Accueil > Lames de fond > Péï oublié > À la recherche du Saint-Denis perdu
À quoi ressemblait Saint-Denis « au début de l’histoire » en 1689, primitive cité peuplée de « 8 chefs de famille, 12 nègres du Roi et 2 esclaves blancs » ? Comment ce village va-t-il évoluer jusqu’à devenir, trois siècles plus tard, « la plus grande ville d’outre-mer » avec ses 146.763 habitants recensés en 2012 ? « 7 Lames la mer » vous emmène sur les traces du Saint-Denis de la fin du 18ème siècle, avec ses cantines illégales qui poussent comme des champignons, ses habitants qui « doivent eux-mêmes nettoyer et refaire les rues en ville » et ses « chevaux et troupeaux de porcs en divagation »... Récits, anecdotes, témoignages et photos.
Cyr-Honoré-François de Crémont arrive dans l’île le 14 juillet 1767 [1] et repart 10 ans plus tard, en 1778, « aussi pauvre qu’il était arrivé », précise Mario Serviable [2]. « De Crémont, homme discret et méconnu, est le vrai fondateur du Saint-Denis [3] moderne ».
En 1780, le quartier de Saint-Denis est l’un des moins peuplé de l’île. Mais Saint-Denis est alors le premier port et l’agglomération fourmille de vie.
De 5.000 habitants en 1779, Saint-Denis passe à 7.500 habitants en 1788, dont les 4/5 sont esclaves.
« Parmi les Blancs, on notait une forte majorité d’Européens, raconte Yves Pérotin [4], dans « Chroniques de Bourbon » (1956). Autre particularité : le nombre considérable de gens de couleur libres : presque 1/3 des « non-esclaves », alors qu’à Saint-Paul, ils ne formaient que le 1/6 de la population libre et à Saint-Benoit 1/20. Cette physionomie spéciale des Dionysiens se retrouve dans les métiers et professions : fonctionnaires, militaires, hommes de loi, artisans, petits et gros commerçants. ».
La ville était alors limitée par la mer, la rivière Saint-Denis, la rue Dauphine (actuelle rue du Général de Gaulle), et, vers l’Est, à peu près l’actuelle rue des Limites (qui porte toujours le même nom). « On voit immédiatement que cette cité primitive est celle des grandes rues se coupant à angle droit », précise Yves Pérotin.
Au sud...
Plus au Nord, le quadrillage est moins régulier. On trouve :
A l’Ouest... Si nous prenons les transversales en partant de l’Ouest, nous ne trouvons rien au rempart (...) :
Il y avait quatre « places » : la place Royale (près de la Préfecture [5]), la place d’Arme, la place de Justice (aux Sables) et enfin la place Dauphine qui existe toujours devant le jardin de l’État.
Crémont avait prévu quatre fontaines : celle de la future rue Monseigneur de Beaumont ne fut pas réalisée, mais on en fit une à la Place Dauphine, une près de l’hôpital et une autre à la geôle. Ces fontaines étaient alimentées par un aqueduc qui conduisait jusqu’à celle de la Place Dauphine, les eaux, captées au pied du Brûlé, du Ruisseau des Noirs.
Les rues devaient, théoriquement, avoir 12 ou 8 mètres de large, suivant leur importance, mais les propriétaires, malgré les ordonnances de Crémont et les rappels à l’ordre, empiétaient continuellement soit par leurs palissades, soit par des constructions extérieures dont les plus déplaisantes étaient les latrines qui fleurissaient sur la chaussée.
Le 2 juillet 1786, un règlement d’urbanisme concernant les latrines entre en vigueur. « Les habitants devront eux-mêmes nettoyer et refaire les rues en ville, précise Mario Serviable. Les latrines doivent se trouver à 20 pieds des palissades et les raquettes sont interdites comme élément de clôture ».
On ne devait d’ailleurs pas parler de chaussées : « c’était de vagues chemins dont le nivellement et l’entretien étaient à la charge des propriétaires qui ne s’en souciaient guère, pas plus que du nettoyage et du désherbage, raconte Yves Pérotin. Crémont eut, par contre, plus de succès avec eux en leur imposant de planter sur les bords des avenues des manguiers ou des tamariniers. Il fut obéi ; mais la ville ne perdit pas pour autant son caractère campagnard, accusé par la divagation des chevaux, des troupeaux de porcs que l’on ne parvenait pas à empêcher de circuler partout ».
« Les rue étaient toutes bordées d’arbres, précise Mario Serviable dans l’ouvrage « Saint-Denis de La Réunion, la clef du beau pays » [6]. Pour chaque rue, il y avait un type d’arbre. Ainsi des bois noirs furent plantés le long de la rue de Paris, au Rempart et sur la partie de la même rue entre la rue de la Compagnie et celle de l’Église [7]. Des manguiers se trouvaient en face de l’église, sur le bord du Square de l’hôpital et entre la rue Sainte-Marie et le Jardin Colonial. Le long du précipice de la rue du Rempart, on trouvait des agaves et du cassis. Ailleurs, on trouvait tamariniers ou vacoas ».
Dans la partie la plus haute et la plus considérable de la ville, pratiquement au-dessus de la rue de l’Église (actuelle rue Alexis de Villeneuve) ou de celle de la Compagnie, il n’y avait guère que des maisons particulières, généralement en bois. La plupart des emplacements primitifs, compris entre quatre rues, étaient restés entre les mains d’un seul propriétaire, bien que la tendance à la division (par le jeu des héritages ou autrement) s’accentuât [8].
Dans ces parages donc, peu de maisons bordaient les rues. « Il y avait de belles plantations d’arbres, mais les jardins ne devaient pas être très verdoyants, à cause du défaut d’arrosage et d’irrigation, estime Guy Pérotin. Chaque emplacement comportait un certain nombre de dépendances, pavillons et cases pour les esclaves. Ces cases étaient d’ailleurs couvertes en paille, bien que l’administration prescrivît qu’elles le fussent en bardeaux. Cette administration était vraiment exigeante : elle interdisait toute construction nouvelle non précédée de l’obtention d’un permis de construire »...
Au Nord de ce quartier de résidences et de domaines, donc entre les environs de la rue de l’Église (actuelle rue Alexis de Villeneuve) et le front de mer, étaient les secteurs du commerce, de l’administration, du port et de l’armée.
L’administration avait — bien-sûr — de nombreux bâtiments, dont certains étaient « en dur », le principal étant celui du gouvernement, actuelle Préfecture, dont l’essentiel avait été construit sous Benoît Dumas et La Bourdonnais. Il y avait aussi les magasins du Roi.
Les autres bâtiments officiels, en dehors de l’arsenal, de la geôle, du Conseil et des Étuves, étaient ceux de l’armée. Celle-ci avait son parc d’artillerie ; il y avait aussi plusieurs batteries sur le bord de mer, depuis le Butor jusqu’au pied du Cap Bernard, seuls éléments de défense avec La Redoute.
La situation du commerce dans la ville de Saint-Denis évolua à cette époque, passant alors progressivement du monopole de la Compagnie à un système d’échanges de plus en plus libres. C’est ainsi que les grains furent bientôt vendus librement, ce qui, par contre-coup, fit tomber le monopole de la boulangerie du Roi. A propos de grains, ils étaient séchés dans un établissement appelé « Les Étuves », oeuvre de Crémont et situé à l’emplacement actuel du Grand Marché.
« Avec la libération progressive du trafic, on avait autorisé plusieurs magasins de détail, poursuit Yves Pérotin. Il y avait aussi des petites boutiques plus ou moins fantaisistes, illégalement installées dans les alentours de l’Artillerie et tenues notamment par des commerçants indiens : ceux-ci furent invités à se grouper avec leurs compatriotes maçons, forgerons ou orfèvres, dans un camp extérieur à la ville, à l’ouest de la rue du Ruisseau-des-Noirs ».
Naturellement, il y avait alors des cantines : beaucoup de clandestines et quatre autorisées, dont deux avec licence de tenir billard.
« Le tenancier de l’un de ces deux billards devait être un joyeux garçon : célibataire endurci, il se nommait Barthélémy Forty, dit « Vive l’amour », et était originaire des îles Sainte-Marguerite en Provence ».
Le bazar était une réalisation de Crémont qui réprouvait le système des bazardiers colportant des légumes, volailles et denrées diverses de porte en porte.
Si l’ordonnateur ne put supprimer cette forme populaire du commerce — qui périclita dans les années 1960 — du moins sut-il établir effectivement le marché. Non pas d’ailleurs à l’emplacement actuel du Grand Marché, mais derrière l’église située alors à l’emplacement de la cathédrale, rue du Bazar (actuelle rue Jean Chatel).
Au sujet de cette église, elle était alors la seule paroisse de la ville. Près d’elle se trouvait un cimetière qui fut abandonné en 1785 après l’inauguration de celui de l’Ouest, auprès du Cap Bernard [9].
« Au Sud de la ville, près du camp malabar, était le nouveau Jardin du Roi (actuel Jardin de l’État). Et notons, dans le secteur de la Rivière, occupant un vaste espace à la Petite-Ile, le “Camp des Noirs du Roi” »...
Principales sources :
La ville de Saint-Denis fait un joli effet ; elle est au pied d’une haute montagne sombre, dont le contraste fait ressortir ses maisons blanches, et elle est très riante avec tous ses jardins, Marie dit que chaque maison a le sien. Par exemple, il y a sur le bord de mer des constructions qui ne sont pas belles, ce qui est dommage.
Victorine Monniot
Extrait de « Le journal de Marguerite »
Souvenirs d’enfance à l’île Bourbon La Réunion, 1835-1845
Océan Éditions, Azalées Éditions, 2007
Laissant nos malles à la douane, nous nos engageâmes à la recherche d’un gîte dans les rues du quartier commerçant de Saint-Denis, c’est-à-dire dans la ville basse. Cette dernière, la plus voisine du port, renferme le palais du Gouverneur, les comptoirs des négociants, les entrepôts des armateurs et des boutiques assez confortables, quelques-unes même luxueuses.
Les rues régulièrement alignées et disposées en carré sont les unes parallèles et les autres perpendiculaires au rivage. C’est à peine si dans la ville basse, on trouve, malgré la luxuriante fertilité du sol, quelques arbres sur la place du Gouvernement et celle de la cathédrale.
On devine que là, le terrain est précieux et se vend au poids de l’or ; mais à mesure qu’on remonte dans les rues, l’oeil se repose avec plaisir dans la ville haute, sur de vastes emplacements remplis de fleurs et d’arbres au port majestueux, où la maison (on dit là-bas, l’habitation), se cache comme un nid d’oiseau dans des flots de verdure.
À l’un des angles de cette habitation, et donnant sur la rue, existe habituellement une terrasse garnie et abritée par des plantes grimpantes où, le soir, de six à sept heures, les dames viennent prendre le frais et causer avec les promeneurs de leur connaissance, heureux de les aller saluer et d’apprendre ou raconter les nouvelles du jour.
Jean-Baptiste Gélineau
Extrait de « Souvenirs de l’île de La Réunion »
Récit d’un voyage à La Réunion au dix-neuvième siècle
Éditions « Le corridor bleu », 2014.
Quel splendide panorama ! Quel tableau magique ! La ville semble avoir choisi sa place de manière à se montrer tout entière au premier coup d’œil : voici des hôtels élégants ; plus haut, la flèche d’une église ; en face, un vaste hôpital ; à droite, une caserne immense, et partout des arbres centenaires comme dans un parc royal, des toits entassés comme dans une ville populeuse. (...)
Notre ville possède toutes les ruses de la coquetterie ; elle ne dévoile ses charmes que peu à peu (...). Vos yeux sont sollicités de tous côtés par d’élégantes constructions (...). Ici, c’est une villa italienne avec des colonnes blanches surmontées de gigantesques bouquets ; là, c’est un kiosque chinois avec ses sonnettes et son clocheton aigu, plus loin, des balcons mauresques où viennent s’enrouler des lianes fleuries ; et dans toutes ces architectures se retrouve comme caractère commun la délicieuse varangue (varandah), cet asile du paresseux far niente, tout aussi créole qu’italien.
Pierre de Montforand
Album de La Réunion, volume I, 1879
Je descends du wagon sur la place du Barachois, du nom de ce vieux mot qui indique, qu’autrefois en ce lieu, un petit port abritait les embarcations et les chalands nécessaires aux opérations de la rade. (...)
Seul un appontement subsiste encore qui retrouve son utilité lorsque, comme c’est le cas aujourd’hui, le port n’est momentanément plus praticable. (...)
Une manifestation se prépare. Une tribune est installée devant le vieil hôtel du Gouverneur (...). Renseignement pris, il s’agit de l’inauguration d’une statue du célèbre enfant de la ville ; l’aviateur Roland Garros, né à Saint-Denis, le 6 octobre 1988. (...) J’assiste ainsi à une cérémonie présidée par le gouverneur Repiquet (...).
Le voile tombe ; parmi des plantes vertes, des palmes, des couronnes de fleurs, on découvre une statue de bronze de l’aviateur, debout devant une hélice d’avion. (...)
Après cette touchante manifestation, je monte au centre de la ville. Les rues sont assez larges et se coupent à angle droit. L’artère principale, la rue de Paris, traverse toute la vile, depuis la place du Barachois et va se perdre dans la verdure, bien haut. (...)
À Saint-Denis, cité de 23.500 habitants, centre administratif et commercial de l’île, on trouve une école de Droit, un lycée secondaire, un théâtre, cinq journaux, un champ de courses, etc...
Pierre Griffe, Capitaine au long cours
Extrait de « La ballade des Galets »
Récit d’un voyage mémorable de la touchante Havraise, 1925-1927
Publié par l’auteur en 1984
[1] Il sera ordonnateur et Premier Conseiller au Conseil supérieur des îles de France (Maurice) et de Bourbon.
[2] « Saint-Denis de La Réunion, la clef du beau pays, publié en 1988 dans le cadre du 250ème anniversaire de Saint-Denis (1738-1988)
[3] Du nom du bateau « Saint-Denis » de la Compagnie des Indes qui arrive à Bourbon en 1667, devant l’estuaire de la rivière qui devient rivière Saint-Denis.
[4] Yves Pérotin, alors archiviste en chef de La Réunion.
[5] Actuel square Leconte de Lisle.
[6] publié en 1988 dans le cadre du 250ème anniversaire de Saint-Denis (1738-1988)
[7] Rue de l’Église : actuelle rue Alexis de Villeneuve.
[8] En 1742, la ville est divisée en 105 emplacements ayant chacun un concessionnaire et faisant tous face à une rue sur leurs quatre côtés.
[9] « Le chemin était large et planté de filaos qui le rendaient très ombragé par la quantité de leurs feuilles fines ressemblant à celles des sapins. Il nous conduisit au cimetière qui est situé si près de la côte que les lames de l’océan Indien battent continuellement ce lieu des morts ; les tempêtes et les ouragans balayent sans pitié le sable et découvrent les ossements blanchis, sur lesquels on n’a pas déposé une pierre sépulcrale.
Malgré cela ce cimetière est orné d’une quantité de tombes variées, qui donnent à l’étranger qui les aperçoit de loin l’aspect d’un village ou d’un campement. On dit que les habitants noirs sont enterrés ici séparément des blancs, ce que je trouve pourtant un peu trop systématique ; car dans un Musée ethnographique on n’aurait pas mieux classé les espèces humaines.
En passant devant le cimetière nous vîmes non loin de là assis le long du chemin, un certain nombre de gens de couleur, dont quelques-uns étaient liés les uns aux autres par une forte chaîne, et qui brisaient des blocs de roche en petits morceaux pour servir à paver les routes dites Mac-Adam. Nous avions le coeur serré en voyant ces malheureux faire ce travail pénible, auquel ils sont condamnés le plus souvent pour des bagatelles ».
Extrait d’un récit édité en 1868, intitulé « Recherches sur la faune de Madagascar et de ses dépendances », d’après les découvertes de François P. L. Pollen et de D. C. Van Dam.
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