Ysabeau l’Indienne : courtisée à Paris, tuée à Bourbon

Qui était Ysabeau l’Indienne ? A-t-elle seulement existé ? Henry de Kock l’identifie dans son «Histoire des courtisanes célèbres» comme une «mulâtresse de Bourbon» tandis que la comtesse Du Barry la campe en Africaine esclave à Saint-Domingue. Suivons sa trace dans l’océan Indien avec Henry de Kock, depuis la côte Malabar, où sa mère fut enlevée par des pirates, jusqu’au ruisseau des Noirs à Saint-Denis, en passant par un séga endiablé au Barachois.


Le «fruit d’amours illicites»


Un soir, en 1781, un carrosse s’arrête devant le petit château1 du bois de Boulogne et dépose une femme soigneusement voilée : Ysabeau l’Indienne, «mulâtresse récemment arrivée de l’île Bourbon2». Elle a revêtu pour la circonstance un costume qui sublime son «étrange beauté». L’audience se prolonge jusqu’à 2 heures du matin.

L’aventure entre Ysabeau — baptisée la «Vénus Noire» — et le Comte d’Artois3 met le tout-Paris en émoi et alimente les potins. Grands seigneurs et financiers briguent à l’envi les faveurs de l’Indienne.

On prétend, à Paris, pour expliquer «la finesse et la régularité de ses traits», qu’elle a pour mère madame de Clugny — femme de l’ancien intendant de l’île Bourbon — qui aurait eu un «caprice pour un jeune nègre» et qu’elle serait le «fruit de ces amours illicites».

Un soir, en 1781, un carrosse s’arrête devant le petit château du bois de Boulogne et dépose une femme soigneusement voilée : Ysabeau l’Indienne... La façade du château de Bagatelle, donnant sur la cour d'honneur. Photo : Myrabella
Un soir, en 1781, un carrosse s’arrête devant le petit château du bois de Boulogne et dépose une femme soigneusement voilée : Ysabeau l’Indienne. La façade du château de Bagatelle, donnant sur la cour d’honneur. Photo : Myrabella

«Ma mère était de la côte de Malabar»


«Tissus de mensonges, rétorque Ysabeau. Ma mère était de la côte de Malabar et mon père, un pêcheur du Travancore, sans doute».

Nommée Mallika, sa mère l’allaitait lorsqu’elle fut enlevée par des pirates et amenée comme esclave à Bourbon. «J’avais 7 ans quand la pauvre Mallika mourut en me disant : “Adieu, j’ai bien de la peine de te quitter mais ce n’est que pour toi que j’ai vécu jusqu’ici ; je m’ennuie trop loin du pays. Te voilà grande ; adieu”.»

Ysabeau est désormais «seule au monde». Son maître, M. Lagrange, «aussi bon qu’il est riche», occupe à Saint-Denis «une magnifique maison avec une nuée d’esclaves». Chaque jour, Ysabeau est chargée de se rendre au ruisseau des Noirs, «situé au milieu de la ville», pour y chercher l’eau fraîche. «J’atteignis ainsi 14 ans sans m’en apercevoir… Mais d’autres s’en aperçurent», résume Ysabeau.

Séga au Barachois... Lithographie : Antoine Roussin.
Séga au Barachois. Lithographie : Antoine Roussin.

«Un des Malgaches voulut me forcer de me mêler au séga»


Un dimanche, elle se promène sur le port4, en compagnie de Zara, «une négresse de son âge», quand un grand bruit attire leur attention. «C’était une troupe de Malgaches, à la chevelure tressée, de Mozambiques au nez plissé en grains de maïs, de Cafres à la figure sillonnée de hideux tatouages, qui se livraient à leurs danses nationales au son du bobre, de la cayambe et du tamtam, instruments de leurs pays», se souvient la belle Indienne.

Ysabeau a peu de goût pour ces danses mais Zara l’entraîne du côté des danseurs qui les invitent à «prendre part à leurs ébats». Zara, «qui est du Cap», accepte ; Ysabeau refuse. «Un des Malgaches voulut me forcer de me mêler au séga5, infernal quadrille africain, où les balancés et les chassés-croisés se succèdent jusqu’à ce que danseurs et danseuses ne puissent plus se tenir sur leurs jambes. Soudain, un coup de poing vigoureusement appliqué en pleine figure fit lâcher prise à mon trop obstiné danseur. Un second coup de poing l’envoya rouler au milieu du séga».

Le donneur de coups de poing est un esclave nommé Platon appartenant lui aussi à M. Lagrange. «Un nègre de Zanzibar, à la taille élancée, type caucasien», précise Ysabeau.

Ysabeau l’Indienne et le comte d’Artois.

«Cousin, elle est à vous»


Elle est jolie, il est beau et veut l’épouser. (…) Leur relation dure depuis 3 mois lorsque le chevalier Desroches, élégant jeune homme et cousin de M. Lagrange, débarque à Bourbon. Il achète à Saint-Paul une habitation, des terres, des esclaves.

Un jour, le chevalier Desroches et M. Lagrange se promènent en causant dans le jardin. Qui aperçoivent-ils, se tenant enlacés dans une amoureuse étreinte ? Ysabeau et «son futur mari» Platon. M. Lagrange fronce le sourcil tandis que le chevalier regarde Ysabeau avec attention.

Il y a moyen d’empêcher que mademoiselle Ysabeau ne retombe en pareille faute, dit-il. C’est de me la céder.
Cousin, elle est à vous.

Platon

«En récompense de ton amour, je te donnerai la liberté»


«Si j’étais disposée, par goût, à être la maîtresse de Platon, par raison… je ne l’étais pas à devenir sa femme, explique Ysabeau. J’avais deviné que j’étais faite pour mieux que cela».

Quelques semaines plus tard, Ysabeau est informée que Platon, pris d’un accès de rage en apprenant que M. Lagrange l’avait vendue à son cousin Desroches, a été mis au bloc puis vendu à un colon de l’Ile de France.

Pour sa part, Ysabeau trouve fort belle l’habitation de son nouveau maître. «En récompense de ton amour, je te donnerai la liberté», lui promet le Chevalier Desroches.

Trois mois plus tard, elle est libre. «Le Chevalier ne m’avait ménagé ni les présents ni l’argent tant que j’avais été sa maîtresse. J’avais dans ma bourse de quoi vivre 6 mois». Elle s’installe à Saint-Denis où elle loue une assez jolie habitation. L’or afflue bientôt dans ses coffres car elle est belle et «chacun s’empresse de venir à elle».

Platon à Ysabeau : «Dans un an, jour pour jour, ce sera ton tour, Ysabeau, si tu ne consens pas à être à moi sans partage».

«J’eus l’occasion de le rencontrer au boulevard Doret»


Au bout de 2 ans, alors que la belle Ysabeau «achève de ruiner son sixième Créole», un des premiers négociants de l’île de France, M. Laclaverie, vient à Bourbon faire sa connaissance. Il se présente avec comme cadeau une parure en émeraudes et rubis installée dans un coffret en nacre de perles.

«Comme j’étendais la main pour saisir le bijou, je tressaillis, raconte Ysabeau. L’esclave en grande livrée tenant l’écrin était Platon que, depuis trente mois bientôt, j’avais si complètement oublié. J’acceptai le cadeau mais exigeai le «porteur» avec, contre 2.000 livres !»

Platon tombe aux pieds d’Ysabeau. «Il était plus beau que jamais», se souvient-elle, un brin nostalgique… Bon gré, mal gré, il se soumet aux exigences de la situation, remplissant dans la maison, la charge d’intendant. La nuit seulement, selon certain signal convenu, il lui est permis de rejoindre Ysabeau. Tout va bien près d’une année… jusqu’à l’arrivée à Bourbon du comte Albert Wallentius, riche Suédois, jeune, beau. Blond.

«J’eus l’occasion de le rencontrer au boulevard Doret, le bois de Boulogne de Saint-Denis», confie Ysabeau… Albert Wallentius devient son amant mais, 2 mois plus tard, il est assassiné par Platon qui promet le même sort à Ysabeau : «Dans un an, jour pour jour, ce sera ton tour, Ysabeau, si tu ne consens pas à être à moi sans partage».

Ysabeau et Henri de Cruzay.

«Assassinée par ses nègres en révolte»


Ysabeau quitte alors l’île Bourbon à bord d’un bâtiment prêt à faire voile pour Marseille. En France, elle fréquente le comte d’Artois, la comtesse Du Barry, s’éprend du comte Henri de Cruzay, croise le Chevalier de Saint-Georges, etc.

Mais il lui faut bientôt retourner à Bourbon pour mettre de l’ordre dans ses affaires. Amoureux, Henri de Cruzay l’accompagne. Il entend veiller sur elle et empêcher Platon de la tuer. Portant sur lui en permanence deux révolvers, un jour, il abat Platon qui rode dans le jardin.

Ysabeau se précipite auprès du corps de Platon. Éclatant en sanglots, elle colle ses lèvres aux lèvres du mort : «Ah ! Mon amour, ma vie, mon âme, tu n’es plus ! Il t’a tué le lâche !»… Henri de Cruzay repart pour la France tandis qu’Ysabeau l’Indienne pleure après son amour perdu.

Elle meurt en 1792, «assassinée par ses nègres en révolte. Il était écrit qu’elle mourrait de la main d’un Noir».

7 Lames la Mer
D’après «Histoire des courtisanes célèbres» de Henry de Kock,1869.


Lire aussi :


Henry de Kock, auteur de : «Histoire des courtisanes célèbres», publié en 1896.

Réalités émergentes Réunion, Océan Indien, Monde.
Presse, Edition, Création, Revue-Mouvement.

  1. Château de Bagatelle construit en 1777 pour le comte d’Artois dans le bois de Boulogne. Appelé aussi «Château-nain».
  2. Si l’on se réfère aux mémoires de la comtesse Du Barry, Isabeau [et non Ysabeau] serait originaire de la Caraïbe : «Une célébrité étrangère nous arriva des colonies américaines», affirme-t-elle à propos d’Isabeau dans : «Mémoires de Mme Du Barri sur la ville, la cour et les salons de Paris sous Louis XV». Cette version «Du Barrienne» est cependant moins détaillée que la version qu’en donne Henry de Kock dans «Histoire des courtisanes célèbres», publié en 1896. Henry de Kock fait parler Ysabeau l’Indienne : celle-ci raconte son histoire à la comtesse Du Barry qu’elle va visiter à Louveciennes. Dans le récit d’Ysabeau, la plupart des personnages ont des noms d’emprunt sauf le chevalier Saint-Georges qu’elle prétend avoir croisé chez la Du Barry et avec lequel le courant n’est pas passé puisqu’il y aura un duel à la clé entre Saint-Georges et un soupirant d’Ysabeau. Par contre, de nombreux indices relient l’histoire d’Ysabeau à l’océan Indien, notamment certains noms de lieux peu connus comme par exemple le «ruisseau des Noirs, situé au milieu de la ville»… On peut aussi citer une description particulièrement précise d’un séga d’anthologie sur la place du Barachois, avec des instruments typiques de l’océan Indien, scène qui suscite de la part d’Ysabeau des commentaires d’un racisme assumé.
  3. Charles X.
  4. Le Barachois.
  5. Il est à noter que le mot «séga» est ici employé au masculin, alors que pendant longtemps, dans les différents récits d’époque, «séga» était au féminin.