trouve en 1841 un Réunionnais de Saint-Leu du nom de Duval qui accordait facilement son patronyme à ses esclaves affranchis. Jeanne est également le nom d’une mythique reine marronne du XVIIIe siècle.
La pièce s’ouvre sur un bateau à quai. Le capitaine Saliz est sollicité par une sorte de vagabond, Brutus, qui propose du vin et des prostituées. Arrive un planteur blanc, Autard de Bragard, venu réceptionner un jeune poète, Charles, qu’il doit héberger. Mais le poète ne veut pas descendre parce qu’il est plongé dans ses lectures.
Plus tard, Charles tombe à l’eau et sauve ses livres quand intervient un policier, Jobar, qui entend arrêter Brutus pour marronnage. Charles assomme Jobar et Brutus conduit le poète chez Jeanne, une prostituée de la ville dont il a vanté les qualités.
Drogue, sexe, transe et poésie…
Jeanne et Charles font connaissance et s’aiment. Quelques jours après, au domaine de Mont Goût, Charles est l’hôte d’Adolphe et Emmeline Autard. Autard a une discussion houleuse avec Jobar qui dénonce la liaison scandaleuse du poète avec une femme de couleur et prostituée.
En présence d’Emmeline, Charles multiplie les provocations, prend la défense de Jeanne et finit par se battre avec le maître de maison.
Le poète est contraint de fuir dans les hauts avec sa maîtresse et un groupe de clandestins. Au pied d’une cascade, Jeanne et Charles multiplient des excès en tous genres, drogue, sexe et poésie et s’unissent à l’occasion d’un Fa-tidra endiablé. Jeanne entre en transe, Charles délire et les deux tombent inanimés.
Jobar se saisit des amants. Jeanne est condamnée au fouet et Charles est renvoyé en France par le prochain bateau.
J’ai donc fait les choix suivants…
Un titre : «Baudelaire au Paradis»
Inversion ironique d’un Baudelaire qui est confronté à l’enfer de l’esclavage, le titre fait également référence aux « paradis artificiels » de la drogue.
Une île fictive
La pièce invente une île unique et esclavagiste des Mascareignes combinant les îles sœurs. La scène des quais se situe à Maurice puisqu’il n’y avait pas de port à l’époque à La Réunion, celle du domaine de Mon Goût également.
La scène de boudoir chez Jeanne peut aussi bien se situer à Port-Louis qu’à Saint-Denis de La Réunion. La scène dans la montagne fait référence au cirque de Salazie de La Réunion.
Équilibre Blancs/Noirs au niveau des scènes et des personnages
Le couple Baudelaire-Jeanne est l’enjeu de la pièce. Le poète glisse progressivement du monde des Blancs à celui de Jeanne et du marronnage. En montant dans les Hauts, il s’agit de symboliser l’élévation et l’émancipation par l’art. Et la marginalisation : le poète — l’artiste en général — est un inadapté, un « albatros » qui se meut maladroitement sur le sol. Il est aussi un étranger, un résistant au monde qui l’entoure, un marron.
Le poète prend peu à peu conscience du tragique de la situation. Si, à son arrivée, vêtu de blanc, il passe pour un écervelé et un extravagant, il paraît à son départ sur les quais vêtu de noir, plus adulte et plus mûr.
Un panel varié de personnages
Chez les Blancs de la pièce, on trouve des esclavagistes, les Autard de Bragard, et un républicain abolitionniste, le capitaine Saliz.
Le fonctionnaire Jobar représente, lui, l’autorité du gouverneur et de la Métropole, donc l’esclavagisme officiel et le maintien de l’ordre établi.
Chez les Noirs, outre Jeanne, sorte d’aventurière de luxe, on trouve sa servante Laya, Figaro valet des Autard et Brutus, esclave plus ou moins maquereau.
Une musique originale
Le compositeur Jean-Luc Trulès [rôle de Figaro dans la pièce], crée une musique pour cuivres, accordéon et percussions, jouée sur scène par les acteurs, accompagnant l’action [chute et bagarres sur le quai, déplacements, transe finale] et meublant les inter-scènes. Outre le thème des Beatles, Jean-Luc Trulès s’inspire du cancan à la mode à Paris dans les années 1840.
Une scénographie d’Hervé Mazelin figure les quais avec un jeu de grandes voiles. Une toile peinte reproduit le domaine de Mont-goût, une grotte et une cascade (vraie) figurent les hauts. Les tons, blancs et noirs se colorisent et deviennent progressivement psychédéliques pour le Fati-dra final.
Les personnages principaux
Charles Baudelaire-Dufays : pour préserver une distance avec le poète adulte, j’ai gardé le patronyme de sa mère accolé à celui de son père. C’est d’ailleurs ainsi qu’il signe à l’époque «À une dame créole». C’est un beau-fils de général, rejeton d’un prêtre défroqué et d’une ex-émigrée à Londres. Il est torturé et ambivalent, parfois drôle, il a les défauts qu’on lui prêtera à l’âge adulte, folie, paresse et procrastination.
Il a des allures aristocratiques et ne jure que par la poésie mais se prend en pleine figure l’hypocrisie bourgeoise [qu’il connait déjà] et l’injustice du racisme et de l’esclavage, qu’il découvre.
Baudelaire, un statut de rock star
L’usage des paradis artificiels, la sexualité débridée, le mépris des préjugés, le voyage « aux Indes » lui-même décrivent la modernité du personnage et ramènent au mouvement «flower power», aux hippies et à aux contestations de mai 68.
Dans la scène finale de «Baudelaire au Paradis», notre Charles ressemble physiquement à John Lennon et l’orchestre joue une musique de Jean-Luc Trulès nourrie des accents cuivrés du «Sergent Pepper’s» [Beatles, 1967]. Baudelaire, à la mode depuis des lustres chez les lycéens, a un statut de rock star.
Le succès du spectacle auprès des jeunes réunionnais et métropolitains ne démentira pas cette réputation. Enfin il est toujours risqué de figurer des hommes célèbres à la scène, Napoléon, Hitler, de Gaulle, etc. en ont fait les frais.
Ce qui pouvait passer pour un challenge ne le fut pas parce qu’un personnage de dandy est d’emblée théâtral. Et grâce au talent de l’acteur Thierry Mettetal qui sut magnifiquement l’incarner.
La Créole partagée entre deux cultures
Jeanne : affranchie, courtisane de luxe dotée d’un franc-parler et d’une forte personnalité, elle est un mix entre la Dorothée réunionnaise [décrite dans les poésies de Baudelaire «Bien loin d’ici» et «La Belle Dorothée»1 et la Jeanne Duval parisienne].
Le personnage se doit d’être suffisamment fort et mystérieux pour être l’égal de Charles. Elle tient un rôle politique en tant que « reine marronne » qui s’enfuit dans un maquis des Hauts avec son amant.
L’actrice Délixia Perrine a su incarner la Créole partagée entre deux cultures. L’une animiste : Jeanne est une sorcière qui a des visions prémonitoires, prépare des philtres, lit les sikily [art divinatoire malgache] et interprète une tromba [transe].
L’autre occidentale : Jeanne s’exprime en bon français, veut vivre à Paris et aimerait tenir un rôle dans la pièce «Le Système de mon oncle» d’Auguste Lefranc au théâtre de Saint-Denis.
Des caricatures de bourgeois des îles
Adolphe Autard de Bragard et sa femme Emmeline : ce sont des caricatures de bourgeois des îles ; lui est un homme vulgaire porté sur l’argent, elle, s’ennuie et affiche un vernis culturel.
Ce sont des rôles sans surprise qui font le bonheur du public mais exigent d’être interprétés par des acteurs chevronnés, ce qui fut le cas avec Rachel Pothin et Michel Vivier.
J’avoue que mon personnage est injuste avec l’Autard de Bragard historique qui fut un magistrat humaniste et industriel sucrier aux idées fouriéristes. Sans parler que l’esclavage était, à l’époque, aboli à Maurice.
Les personnages secondaires
Saliz est un capitaine métropolitain de navire qui dépose Baudelaire et le fait rembarquer pour Bordeaux. Il est d’opinion anti-esclavagiste mais ne s’oppose qu’en paroles et n’a qu’une hâte, quitter cet enfer. Il est représentatif des républicains nostalgiques qui prendront leur revanche en 1848.
Jobar est un fonctionnaire de police, sorte de Javert hugolien qui applique sans état d’âme les lois en vigueur. On sent également qu’il est réactionnaire et adhère au système. Il gagne à la fin car, en 1841, si le régime esclavagiste s’assouplit, il n’est pas aboli et l’ambiance reste globalement Louis-Philipparde et répressive.
Brutus, sorte de vagabond urbain
Figaro et Brutus : le premier est un Noir de maison, au statut privilégié par rapport aux Noirs « de pioche » qui triment dans les champs. Il participe aux trafics en fournissant Baudelaire en produits stupéfiants et seconde Brutus, sorte de vagabond urbain employé par Jeanne comme rabatteur. Figaro est un nom-sobriquet courant chez les esclaves. C’est par exemple le nom de celui qui dénonça une révolte servile à Saint-Leu en 1811 et en fut récompensé.
Son ami Brutus — représentatif des noms de l’antiquité dont on affublait les esclaves [l’«idiot», en latin] —, fournit le poète dandy en chemises et chapeaux et gère l’approvisionnement en fusils d’une guérilla qui s’organise à Salazie.
Le célébrissime comédien Arnaud Dormeuil
C’est un personnage attachant et drôle [joué par le célébrissime comédien Arnaud Dormeuil] qui, bien qu’il se fasse rouler par un Charles qui ne rembourse jamais ses dettes, prend en affection le poète et l’accompagne sur les quais pour la scène finale.
Laya est une prostituée occasionnelle du port, servante de Jeanne et maitresse de Figaro avec lequel elle suit Baudelaire et Jeanne dans les Hauts. C’est l’occasion d’introduire dans la pièce le nom de la jeune indo-mauricienne tombée amoureuse de Baudelaire lors de la traversée.
Les citations poétiques
Il me fallait glisser quelques vers [pas tous du poète]. Ceux de Baudelaire étaient inévitables puisqu’il est connu que la moitié des «Fleurs du mal» trouve son inspiration dans le voyage. J’en ai privilégié un usage modéré lié aux situations. J’en ai usé comme s’il « écrivait » dans l’instant. Les voici…
À Jeanne qui lui demande des preuves qu’il est poète, Charles déclame «Et tenu, courtisane ou reine, entre ses doigts si bien sculptés, le sceptre de la souveraine sur le sceptre des voluptés». Ce sont des vers de son ami Théophile Gauthier. Puis il a une vision prémonitoire : «Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles, frissonnante là-bas sous la neige et les grêles» [«À une Malabaraise»].
Devant Madame Autard qui a des goûts grand public, Baudelaire se moque de l’auteur à la mode Casimir Delavigne en citant un chansonnier de l’époque : «Il fit La Parisienne avec L’école des vieillards, il amassa quelques milliards de liards».
Une dame créole aux charmes ignorés
Baudelaire était jaloux de Victor Hugo et appréciait Balzac, tous deux rendus riches grâce à la littérature. Dans la pièce, Baudelaire dit toute son admiration pour ce dernier et plus loin, Autard écorche son nom : Barzac pour Balzac.
Devant Brutus, Jeanne se moque de Baudelaire qui n’a pas eu de relations sexuelles avec Emmeline Autard en le citant : «J’ai connu une dame créole aux charmes ignorés» [«À une dame créole»].
Puis Jeanne se décrit elle-même dans un vers du poète : «Bizarre déïté, brune comme les nuits» [«Sed non satiata»].
Déclaration de Baudelaire à Jeanne lors de leur union fati-dra malgache : «Ma sœur côte à côte nageant, nous fuirons sans repos ni trêve vers le paradis de mes rêves» [«Le vin des amants»].
Tantôt pleins de cris, tantôt pleins de pleurs
Baudelaire s’empare d’une bouteille contenant un philtre : «Mille pensées dormaient, chrysalides funèbres, frémissant doucement dans leurs lourdes ténèbres qui dégagent leur aile et prennent leur essor» [«Le flacon»].
Pendant la transe de Jeanne, Charles délire et déclame : «Il en est aux lueurs des résines croulantes qui dans le creux muet des vieux antres païens, t’appellent au secours de leurs fièvres hurlantes, ô Bacchus, endormeur des remords anciens»…
«Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres, de la réalité grands esprits contempteurs, chercheuses d’infini, dévotes et satyres, tantôt pleins de cris, tantôt pleins de pleurs» [«Femmes damnées»].
Les représentations
Toucher à des sujets aussi brûlants, mêler histoire et fiction et oser incarner physiquement Baudelaire ont amené le théâtre Vollard de La Réunion à coproduire le spectacle avec le théâtre de la Presqu’île de Granville [Normandie]. Pour des raisons de budget, de distribution, d’ateliers décor et costumes. Et également pour des raisons politiques car il était nécessaire de se préserver des malveillances locales en externalisant la création, à l’heure où, dans l’île, la compagnie était sur la sellette.
Ainsi imposai-je une première granvillaise. Pour la même raison et pour devancer les critiques, j’associai aux représentations une exposition d’Emmanuel Cambou «L’escale de Baudelaire aux Mascareignes» et, à La Réunion, une rencontre littéraire «Baudelaire et Jeanne» avec la romancière Fabienne Pasquet, les écrivains mauriciens Vimala Rungasamy et Emmanuel Richon, le bibliothécaire parisien Jean-Paul Avice, le chercheur canadien Melvin Zimmerman, le professeur réunionnais Serge Meitinger.
Annulation d’une tournée à Maurice
Effectuée au Théâtre de la Presqu’ile avec une équipe mixte de La Réunion et de Métropole, la première eut lieu avec succès en Normandie à Granville le 4 novembre 1997. Puis la pièce fut jouée jusqu’au 16 novembre en région parisienne à Saint-Maurice et au théâtre de Grand-Quevilly en Haute-Normandie, où une captation vidéo fut réalisée.
La reprise eut lieu d’avril à mai 1998 à l’Espace Jeumon de Saint-Denis de La Réunion. Elle fut l’occasion d’un décor allégé et d’une distribution resserrée. La rencontre littéraire «Baudelaire et Jeanne» du 17 au 24 avril donna lieu à des débats tendus, notamment avec des universitaires de La Réunion.
La réaction était attendue et alimenta la polémique des administrations locales et du Ministère de la culture à l’encontre de la compagnie. Rappelons que cette attitude avait pour contexte l’ouverture au même moment du fameux Centre dramatique dont la compagnie, « en préfiguration », avait été dépossédée. La conséquence fut une tournée réunionnaise limitée au théâtre du Tampon et l’annulation d’une tournée à Maurice.
Baudelaire, témoin tourmenté des violences tropicales
«Baudelaire au Paradis» retourna en France par ses propres moyens, se produisant au sein de réseaux indépendants : au Théâtre International de la Francophonie à La Villette du 4 au 7 juin et au théâtre du Trianon à Paris le 4 septembre, au théâtre de Vanves le 3 novembre, puis du 10 novembre au 1er décembre 1998 à l’occasion d’un longue tournée bas-normande à Thury Harcourt, Carentan, Saint-Hilaire du Harcouet, Aunay-sur-Odon, Caen-Cormelles, Bayeux.
Les dernières représentations eurent lieu au théâtre de Laval les 13 et 14 avril 2000. Au total «Baudelaire au Paradis» fut joué cinquante-deux fois devant treize mille spectateurs et reçut des critiques élogieuses dans la presse : «En trois actes, l’auteur dessine le visage crédible d’un jeune aristocrate au masque blanc, témoin tourmenté des violences tropicales», Jean-Marie Perrier [Le Monde].
«Emmanuel Genvrin, fine mouche, met en parallèle l’affranchissement de Baudelaire par rapport à son milieu et celui de Jeanne envers sa condition d’esclave», Dominique Darzac [Le journal du théâtre].
Un bel enfant riche de cultures mêlées
«Ils ont réussi là un bel enfant haut en couleur et riche de cultures mêlées», Danielle Dumas [l’Avant-scène théâtre]. «C’est avec une réelle truculence que la troupe Vollard nous livre ce Baudelaire», Shénaz Patel [Week-End de Maurice].
Le texte de la pièce fut publié en 1998 aux éditions l’Harmattan dans la collection «Théâtre des Cinq continents» et, en 2012, le Théâtre Vollard — qui avait survécu — éditait un DVD de la captation du Grand Quevilly. Celle-ci fut projetée et suivie d’un débat dans un établissement de Saint-Denis et diffusée quatre fois sur Télé Kréol en 2013 et 2014.
Un procès en bonne et due forme…
J’eus l’occasion d’entendre des amis comparer le pessimisme de la pièce à la situation du théâtre Vollard à La Réunion. D’autres affirmèrent qu’il s’agissait, en ce qui me concernait, d’une pièce miroir, sinon testamentaire puisque le théâtre Vollard, privé de l’appui des autorités, devait disparaître. J’eus droit, comme mon héros mais sous des prétextes différents, à un procès en bonne et due forme.
Je reçus dès 1998 une assignation en correctionnelle pour « menace et intimidation » suite à une réunion avec les services culturels de la préfecture.
Condamné pour outrage à fonctionnaire
Ce procès, médiatisé par la presse locale et jumelé avec une assignation pour faillite au tribunal de commerce, intervint en 1999. Or l’éditorialiste de la place fit le lien avec la pièce en rappelant la veille du procès : « Baudelaire selon Genvrin. C’était mauvais, petit, grossier, nul».
Je fus condamné pour outrage à fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions et interdit d’emplois publics. Ensuite les institutions financèrent largement la création — « politiquement correcte » — [et le CD] d’un confrère réunionnais où l’on récitait le poète. Seule notre exposition fit le voyage dans l’île sœur, au Lycée La Bourdonnais de Maurice.
Quand Sasha Alexander Ockenden retrouve la trace de Dorothée
Il n’était pas bon de lier la problématique de l’esclavage à Baudelaire et nous en fûmes, le théâtre Vollard et moi, les victimes à La Réunion. En 2014 je reçus la visite d’un jeune étudiant du collège d’Oxford, Sasha Alexander Ockenden, à la recherche de souvenirs du passage du poète aux Mascareignes. Lui ayant transmis ce que je savais, je lui suggérai, à tout hasard, de fouiller dans les registres des années 1840 aux archives départementales.
Jusque-là on prétendait que Dorothée était un nom d’emprunt : il retrouva la trace de la jeune affranchie et de sa sœur esclave rachetée grâce à l’agent de Baudelaire. Elle portait le nom de Dorothée Dormeuil et était l’ancêtre du fameux comédien qui avait tenu le rôle de Brutus. Le propriétaire n’était autre que le frère de l’écrivain réunionnais Auguste Lacaussade, celui dont je faisais dire à Baudelaire qu’il était « abominable » et lui préférait, comme poète, Evariste de Parny. Une revanche et une réhabilitation du théâtre Vollard, trente ans après.
Emmanuel Genvrin
Hommage à Baudelaire
8 septembre 2017
Institut français de l’île Maurice
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Le soleil accable la ville de sa lumière droite et terrible ; le sable est éblouissant et la mer miroite. Le monde stupéfié s’affaisse lâchement et fait la sieste, une sieste qui est une espèce de mort savoureuse où le dormeur, à demi éveillé, goûte les voluptés de son anéantissement.
Cependant Dorothée, forte et fière comme le soleil, s’avance dans la rue déserte, seule vivante à cette heure sous l’immense azur, et faisant sur la lumière une tache éclatante et noire.
Elle s’avance, balançant mollement son torse si mince sur ses hanches si larges. Sa robe de soie collante, d’un ton clair et rose, tranche vivement sur les ténèbres de sa peau et moule exactement sa taille longue, son dos creux et sa gorge pointue.
Son ombrelle rouge, tamisant la lumière, projette sur son visage sombre le fard sanglant de ses reflets.
Le poids de son énorme chevelure presque bleue tire en arrière sa tête délicate et lui donne un air triomphant et paresseux. De lourdes pendeloques gazouillent secrètement à ses mignonnes oreilles.
De temps en temps le brise de mer soulève par le coin sa jupe flottante et montre sa jambe luisante et superbe ; et son pied, pareil aux pieds des déesses de marbre que l’Europe enferme dans ses musées, imprime fidèlement sa forme sur le sable fin. Car Dorothée est si prodigieusement coquette, que le plaisir d’être admirée l’emporte chez elle sur l’orgueil de l’affranchie, et, bien qu’elle soit libre, elle marche sans souliers.
Elle s’avance ainsi, harmonieusement, heureuse de vivre et souriant d’un blanc sourire, comme si elle apercevait au loin dans l’espace un miroir reflétant sa démarche et sa beauté.
À l’heure où les chiens eux-mêmes gémissent de douleur sous le soleil qui les mord, quel puissant motif fait donc aller ainsi la paresseuse Dorothée, belle et froide comme le bronze ?
Pourquoi a-t-elle quitté sa petite case si coquettement arrangée, dont les fleurs et les nattes font à si peu de frais un parfait boudoir ; où elle prend tant de plaisir à se peigner, à fumer, à se faire éventer ou à se regarder dans le miroir de ses grands éventails de plume, pendant que la mer, qui bat la plage à cent pas de là, fait à ses rêveries indécises un puissant et monotone accompagnement, et que la marmite de fer, où cuit un ragoût de crabes au riz et au safran, lui envoie, du fond de la cour, ses parfums excitants ?
Peut-être a-t-elle un rendez-vous avec quelque jeune officier qui, sur des plages lointaines, a entendu parler par ses camarades de la célèbre Dorothée. Infailliblement elle le priera, la simple créature, de lui décrire le bal de l’Opéra, et lui demandera si on peut y aller pieds nus, comme aux danses du dimanche, où les vieilles Cafrines elles-mêmes deviennent ivres et furieuses de joie ; et puis encore si les belles dames de Paris sont toutes plus belles qu’elle.
Dorothée est admirée et choyée de tous, et elle serait parfaitement heureuse si elle n’était obligée d’entasser piastre sur piastre pour racheter sa petite soeur qui a bien onze ans, et qui est déjà mûre, et si belle ! Elle réussira sans doute, la bonne Dorothée ; le maître de l’enfant est si avare, trop avare pour comprendre une autre beauté que celle des écus !