Christian Maillot, l’enfant marron qui cherchait des allumettes

A sept ans, il se sauve pour échapper à la misère. Ventre vide, il dort dans les herbes, se cache, mendie. « Une enfance marron », disait-il en évoquant ses souvenirs. Ce n’est qu’à 18 ans qu’il mange à sa faim. Voici l’histoire de Christian Maillot, l’enfant errant qui rêvait d’apprendre à lire et à écrire et dont le principal souci était de trouver des allumettes.

Vue de la 'Mare à Poule d'Eau', Salazie.
Vue de la ‘Mare à Poule d’Eau’, Salazie.

Le corps au bord de la nausée


Gratter la terre des autres. Faire le ménage des autres. Regarder les autres manger. S’endormir ventre vide et froid. Vivre comme des animaux. Et à sept ans, s’enfuir. Fuir ou mourir à sept ans.

Né le 21 décembre 1937 dans une famille de planteurs à la « Mare à Poule d’Eau », du côté de Salazie, Christian n’a qu’un an quand décède sa mère. Il fait ses premiers pas et avec ses trois frères aînés, il apprend à vivre l’absence de cette mère perdue et celle d’un père accaparé par son métier de planteur/bazardier. Et lorsque le père se remarie, la vie des quatre marmailles chavire, la nouvelle femme n’acceptant pas ces enfants nés du premier lit. « Dès que l’on a eu des “bras”, c’est-à-dire vers cinq/six ans, on nous a envoyés travailler dans les habitations voisines. On servait à tout. On vivait comme des animaux ».

Loin des bancs de l’école, le petit Christian et ses trois frères sont livrés aux corvées : balayer, encaustiquer, gratter la terre, brosser le cul noir des marmites, récurer le parc à cochons, frotter le linge, charrier les lourds bacs d’eau…

Lorsqu’ils rentrent à la nuit tombée, le corps au bord de la nausée, ils sont privés de nourriture et assistent aux repas servis par la marâtre à leur demi-sœur et à leurs deux demi-frères. Puis ils se ruent en silence sur les restes — quand il y en a — qu’ils se partagent, accroupis en cercle près de la porte, mangeant avec les doigts.

Oeuvre de Käthe Kollwitz.

Tromper la faim en grappillant dans la forêt


Ils trompent la faim en grappillant quelques baies sauvages dans la forêt. Ils survivent grâce à une discrète âme charitable du voisinage qui leur dépose, de temps à autre, dans une gamelle dissimulée sous une feuille de tôle derrière le cabanon, un peu de sosso maïs ou un morceau de manioc bouilli qu’ils avalent à la sauvette.

« Je n’ai jamais su qui nous déposait ainsi à manger an misouk. Mon grand frère disait que c’était maman qui, du ciel, veillait sur nous. Mais moi, je voulais croire que c’était mon père ». Les voilà le ventre calé pour quelques heures jusqu’à ce que la faim se pointe à nouveau. Trouver à manger est leur unique préoccupation.

Un jour, le frère aîné1 décide de s’enfuir. De tenter sa chance loin de la maison de l’enfer. Instinct de survie. La nuit, il dort dans les cimetières ; le jour, il part en quête de nourriture…

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Il « vole chemin »… Instinct de survie


Christian n’a pas encore sept ans. Avec ses deux frères, il apprend à vivre l’absence du grand frère dont la disparition fait désormais peser sur eux encore plus de corvées. Dès lors, Christian n’a plus qu’une idée : fuir lui aussi ! Prendre le même chemin que son grand frère. Se sauver. Et un an plus tard, il « vole chemin ». Instinct de survie. Il ne possède alors que les pauvres habits qu’il porte ce jour-là. Il n’a pas encore huit ans.

Il erre plusieurs jours, ne sachant où aller, se cachant dans les hautes herbes et dans les arbres, s’endormant transi dans les champs ou blotti à l’intérieur d’une étroite grotte humide. A l’heure des âmes errantes, le petit Christian ferme les yeux et serre les dents espérant le sommeil jusqu’à ce que la fatigue, la faim, le froid et la peur l’engourdissent et qu’il bascule dans un coma agité. Les nuits sont longues, glacées, peuplées d’ombres effrayantes, percées de cris lugubres, entrecoupées de bruissements étranges.

La faim, le froid et la peur le poussent finalement à descendre vers la côte. Il n’a qu’une idée en tête : trouver à manger ! Affamé, il se présente enfin chez une tante qui habite une case en tôle en bordmèr et l’accueille quelques jours mais celle-ci veut bientôt l’obliger à retourner chez son père. Alors, Christian s’enfuit une seconde fois. Direction Rivière-du-Mât.

A gauche, Christian Maillot, 62 ans, 1999. Un rescapé de l’enfance. A droite, « Jesusito sera un santo », œuvre de David Alfaro Siqueiros.

Une bouchée de maïs et de la graisse de porc


« Je vivais comme un marron. Je me cachais la journée et je me déplaçais la nuit en quête de nourriture. J’avais la frousse de tomber sur laloi2 et de finir à la geôle. J’avais surtout la frousse de croiser une mauvaise âme dans le fénoir3 mais la faim était plus forte que la peur. Alors la faim m’a poussé à mendier. Des petits boulots contre quelques bouchées : gratter la terre, passer le balai, transporter de l’eau. Certains jours, je mangeais des patates douces grillées, du manioc… Un de mes problèmes d’enfant était de trouver des allumettes pour cuire mon maigre repas. C’était ma vie de gosse de huit ans ».

Un vieux planteur le prend en pitié : Christian s’occupe des animaux sur l’habitation — cabris, bœufs, cochons — et dort dans un petit cabanon rapiécé en fond de cour qui le met à l’abri des âmes malveillantes de la nuit. Il mange un peu plus régulièrement mais doit se réveiller dès quatre heures du matin pour charroyer l’eau nécessaire aux bêtes « jusqu’à cent litres ». Il se lève encore plus tôt quand il travaille par la suite dans les champs de cannes à Saint-André.

« Dès deux heures du matin, je me mettais en route et je marchais dans la nuit jusqu’aux champs. Je pressais le pas de peur de croiser une âme malfaisante sur le chemin. Pour gagner à peine quelques centimes, il fallait fournir cent golettes de cannes. Je n’avais même pas dix ans et c’était impossible pour moi d’en fournir autant. En guise de nourriture, je recevais parfois une bouchée de maïs avec du safran, enrobée dans de la graisse de porc ».

La rue du Grand-Chemin (actuelle rue Maréchal-Leclerc), 1960.
La rue du Grand-Chemin (actuelle rue Maréchal-Leclerc), 1960.

«Une fois de plus, je suis parti»…


Christian veut en finir avec la misère et son cortège de faim, de froid, de corvées, de mendicité. Il travaille jusqu’à en tomber malade. Les privations, il connaît ; alors il se prive encore et encore et parvient à cacher quelques pièces sous un gros galet. Son rêve : prendre le train et rejoindre la grande ville de Saint-Denis pour y tenter sa chance. D’autant qu’à Saint-Denis, il a un oncle qui est pompier. 

Un jour, il débarque donc à la gare de Saint-Denis et se met à la recherche de son oncle. « J’ai fini par le trouver ; il était capitaine et logeait avec sa famille dans le poste de pompiers. Il a accepté de m’héberger à condition que je sois son domestique. ».

Mais Christian ne veux plus être domestique. Alors, une fois encore, il part. Le voilà qui erre dans les rues de Saint-Denis, à la recherche d’un emploi, d’un toit. Il déambule dans le quartier populaire du petit marché et pousse sa quête jusqu’aux hauteurs de la ville. Les quelques sous économisés à coups de privations sont vite épuisés. Et la faim se pointe à nouveau.

Christian Mallot, 62 ans en 1999.

Des journées de forçat comme bonne à tout faire


Christian ne se décourage pas et sa ténacité finit par payer : « J’ai été embauché dans un garage près du jardin de l’Etat. Je voulais devenir mécanicien mais ce que je voulais par dessus tout, c’était manger ! » Pour 1000 francs CFA, le patron lui propose de travailler le matin au service de sa femme et l’après-midi à l’atelier. Mais la réalité sera autre…

« Je n’ai jamais mis les pieds dans l’atelier. Je passais mes journées de forçat comme bonne à tout faire de la patronne : préparer les repas, nettoyer la maison, balayer la cour, torcher les marmailles, etc. Une fois de plus, la possibilité d’évoluer et de m’en sortir semblait s’éloigner. Quant à mon salaire, je n’en voyais pas souvent la couleur : il était la plupart du temps versé en nature. Par exemple, une chemise dont le patron ne voulait plus et c’était la rétribution d’un mois de travail… Mais, pour la première fois de ma vie, je mangeais à ma faim. J’avais dix-huit ans : il était temps ! »

Christian n’est plus hanté par la faim mais pour autant, pas question de continuer comme bonne à tout faire pour la femme du patron. Il veut avancer, apprendre à lire et à écrire, apprendre un métier. Nouveau départ et retour à l’errance de la rue. Des petits boulot à droite à gauche lui permettent tout juste de calmer sa faim. Il dort à droite à gauche… jusqu’à ce qu’il soit enfin embauché comme aide-forgeron dans un garage de la rue Jules-Auber, pour 750 francs CFA par mois et hébergé sur place dans une sorte de hangar inachevé.

Témoignages, mai 1968.
Témoignages, mai 1968.

Quatre galets et deux barres de fer en guise de cuisine


« J’ai installé quatre galets et deux barres de fer en guise de cuisine. J’étais enfin à l’abri de la pluie et j’avais même une ampoule électrique — pratique pour éloigner les âmes errantes ! En fait, je devenais le gardien de ce bâtiment ouvert à tout vent ». Enfin un toit, même si les murs font défaut. Enfin un emploi, même s’il faut parfois travailler jusqu’à deux heures du matin. Enfin un salaire, même s’il est très modeste. Le cortège des âmes errantes semble enfin s’éloigner… Il n’en faut pas plus à Christian pour s’exalter et relever de nouveaux défis. D’abord, apprendre à lire et à écrire !

« Pour moi, ne pas savoir lire, c’est être aveugle ». Il suit les cours d’alphabétisation délivrés le soir dans le local de la « Jeunesse ouvrière catholique », et n’en manque aucun. En plus des cours du soir, il se met à déchiffrer tout ce qui lui tombe sous les yeux. Et la nuit, il recopie des livres entiers, histoire de s’exercer. Il va au cinéma gratuitement en échange du lavage régulier de la voiture d’un client. Et pour manger un peu mieux, il rend quelques services ménagers à l’ex-femme du patron en échange d’un bon repas.

A un coin de rue de son lieu de travail, habitait un personnage qui marquera la vie de Christian : Raymond Vergès. « Je le croisais tous les jours et c’est par hasard que j’ai assisté à une première réunion publique. Malgré les vilains souvenirs de l’enfance, je me rappelais de mon père disant que “si nous n’avions pas été soignés par le Dr Raymond Vergès, nous serions tous morts. Il ne nous faisait pas payer” ».

Christian Maillot (70 ans), Sabine Le Toullec et Paule Wolff. 20 décembre 2007.
Christian Maillot (70 ans), Sabine Le Toullec et Paule Wolff. 20 décembre 2007.

La naissance d’une conscience politique


Au fil du temps, Christian devient un auditeur assidu des meetings de Raymond Vergès qui font naître chez lui une conscience politique. « Ces gens-là parlaient de moi, de ma misère et j’ai alors compris beaucoup de choses sur ma propre vie » !

Maintenant qu’il sait lire, Christian s’abonne au journal du Dr Vergès, « Témoignages », « avec mes quarante sous » précise-t-il. Chaque matin, il attend le passage du facteur au garage pour récupérer son « Témoignages »… « Lorsque je le recevais, on me moucatait, mais au moins, je l’avais et j’étais capable de le lire de la première à la dernière ligne. Un peu de retard et le patron le jetait » !

Grâce à l’ex-femme du patron, Christian obtient un jour un rendez-vous au port de la Pointe-des-Galets pour un boulot. « Un matin, on m’avertit que je dois me présenter à l’inscription maritime dès le lendemain. Pour ne pas perdre mon travail, j’ai dit à mon patron que j’étais convoqué à la caserne. Quelques semaines plus tard, nouvelle convocation et nouvelle fausse visite à la caserne. J’avais toujours rêvé de naviguer ».

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La période du pain noir enfin terminée


Christian a 22 ans et, pour la première fois, la chance lui sourit enfin : le 22 novembre 1959, il est embauché à la station de pilotage du port de la Pointe-des-Galets comme matelot sur la vedette « Tamaris », pour 10.000 francs CFA. « J’ai compris ce jour-là que la période du pain noir était peut-être derrière moi. J’ai trouvé un logement au Port et je me suis marié. J’ai eu trois enfants. J’ai terminé ma carrière en 1993, comme patron de la vedette « La Créole ». Je ne sais pas si j’ai réussi ma vie mais je sais d’où je suis parti ».

En 1977, il est appelé par Paul Vergès pour rejoindre la liste aux élections municipales. « J’ai hésité car comment être conseiller municipal alors que l’on n’est pas allé à l’école ? Mais comment refuser lorsque l’on est témoin de son temps et que l’on est prêt à assumer des responsabilités et volontaire pour aider les autres ? J’ai donc accepté. C’est quand même un beau parcours pour quelqu’un qui s’est souvent demandé comment il avait réussi à survivre jusqu’à l’âge de 20 ans » !

Aucune amertume dans la voix de Christian. Il se contentait de témoigner, conscient que son histoire était hors du commun, même pour ceux qui, comme lui, avaient vécu dans la misère. Car pour lui et ses frères, à la misère, étaient venus se greffer les sévices infligés par la tyrannie des adultes. Il était toujours souriant, discret, généreux. Dévoué à son engagement politique. Animé jusqu’au bout par le besoin impérieux de tendre la main, non plus pour mendier comme du temps de la faim, mais pour aider les plus déshérités. Il est mort le 22 octobre 2018, à presque 81 ans.

7 Lames la Mer


Réalités émergentes Réunion, Océan Indien, Monde.
Presse, Edition, Création, Revue-Mouvement.

  1. Le frêre aîné de Christian s’appelait Hilaire Maillot [1936/2017]. Il sera maire de Salazie, conseiller général et régional, président de la Chambre de Métiers et de l’Artisanat de La Réunion, etc.
  2. La police.
  3. Obscurité.