Lucien Putz : «Le blues soigne les blessures, le séga aussi»

La destinée planétaire du blues suscite la grande interrogation : comment l’enfer au sens fort, mais non religieux du terme, géographiquement limité (le Mississippi et la Louisiane), peut-il engendrer une beauté si puissante qu’elle a fini par exploser et se répandre dans le monde entier, telle qu’en elle-même, ou sous les formes les plus variées, du rock’n’roll à la pop et au hip-hop, et du meilleur au pire ?

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Séga et blues : les branches d’un même arbre


Oui, le séga et le blues sont les branches d’un même arbre, et nous savons bien de quel arbre il s’agit : l’arbre funeste de l’esclavage. Et si à Maurice, il n’a pas produit les mêmes fruits tragiques que dans le Sud des États-Unis, ces sinistres «Strange Fruit»1 chantés par Billie Holiday, les fruits n’en furent pas moins très amers. Le terrain sur lequel a poussé l’arbre est le même : les plantations de cannes à sucre. Et les planteurs, tous venus du même continent : l’Europe conquérante du 17e au 19e siècles. Victimes d’un commerce qui faisait feu de tout bois, êtres humains devenus bois, bois d’ébène, simples marchandises.

On sait bien, aujourd’hui comme hier, que les mots nous font avaler bien des couleuvres : plus facile de dire, d’écrire, d’expliquer la vente de bois d’ébène que celle de femmes, d’enfants, d’hommes. La bienséance est sauve. Et on trouverait maints exemples dans le langage des médias des 20e et 21e siècles à propos d’autres réalités insoutenables.

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La destinée planétaire du blues


Déportés sur des rivages inconnus, avec pour seuls bagages leur mémoire, leur âme, leurs chants, leurs rythmes : c’est sur ce terreau de souffrance, au contact des musiques de leurs maîtres, que ces déplacés vont inventer les musiques du futur.

Le séga est aujourd’hui la musique bien vivante de l’île Maurice. Le blues et le jazz, quant à eux, sont devenus la musique des États-Unis avant de révolutionner la musique mondiale. Du séga, beaucoup a déjà été dit dans ces pages. Parlons du blues, d’un grand homme, et d’un grand livre.

La destinée planétaire du blues suscite la grande, l’énorme interrogation : comment l’enfer au sens fort, mais non religieux du terme, géographiquement limité (le Mississippi et la Louisiane), peut-il engendrer tant de beauté, une beauté si puissante, si compacte, si dense, qu’elle a fini par exploser et se répandre dans le monde entier, telle qu’en elle-même, ou sous les formes les plus variées, du rock’n’roll à la pop et au hip-hop, et du meilleur au pire ?

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Déjouer la surveillance des autorités


La réponse se trouve dans un très grand livre, «The land where the blues began». Ce livre est un voyage au cœur de l’Amérique que nous aimons et haïssons, et aux sources de la plupart des musiques (médiatisées) d’aujourd’hui. Publié en 1993, il a été écrit par celui sans qui le paysage musical mondial ne serait pas ce qu’il est : Alan Lomax (1915-2002), le grand ethnomusicologue, folkloriste et collecteur de musiques, américain, qui eut aussi une carrière de guitariste, d’interprète et de producteur, notamment pour Leadbelly et Woody Guthrie.

Il parcourut pendant plus de 50 ans les États-Unis, les Caraïbes, et même l’Europe, pour collecter les chants et les musiques des peuples jusque dans les coins les plus reculés. Et l’un des coins les plus reculés, et les plus sombres, était sans nul doute le delta du Mississippi.

À une époque où il fallait une autorisation spéciale pour pénétrer dans les zones réservées aux Noirs, où serrer la main d’un homme de couleur ou l’aborder en lui disant Monsieur était un délit, on peut qualifier d’exploit le simple fait d’aller à la rencontre d’un fermier appelé Muddy Waters, d’un conducteur de tracteur qui se nommait Son House, de chanteurs et de musiciens dans les levee camps, travaillant à la construction et à l’entretien des digues, de détenus dans les fermes-prisons, parmi lesquels le grand Leadbelly. Exploit plus subtil encore, de déjouer la surveillance des autorités et de gagner la confiance de tous ces artistes qui purent et voulurent chanter pour lui, librement, sans policiers aux regards fermés et aux bras croisés dans les parages.

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Premiers enregistrements dans le delta du Mississippi


Alan Lomax réalise ses premiers enregistrements dans le delta du Mississippi en compagnie de son père en 1933, musicologue lui aussi, qui avait ouvert la voie dès 1910. Il y retourne dans les années 40, et c’est cette campagne d’enregistrement et d’étude sur le terrain qui constitue le matériau du livre, témoignage d’une descente aux enfers menant au paradis de la musique et de la création. Bien sûr, l’esclavage est aboli ; bien sûr, les anciens esclaves ou descendants d’esclaves sont libres d’aller où bon leur semble, à condition de rester à leur place, c’est-à-dire dans les sentiers fixés par les lois ségrégationnistes, appelées lois Jim Crow.

Mais le Sud post-esclavagiste est, d’une certaine manière, plus infernal encore, puisque si le propriétaire avait intérêt à veiller un tant soit peu sur la santé, et même, s’il n’était pas une brute épaisse, sur un relatif «bien-être» des esclaves qu’il avait achetés, ces hommes, une fois (relativement) libres, étaient devenus exploitables, jetables et remplaçables sur le marché du travail. Toutes qualités qui nous redeviennent d’ailleurs familières aujourd’hui.

Il faut le reconnaître, sans les capitalistes, ces entrepreneurs privés, des 17e et 18e siècles, sans ces précurseurs de la mondialisation, pas de jazz, pas de blues, pas de rock, pas de Duke Ellington, de Louis Armstrong, pas de Rolling Stones, pas de Beatles, pas de Michael Jackson, pas de reggae, ni de hip-hop, ni de séga ou de maloya, pas de cha-cha, pas de salsa ou de meringue, de son ou de danzón, rien de tout cela. Mais doit-on pour autant les remercier ?

Alan Lomax et Raphaël Hurtault.
Alan Lomax et Raphaël Hurtault.

Le blues soigne les blessures


La musique adoucit les mœurs, le blues soigne les blessures, le reggae, le hip-hop, la salsa, le séga aussi. J.M.G. Le Clézio a raison quand il écrit dans son essai Haï (Éditions Albert Skira) : «Un jour, on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine». Il avait cela en tête quand il a écrit la préface du CD Hommage à Ti Frère, publié par Ocora Radio-France, dont on espère une prochaine réédition. Ti-Frer, frère des grands bluesmen (et blueswomen) Leadbelly, John Lee Hooker, Big Mama Thornton, Robert Johnson, Howlin’ Wolf, Skip James, Muddy Waters, Big Joe Turner, B.B. King, et tant d’autres…

Le livre de Lomax, admirablement écrit et documenté, se lit comme un bon roman : la musique est partout, jusque dans ses mots ; rien à voir avec un essai sec ou une somme universitaire. Lomax est musicologue et universitaire certes, mais il chante aussi, et cela s’entend dans ce qu’il écrit. Grâce à Internet, tous ces chanteurs, ainsi que les archives sonores et filmées d’Alan Lomax, se retrouvent en bonne partie sur YouTube.

Lucien Putz

Lucien Putz est traducteur et enseignant. Il a publié «Les tambours de Louis», un roman qui explore l’histoire du jazz au travers du destin d’un musicien atypique mais bien réel, ainsi qu’un pamphlet politique, «Lettre ouverte aux femmes et hommes politiques». Rappel (à l’ordre) élémentaire avant action. Texte en dents de scie et à couteaux tirés, à propos de la responsabilité des élus dans la crise financière qui secoue l’Europe et le monde. Sa dernière publication s’intitule «La sacoche de l’architecte», fruit d’une collaboration avec l’architecte et dessinateur Gérard Dutry. Il écrit des chroniques musicales sur Blog à part. (http://www.lestambours.blogspot.com)

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By Tony Bryant
By Tony Bryant
  1. «Strange Fruit» — littéralement «fruit étrange» — est une chanson, interprété pour la première fois par Billie Holiday en 1939. Poème écrit et publié en 1937 par Abel Meeropol, «Strange Fruit» est un réquisitoire contre le racisme et plus particulièrement contre les lynchages que subissent les Afro-Américains. Le «Strange Fruit» évoqué dans le morceau est le corps d’un Noir pendu à un arbre. Lire à ce sujet : L’étrange histoire d’une chanson qui a changé le monde.