20 décembre 1848, l'esclavage est aboli. 150 ans plus tard, un cortège bariolé envahit la rue…
Expédite Laope-Cerneaux : «ce que je dois à Clotilde et à Maxime»
Elle a vu Sarda Garriga en chair et en os. Cela s’est passé le 20 décembre 1848, «le plus beau jour de sa vie», lorsqu’elle est devenue libre comme 62.000 Réunionnais. Longtemps après, elle racontait encore cette histoire à son petit-fils, Maxime Laope. Elle s’appelait Clotilde et son arrière-petite-fille, Expédite Laope-Cerneaux, nous restitue aujourd’hui ce récit émouvant dans un roman intitulé «Clotilde, de la servitude à la liberté». Rencontre avec l’arrière-petite-fille de la-femme-qui-a-vu-Sarda. «Grâce à elle, je sais d’où je viens», confie Expédite.
7 Lames la Mer : Expédite Laope-Cerneaux, vous considérez-vous comme une militante ?
Expédite Laope-Cerneaux : Oui, je crois que je le suis. Mais cela ne fait pas longtemps que je m’en suis rendu compte. Comme je n’appartiens à aucun groupe, je ne vais pas manifester pour telle ou telle cause – en tout cas, c’est très rare – et malgré mon caractère assez vif, je ne fais pas de bruit. Je ne m’étais donc jamais revendiquée comme militante, jusqu’à ce jour de 2009… Au cours d’un colloque dans lequel j’intervenais sous l’angle de ma profession, Axel Gauvin m’a présentée comme une militante ; j’ai pensé « c’est vrai, je le suis ».
7LLM : Quel est pour vous le combat essentiel ?
Expédite Laope-Cerneaux : Mon combat essentiel touche à quatre valeurs : je suis impliquée depuis des années pour la culture réunionnaise, pour la langue créole, pour l’identité réunionnaise, et pour une certaine idée de l’Homme.
7LLM : Vous avez récemment publié un roman intitulé «Clotilde, de la servitude à la liberté». Dans cet ouvrage, vous racontez l’histoire très émouvante de votre ancêtre, Clotilde, qui a vu Sarda-Garriga… L’acte d’écriture qui vous a menée sur les traces de votre ancêtre, petite esclave libérée le 20 décembre 1848, a-t-il été comparable à un accouchement dans la douleur ? À une délivrance ? À une re-naissance ? Une reconnaissance ?
Expédite Laope-Cerneaux : C’est bien une délivrance. J’ai accouché de la matrone Clotilde que j’ai portée en moi des années durant. Mais pas dans la douleur, plutôt avec bonheur, il fallait qu’elle sorte. Maintenant, elle ne me hante plus, elle est toujours là, comme une compagne je dirais, car elle ne peut pas être mon enfant.
7LLM : Vous avez «repris» le patronyme «Laope», votre nom de jeune fille, notamment pour signer votre roman «Clotilde, de la servitude à la liberté». Doit-on voir là une sorte d’hommage aux ancêtres, et plus particulièrement, un hommage au père ?
Expédite Laope-Cerneaux : C’est une longue histoire que je vais essayer de résumer. Nous sommes les seuls Réunionnais à nous appeler Laope car notre père était le dernier de ce nom. Un jour, en lisant un ouvrage sur la généalogie, j’ai compris que notre nom pourrait disparaître d’ici 2 ou 3 générations. Dans le même temps, j’ai appris que les femmes mariées ne sont pas obligées de prendre le nom de leur conjoint et qu’on est identifié à vie par son nom de naissance. Mais je n’ai pas réussi à reprendre mon nom car j’avais construit mon identité professionnelle avec mon nom d’épouse depuis longtemps. J’ai commencé à harceler mes sœurs pas encore mariées pour qu’elles gardent leur nom. Aussi quand je me suis mise à l’écriture, elles ont insisté pour que je prenne le nom de Laope pour ce livre qui en plus est dû à la transmission d’une histoire familiale de la part de notre père. Je ne suis pas trop fan du culte des ancêtres, quoi qu’on puisse en penser, mais je ne peux pas nier que ce soit une forme d’hommage. En tout cas, c’est l’expression de ce que je dois à la fois à Clotilde et à mon père.
7LLM : Au plus loin que votre mémoire vous ramène, avez-vous souvenir de votre «premier contact» avec l’histoire de l’esclavage ?
Expédite Laope-Cerneaux : L’histoire de l’esclavage, je la tiens d’abord de Maxime Laope, qui nous en parlait à sa manière, incomplète, confuse, mêlée de mythes, depuis toujours. Grâce à lui, nous avons toujours su et assumé que nous avions des ancêtres esclaves. Et puis, en 1984, j’ai découvert le livre de Sudel Fuma « Esclaves et citoyens », ce fut une révélation. Depuis, je n’ai cessé de lire sur ce sujet, et de me documenter. Rien que pour Clotilde, j’ai utilisé 12 ouvrages d’historiens.
7LLM : Comment avez-vous pris conscience de l’importance de l’héritage que représentait Clotilde aussi bien dans votre histoire familiale que dans la grande histoire réunionnaise ?
Expédite Laope-Cerneaux : Je crois que c’est quand j’ai trouvé dans des ouvrages d’historiens des éléments qui corroboraient le récit de mon père. Or je savais que lui, ces livres-là, il ne les avait pas lus, il tenait son récit de sa grand-mère. J’ai compris que l’histoire était écrite par des érudits, mais qu’elle était aussi vécue par des petites gens. J’ai mesuré la chance que nous avions d’avoir dans notre ascendance quelqu’un qui avait laissé un souvenir «sur le vif». Depuis que ce livre est sorti, j’ai trouvé autour de moi plusieurs amies très proches dont les grand-mères étaient matrones, je ne le savais pas. Plusieurs personnes que j’ai toujours connues à Saint-Denis m’ont déclaré que leurs familles étaient originaires du Plate, j’ai rencontré d’autres Balancourt ou Balencourt un peu partout. Comment dans ce cas ne pas être convaincu que Clotilde Balancourt nous raconte l’histoire de La Réunion ?
7LLM : Dans votre famille, la nouvelle génération se sent-elle concernée par l’histoire de Clotilde et au delà par l’histoire réunionnaise ?
Expédite Laope-Cerneaux : Oui, ils se sentent concernés et s’y intéressent. Nos enfants, neveux et nièces étaient très proches de leur grand-père, pour ceux qui l’ont connu, il leur racontait ses histoires, comme il l’avait fait pour nous autrefois. Et nous [les aînés], nous faisons tout ce que nous pouvons pour que nos jeunes soient des jeunes conscientisés. Ils en savent bien plus que nous au même âge. Chaque année, nous faisons la fête pour le 20 désanm, mais on réserve toujours un moment pour l’histoire et la mémoire. Par exemple, cette année nous aurons un petit sobatkoz sur le Code noir, en ouverture de notre kabar. Il y a deux ans, on a parlé de Shoelcher et d’Albius, l’année dernière on a fait un diaporama sur Toussaint-Louverture et la révolution haïtienne.
7LLM : Si vous aviez la possibilité de vous retrouver face à Clotilde, qu’aimeriez-vous lui dire ?
Expédite Laope-Cerneaux : Je lui dirais que je suis heureuse de la rencontrer, qu’elle a exercé l’un des plus beaux métiers du monde, celui de donner la vie. Que c’est grâce à elle que nous sommes là. Grâce à elle, je sais d’où je viens, c’est un privilège.
7LLM : Maxime Laope a entretenu le souvenir de sa grand-mère, Clotilde, qui avait vu Sarda. Cette transmission orale est maintenant scellée dans un livre, grâce à vous. Quelle image avez-vous de Sarda-Garriga ?
Expédite Laope-Cerneaux : Je pense que Sarda a fait de son mieux compte-tenu de son temps. J’aime bien la chanson de Ziskakan « Po Sarda », elle est très significative, et je suis aussi influencée par les écrits de Prosper Eve qui n’est pas tendre avec Sarda-Garriga. Cependant, je crois que pour les esclaves, il a bien été «le père de la liberté». Il a quand même à mes yeux moins de mérite que Schoelcher car il a exécuté une mission, il n’a pas fait voter l’abolition. Disons que pour moi, c’est quelqu’un qui est tout cela à la fois.
7LLM : L’empreinte et l’oeuvre de Maxime Laope sont considérables dans le champ culturel réunionnais. Si vous deviez retenir une chanson de Maxime pour symboliser le 20 décembre, laquelle choisiriez-vous ?
Expédite Laope-Cerneaux : Pour symboliser le 20 décembre, je choisirai «Nout’ tout kaf», bien que ce ne soit pas celle que je préfère de Maxime Laope.
Propos recueillis par Nathalie Valentine Legros
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Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.